Jadis « nuisibles », aujourd’hui ESOD : qui sont ces animaux chassés sans limite ?

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Jadis "nuisibles", aujourd’hui ESOD : qui sont ces animaux chassés sans limite ?

Africa-Press – Côte d’Ivoire. ESOD est un terme « administratif » qui a remplacé, depuis la loi de « reconquête de la biodiversité » en 2016, une expression plus infamante: « espèces d’animaux malfaisants ou nuisibles ». Ainsi, ESOD désigne une espèce représentant une nuisance sur notre alimentation, nos cultures ou d’autres espèces qui nous seraient utiles, bétail et gibier compris, et nécessite dès lors d’être détruite. L’Etat détermine tous les trois ans la liste de ces espèces pouvant être chassées, piégées ou déterrées tout au long de l’année et de manière illimitée, au contraire des quelques 90 espèces chassables uniquement pendant la saison de chasse, soumises, elles, à un quota. Charles Stepanoff, dans son enquête ethnologique sur les chasseurs qualifie la chasse de ces ESOD d’une « forme de vénerie, la plus nombreuse mais certainement la moins connue » et donne pour illustrer son propos l’exemple d’un département, l’Eure-et-Loir, où l’on compte (en 2021) trois équipages de chasse à courre mais aussi 27 équipages de vènerie sous terre agréés pour déterrer 800 renards par an !

Que sont les ESOD?

Les ESOD, l’acronyme pour « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts » regroupent des mammifères et des oiseaux à qui l’on impute des dommages listés par le Code de l’environnement (Articles R427-1 à R427-28): la santé des populations, la sécurité publique, la protection de la flore et de la faune sauvages, la prévention de « dommages importants aux activités agricoles, forestières et aquacoles » et enfin celle de « dommages à d’autres formes de propriété ». C’est un statut juridique propre à la France.

Les ESOD regroupent trois catégories d’animaux, comme on le verra un peu plus bas. La liste actuelle a été arrêtée en 2023 et restera valable jusqu’en 2026. Elle est donc mouvante ; le blaireau et le putois en ont été retirés en 2019 et en 2021 respectivement. A noter également que la plupart de ces espèces figurent aussi dans la liste des 89 espèces chassables uniquement pendant la saison de la chasse.

On ne s’improvise pas piégeurs d’ESOD. Pour les propriétaires d’un terrain, les piégeurs, les gardes particuliers et les fédérations de chasse, déployer pièges, nasses et collets, passe par l’agrément de la préfecture et l’obligation d’une formation (délivrée par les fédérations de chasse). Dans de rares cas et dans certains départements, les lieutenants de louveterie, une vieille institution française chargée de réguler la faune sauvage, sont sollicités pour assurer le piégeage de ces ESOD.

Qui sont ces animaux « susceptibles d’occasionner des dégâts » ?
Catégorie 1: des espèces invasives, « non indigènes » dit l’arrêté ministériel du 2 septembre 2016. La LPO reconnaît sur son site que chasser ces espèces venues d’ailleurs « peut toutefois apparaître justifiable », leur introduction accidentelle dans des écosystèmes naturels locaux ayant entraîné la dégradation de ceux-ci. On compte cinq mammifères et un oiseau: le chien viverin, le raton-laveur, le vison d’Amérique, le ragondin, le rat musqué et l’oie bernache du Canada. Ces espèces ont toutes été introduites sur le continent européen pour l’exploitation de leur fourrure, ou bien, dans le cas de l’oie bernache, en vue de la chasse ou pour des raisons ornementales. Elles sont éradiquées car destructrices des habitats aquatiques, des cultures, ou bien porteuses, selon l’espèce, de leptospirose, de la grande douve du foie, de l’échinococcose ou de nématodes transmissibles à d’autres espèces.

