Africa-Press – Côte d’Ivoire. La guerre est un mal qui déshonore le genre humain, a écrit Fénelon dans son Dialogue des morts. Mais ce « mal », pour reprendre le terme choisi par le théologien et pédagogue français, a-t-il toujours touché l’espèce humaine? Autrement dit, la guerre est-elle une propension profondément ancrée en nous ou une invention culturelle qui n’émerge qu’à un certain moment de notre histoire, et plus précisément au néolithique, lorsque naît, il y a environ 10.000 ans, l’agriculture et ainsi l’exploitation de l’humain par l’humain?
Vastes questions aux accents philosophiques, qui voit aujourd’hui s’affronter deux grands courants de pensée parmi les anthropologues ou théoriciens de ce phénomène. D’un côté, les « faucons », qui soutiennent que les conflits sont profondément enracinés dans la nature humaine ou dans notre évolution ; de l’autre, les « colombes », qui estiment que la guerre est apparue plus tard, avec les inégalités.
D’ailleurs, peut-on dire de tout conflit qu’il est une guerre? Pour Christophe Darmangeat, anthropologue social à l’université Paris-Cité, la réponse est non. Dans son récent ouvrage, Casus belli (La Découverte), il a notamment démontré que certains affrontements « primitifs » comme le feud (aussi appelé vendetta, c’est-à-dire un conflit dont l’objectif est l’équilibre des comptes d’homicides), le duel collectif ou encore la chasse aux têtes ne correspondaient pas forcément à ce qu’on appelle « guerre » dans les sociétés étatiques. « Je dirais qu’une guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté, résume en préambule Christophe Darmangeat. Toute guerre est un affrontement sanglant entre groupes, mais tout affrontement sanglant entre groupes n’est pas une guerre. La guerre, elle, vise la domination, voire l’anéantissement de l’adversaire afin d’établir une suprématie claire. » Voilà qui resserre déjà un peu le débat.
Naturellement, les divers chercheurs ayant planché sur la question des origines de la guerre ont d’abord regardé du côté de l’archéologie. « Mais malheureusement, elle ne nous a pas légué grand-chose, du moins concernant la préhistoire « , regrette Christophe Darmangeat. Le site de Djebel Sahaba, dans l’actuel Soudan, est certes régulièrement cité dans l’appui de la thèse de la « chronologie longue », mais il comporte encore trop d’inconnues. Dans ce qui constituait un cimetière vieux de 13.000 ans où reposaient une soixantaine d’individus (adultes et enfants), une quarantaine présentaient des lésions osseuses telles que des fractures ou des impacts de projectiles. Pour sûr, des épisodes récurrents de violence collective avaient déjà lieu au sein de cette population de chasseurs-cueilleurs. De là à fournir la preuve de l’origine paléolithique de la guerre? « Hélas non, car il pourrait tout aussi bien s’agir de vengeance ou de raids dont le but premier n’est pas l’établissement d’une suprématie « , explique Christophe Darmangeat.
Autre exemple ambigu, dans l’actuel Kenya, sur les bords du lac Turkana, où ont été retrouvés les restes, datés d’environ 10.000 ans avant notre ère, d’individus appartenant eux aussi à une population de chasseurs-cueilleurs. Sur les 27 corps identifiés, dix témoignent de marques de mort violente, principalement à la tête et au thorax. La position d’une femme enceinte, comme celle de trois autres adultes, laissait même entendre qu’elle était ligotée au moment de sa mort.
Des hostilités collectives au paléolithique
Pourtant, si ces résultats ont été largement interprétés par la communauté scientifique comme ceux d’une scène de massacre, ils comportent une fragilité de taille: rien n’indique que ces exécutions ont eu lieu à un seul et même moment. L’un des exemples archéologiques les plus intéressants est sans doute celui que nous a livré la grotte du Placard, en Charente. Et pour cause: les 161 fragments d’os prélevés sur le site datent de 18.500 à 22.500 ans, soit du cœur du paléolithique supérieur. Tous présentaient des traces de boucherie correspondant à des pratiques anthropophages, laissant entendre sans équivoque qu’un épisode soudain a fauché le groupe entier.
