Fourmi Transgressant la Loi de la Biologie Reproductrice

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Fourmi Transgressant la Loi de la Biologie Reproductrice
Fourmi Transgressant la Loi de la Biologie Reproductrice

Africa-Press – Côte d’Ivoire. L’équation est normalement simple: un être vivant d’une espèce donne naissance à une progéniture de la même espèce. Le génome et la morphologie des deux individus présentent des différences, certes, mais pas fondamentales: dans le fond, il s’agit des membres d’un même groupe. Pourtant, une étude française vient de faire voler en éclat ce qui se présentait comme un fait immuable.

Ainsi, à première vue, on peut penser que Messor ibericus est une espèce de fourmi dont le cycle de vie ne présente aucune particularité. La reine donne naissance aux autres individus de la colonie, mâles pour les œufs non fécondés et femelles pour ceux fécondés. Mais la réalité se révèle bien plus complexe. Cette fourmi transgresse une loi fondamentale de la biologie: elle donne naissance à des mâles de deux espèces différentes ! C’est l’incroyable conclusion d’une étude parue le 3 septembre 2025 dans la prestigieuse revue Nature.

Deux espèces qui ont divergé il y a des millions d’années

« Nous nous doutions que quelque chose était très étrange avec cette espèce, mais pour être honnête, nous étions loin d’imaginer à quel point, raconte auprès de Sciences et Avenir le Dr Jonathan Romiguier, auteur principal de l’étude, travaillant à l’Université de Montpellier. J’étudie les fourmis moissonneuses du genre Messor depuis plusieurs années déjà, donc je savais qu’elles devaient fréquemment s’hybrider entre lignées ou espèces pour produire leurs ouvrières. Et d’après quelques données très préliminaires, il semblait que Messor ibericus s’hybridait systématiquement avec une autre espèce nommée Messor structor dans tout le pourtour méditerranéen de l’Europe. Mais cela n’avait aucun sens puisque Messor structor n’est pas une espèce méditerranéenne. C’est pour essayer de comprendre ce paradoxe que j’ai décidé d’étudier plus précisément ce cas ».

Pour mieux comprendre comment les reines M. ibericus trouvent des mâles M. structor, l’équipe de recherche a mené une étude de terrain, des analyses génomiques et des expériences en laboratoire. Et les résultats obtenus sont renversants: les reines de l’espèce Messor ibericus donnent elles-mêmes naissance à des clones mâles de l’espèce Messor structor. Les deux espèces sont pourtant loin d’être proches: elles ont divergé depuis plus de 5 millions d’années !

Des mâles toujours disponibles

Alors que la reine donne normalement tout son matériel génétique à sa progéniture mâle – ces œufs étant non fécondés et ayant donc qu’un seul apport de matériel génétique – dans ce cas, la reine Messor ibericus se garde de donner son propre génome nucléaire. A la place, elle se sert du sperme d’un mâle Messor structor préalablement stocké pour ensuite donner naissance aux clones.

Plus précisément, le matériel génétique mâle « vient de la spermathèque, un organe spécialisé que possèdent toutes les reines fourmis et qui stocke le sperme des mâles avec lesquels elles se sont accouplées », explique le chercheur. Dans ce cas, « un spermatozoïde de M. structor féconde un ovule de la reine, et via un mécanisme encore inconnu, le matériel génétique de la reine – son génome nucléaire plus précisément – est éliminé, soit avant soit après fécondation. Donc il ne reste plus que le matériel génétique de M. structor », poursuit-il. Le résultat est donc une fourmi mâle, copie parfaite du père.

Ainsi la boucle est lancée et la reine n’a plus besoin d’un mâle « sauvage » issu d’une autre colonie. « Car une fois nés, ces clones M. structor peuvent se reproduire avec les futures reines M. ibericus, ce qui assure une source de sperme et un maintien de la lignée clonale de générations en générations », remarque le Dr Jonathan Romiguier.