Catégorie 2: contrairement aux invasifs de la catégorie précédente, ici il s’agit d’espèces indigènes. La liste des espèces chassables est redéfinie tous les trois ans et à l’échelle départementale. Le sort de ces quatre mammifères et cinq oiseaux est donc différent d’un lieu à l’autre et occasionne un débat triennal et récurrent entre chasseurs et associations environnementales pour classer ou déclasser ces espèces de la liste des ESOD. En février 2025, huit fédérations de chasse départementales ont contesté l’absence d’autorisation de chasser certains de ces ESOD indigènes dans leur propre département. Ils ont été déboutés. De son côté, la LPO a tenté par les mêmes voies juridiques d’épargner les renards, belettes et geais des chênes. Une décision est attendue dans le courant de l’année 2025. On trouve dans cette catégorie 2 la belette (Mustela nivalis), la fouine (Martes foina), la martre (Martes martes), le renard (Vulpes vulpes), le corbeau freux (Corvus frugilegus), la corneille noire (Corvus corone corone), la pie bavarde (Pica pica), le geai des chênes (Garrulus glandarius) et l’étourneau sansonnet (Sturnus vulgaris).

Catégorie 3: cette dernière catégorie ne comprend que trois espèces, elle est redéfinie annuellement. D’un département à l’autre, et selon les années, le sanglier (Sus scrofa), le lapin de garenne (Oryctolagus palumbus) et le pigeon ramier (Columba palumbus) deviennent des ESOD ou non. La LPO ne manque pas de souligner qu’ils appartiennent également à la catégorie «du gibier comestible», et leur destruction, «s’apparente plutôt à la pratique de la chasse loisir». Ils seront donc chassables tout au long de l’année, ou bien pendant la saison de chasse. Une double peine pour ces animaux. Certains observateurs se posent également des questions sur la cohérence entre la désignation d’un lapin de garenne qui reste perçu comme une nuisance agricole alors qu’il est classé comme menacé sur les listes de l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN). Le sanglier, du fait de sa population en augmentation, empiète sur certaines activités humaines. La plus « percutante » étant son empiètement sur le réseau de transport ferroviaire où le suidé provoque retards et accidents.

Qui désigne les ESOD à « prélever » ?

Une commission départementale de la chasse et de la faune sauvage (CDCFS) donne son avis pour l’inscription des espèces sur la liste des ESOD. Elle réunit le préfet, les piégeurs, les chasseurs, les intérêts agricoles, les « associations agréées actives dans le domaine de la conservation de la faune et de la protection de la nature » ainsi que deux personnalités qualifiées en matière scientifique et technique dans le domaine de la chasse ou de la faune sauvage.

Y-a-t-il moins de dégâts quand les ESOD sont abattus ?

La Fondation de la recherche sur la Biodiversité coordonne en septembre 2023 une étude sur les effets des abattages d’ESOD. Il s’agissait de dresser un bilan scientifique de ces prélèvements. Les publications scientifiques françaises et internationales sur ce sujet sont rares. Plusieurs espèces d’ESOD n’ont jamais fait l’objet d’aucune étude: c’est le cas de la martre, de l’étourneau et du putois. En matière de santé publique, plusieurs études – britanniques – se penchent sur le rôle de réservoir du blaireau dans la dissémination de la tuberculose bovine. Une seule publication étudie la prévalence de l’échinococcose alvéolaire chez le renard roux, qui peut être transmise à l’homme, un hôte accidentel de ces vers parasites. Quant à la prédation sur la faune sauvage par des ESOD, 70 % des études montrent que leur abattage ne réduit pas la pression qu’ils exercent sur cette faune: les éliminer « n’est pas une solution efficace » concluent les auteurs de l’étude.

Et qu’en est-il des dégâts sur les cultures et les élevages agricoles, sur les propriétés privées ? Le constat des chercheurs a de quoi interroger: il y a selon eux, « une grande lacune de connaissance sur l’effet des prélèvements sur [ceux-ci] alors même que des dégâts sont régulièrement déclarés pour pouvoir justifier les classements des espèces sur la liste des ESOD.»

Pour l’écologie, toutes les espèces sont utiles

La notion d’espèce nuisible pose problème en biologie: toutes les espèces ont leur « utilité » dans un écosystème. Pour les auteurs d’une synthèse publiée en janvier 2024 par la Fondation de la recherche sur la Biodiversité déjà citée ci-dessus, ce classement en ESOD est « réducteur et anthropocentré ». Dans le cas de dégradation dans une propriété privée, ces situations de conflit entre animaux et humains sont très localisées dans l’espace et le temps, et le fait de quelques individus seulement, un renard par exemple. De ce fait, pourquoi viser toute une espèce ?

Ce classement ne tient pas compte du rôle bénéfique de chacune de ces espèces dans leur écosystème et des services écosystémiques rendus à nous, humains. La France est le 6ème pays hébergeant le plus grand nombre d’espèces menacées selon l’Office français de la biodiversité. Dans un monde marqué par le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité, leur présence dans nos environnements immédiats rend ceux-ci plus résilients aux sécheresses, incendies et crues qui se multiplient.

Les ESOD rendent des services aux écosystèmes et aux humains

Les oiseaux granivores et frugivores que sont la corneille noire ou la pie bavarde jouent un rôle de dispersion des graines et des fruits. Ils contribuent ainsi à façonner différents écosystèmes. Le geai des chênes, un autre corvidé, porte bien son nom: en cachant des glands en tous lieux il peut être qualifié d’auxiliaire des forestiers à l’heure du changement climatique !

De petits prédateurs comme la belette, la fouine et la martre sont accusés de nuire au gibier mais s’avèrent être de précieux auxiliaires agricoles car, tout comme le renard, ils s’attaquent aux rongeurs friands de cultures agricoles. L’ancien goupil est de plus en plus reconnu – au-delà des cercles scientifiques – pour son rôle dans la limitation de la dissémination de la tique de Lyme, en se nourrissant de ces mêmes rongeurs, porteurs de l’acarien.

Certains sont des espèces « ingénieures »: le creusement de terriers par le renard et le blaireau, outre le fait d’offrir des habitats à d’autres espèces, a un impact sur la structure chimique des sols forestier.

La notion d’ESOD ne prend pas en compte les principes de fonctionnement d’un écosystème

Autre point critiqué, l’idée commune que la destruction de ces espèces va permettre la réduction de leur population. Au contraire. L’élimination d’un individu ou de plusieurs est un appel d’air et permet l’arrivée de nouveaux individus, de nouvelles espèces, sur un territoire donné avec des conséquences inattendues. Imaginez l’effet d’aubaine pour les petits rongeurs si leurs prédateurs, les mustélidés et les renards, disparaissent. L’éradication de quelques individus réduit la compétition pour les ressources alimentaires qui régule naturellement la population de cette espèce. Cette brusque abondance d’aliments renforce ainsi l’espérance de vie de ceux qui restent.

« Un animal ne naît pas nuisible, il le devient »

« « Nuisible » n’est pas seulement un qualificatif que l’homme choisit d’appliquer à telle ou telle espèce mais bien un concept opérationnel qui lui donne une certaine légitimité pour la gérer, et souvent la détruire », rappelle l’historien Rémi Luglia, chercheur à l’Université de Caen-Normandie, dans l’ouvrage collectif Sales bêtes, mauvaises herbes ! Nuisible, une notion en débat. En les qualifiant de nuisibles, puis aujourd’hui d’espèces occasionnant des dégâts, nous restons attachés à un point de vue utilitariste. Pour illustrer ce glissement historique du « nuisible » vers l’« utile », l’historien examine le cas emblématique du castor. Son statut de nuisible et d’espèce au bord de l’extinction bascule à la fin du 19e siècle. En 1909, des arrêtés préfectoraux interdisent sa capture et sa destruction dans le sud de la France. L’animal devient une « richesse zoologique nationale » qui recolonise peu à peu le pays.

Que deviendra la réputation du voleur de poules qu’est aujourd’hui aux yeux de beaucoup le renard roux ? Il était vecteur de la rage, a été éradiqué par millions dans les campagnes dans les années 1970 et 1990 puis a été vacciné à l’aide d’appâts. Aujourd’hui, il est présenté de plus en plus comme auxiliaire de cultures et régulateur de la maladie de Lyme. « Un animal ne naît pas nuisible, il le devient », explique l’historien Rémi Luglia. Il est peut-être temps de regarder les ESOD autrement.

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