Une véritable domestication sexuelle

Si à première vue, un tel processus peut paraître inutilement compliqué, il est en réalité nécessaire au cycle de vie de ces fourmis. En effet, la reine Messor ibericus a besoin des mâles Messor structor pour féconder les œufs qui donneront les ouvrières, qui seront donc toutes des hybrides. Les mâles M. ibericus – reconnaissables car ils sont poilus quand les mâles de l’autre espèce sont glabres – n’en sont tout simplement pas capables: leurs gamètes ne produisent que des reines.

« Nous n’avons jamais trouvé des ouvrières issues d’une reproduction entre femelles et mâles M. ibericus, toutes les ouvrières sont systématiquement hybrides, insiste le Dr Jonathan Romiguier. Je n’exclus pas que cela puisse arriver dans de rares cas, mais jusque-là, les mâles Messor ibericus semblent ne pouvoir donner que de nouvelles reines ».

Ces dernières vont donc donner naissance aux mâles des deux espèces, seul moyen de pérenniser la colonie. Concernant les mâles de l’espèce M. ibericus, les chercheurs y voient là une sorte de domestication pour exploiter leurs gamètes, une domestication sexuelle. Ces mâles peuvent-ils échapper à leur condition et se rapprocher de leur espèce? Il semblerait que non, les chercheurs n’ayant pas trouvé de preuves de croisement entre ces clones et des femelles M. structor.

Un mystère évolutif

Comment expliquer que la sélection naturelle ait favorisé un tel mode de reproduction? Les chercheurs n’ont, pour l’instant, pas la réponse mais il existe des hypothèses. « Une des premières étapes de l’évolution d’un tel système serait que les reines M. ibericus aient perdu la capacité de produire des ouvrières autrement qu’en s’hybridant avec une autre espèce, pense le chercheur français. Les raisons d’une telle perte sont mystérieuses, mais nous soupçonnons qu’il s’agit d’un conflit évolutif entre reines et larves où un élément génétique dit ‘égoïste’ biaise le développement larvaire en reine pour s’assurer d’être transmis à la prochaine génération, les reines se reproduisant alors que les ouvrières sont largement stériles ».

La reine se retrouve alors piégée car il lui faut des fourmis ouvrières, nécessaires au bon fonctionnement de la colonie. C’est ainsi qu’elle doit s’hybrider avec une autre espèce pour les produire et qu’elle devient de facto dépendante d’elle: on parle de parasitisme spermatique. « Ce mode de reproduction présente un inconvénient majeur: comme des chasseurs dépendants de leur gibier pour survivre, les reines doivent traquer les mâles d’une autre espèce pour exploiter leur sperme, illustre le chercheur. Mais, à l’image de l’humanité domestiquant le bétail, elles ont fini par maîtriser la reproduction de ces mâles qu’elles exploitaient autrefois dans la nature ». La solution, ces fourmis l’ont trouvée dans la maîtrise du clonage: les mâles fournisseurs d’ouvrières sont maintenant toujours à proximité, dans le nid, et domestiqués.

L’histoire évolutive de M. ibericus est une véritable réussite. « Grâce à cette lignée de clones domestiqués, plus besoin de vivre dans la même zone géographique qu’une autre espèce, précise le Dr Romiguier. C’est la raison pour laquelle les colonies de Messor ibericus peuvent produire seules des millions d’ouvrières hybrides qui ont envahi tout le pourtour méditerranéen ».

En outre, il est possible que les ouvrières hydrides soient aussi plus vigoureuses que des fourmis qui ne descendraient que d’une seule espèce. « C’est un peu comme ce que l’on observe quand on croise un âne et un cheval pour donner des mules, généralement peu fertiles comme des ouvrières, mais robustes », illustre le chercheur. Mais il s’agit là encore d’une hypothèse: ces fourmis peuvent tout aussi bien être moins performantes… Seules de prochaines études pourraient trancher.

Un nouveau mode de reproduction

Pour définir ce mode de reproduction plus qu’étonnant, les auteurs de cette étude ont inventé un nouveau mot: xénopare. « Il définit plus précisément un système de reproduction où donner naissance à une autre espèce est une composante essentielle du cycle de vie des femelles », précise le chercheur. Pour l’instant, M. ibericus est la première et la seule espèce xénopare connue.

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