Les anthropologues Bruno Boulestin et Dominique Henry-Gambier, qui ont étudié les restes, assurent que la seule hypothèse possible est celle de l’exocannibalisme: « Celui qui est dévoré est un ennemi et le geste, qui atteste de sa défaite la plus totale, a pour but de l’anéantir, formule Christophe Darmangeat. De fait, les cadavres ‘dans le Placard’ constituent une pièce de choix dans le dossier des hostilités collectives paléolithiques. »
Cette compilation de traces concrètes porte en tout cas à croire que les premiers humains n’étaient pas, comme le voudrait la frange la plus extrême des « colombes », de doux agneaux vivant pacifiquement. Mais comme toujours en science, la nuance est de mise. Si les minces archives archéologiques ont le mérite de nous montrer que la violence meurtrière a des racines profondes dans la lignée des Homo, elles ne peuvent constituer une preuve décisive en faveur des « faucons ». « Il nous manque des données pour parvenir à la conclusion que la guerre naît avec Homo sapiens ou avant, comme la fréquence de ces guerres ou la proportion des sociétés qui les pratiquaient « , pondère Christophe Darmangeat.
Il faut ainsi chercher de nouveaux indices ailleurs. Hugo Meijer, politiste et chercheur CNRS au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po (Paris), tente de répondre à la question qui nous taraude par le biais de l’évolution et de l’éthologie comparée, entre autres. « La primatologie offre des pistes lorsqu’il s’agit de savoir si ces comportements guerriers sont hérités de notre ancêtre commun avec les chimpanzés et les bonobos, un grand singe du miocène dont nous avons divergé il y a 7 millions d’années, ou résultent d’une trajectoire évolutive propre à la lignée humaine « , affirme le chercheur.
Pour ce dernier, la guerre ne constitue pas un « package unitaire » soudainement apparu à un moment T, mais l’aboutissement d’une mosaïque de traits qui se sont progressivement mis en place sous l’effet des interactions entre forces culturelles, environnementales et biologiques.
Il a été notamment établi que les circuits neurobiologiques qui gèrent les relations sociales, y compris l’agression, apparaissent il y a 450 millions d’années chez l’ancêtre commun de tous les vertébrés, vraisemblablement un animal marin doté d’une corde dorsale (une sorte de tige souple préfigurant la colonne vertébrale). Il suffit ensuite de se pencher sur les restes de notre fameux aïeul du miocène pour comprendre que sa morphologie était adaptée au conflit. « On observe par exemple un important dimorphisme sexuel au niveau des canines, très grosses et aiguisées chez les mâles, détaille Hugo Meijer. Elles nous indiquent qu’il y avait une compétition très intense entre mâles, même si ces canines servaient surtout à dissuader les rivaux plutôt qu’à les tuer. »
La chasse coopérative ouvre la voie à la violence en coalition
Le chercheur identifie ensuite un moment clé dans l’histoire de ce primate: « Un tournant s’opère très probablement quand il commence à attaquer en coalition d’autres congénères pour réduire les risques de mourir. Ce tournant survient sans doute quand il commence à chasser en groupe. » Car si les chimpanzés, bonobos et humains pratiquent la chasse coopérative, il est fort probable que notre ancêtre commun en ait été capable lui aussi, ouvrant la voie à la guerre, sinon à la violence en coalition, dès 7 millions d’années.
Mais, contrairement à d’autres animaux dotés de traditions locales, les humains accumulent des innovations qui dépassent les capacités d’un individu isolé. Ce processus, appelé « culture cumulative », qui aurait émergé à partir de -1,8 million d’années, va graduellement coévoluer avec le protolangage puis le langage et permettre une sophistication rapide des armes, des premiers projectiles jusqu’à l’arc et la flèche. Il va aussi introduire de nouvelles incitations sociales: le prestige lié aux compétences guerrières, la transmission intergénérationnelle de savoir-faire ou encore la coordination stratégique.
À ce stade, le constat est clair: la violence – et vraisemblablement la violence en coalition – a des racines très profondes. Peut-on enfin en dire de même pour la guerre? « Il nous reste un dernier outil à notre disposition pour arriver à cette conclusion. L’ethnologie, qui à mon sens est plutôt efficace « , tempère Christophe Darmangeat. Le chercheur a étudié les sociétés aborigènes d’Australie, territoire qui compte le plus grand ensemble de chasseurs-cueilleurs mobiles observés à l’époque moderne. Il a constaté que deux grands types de conflits collectifs avaient existé au sein de ces peuples: des conflits souvent dits rituels, lors desquels les camps limitaient leur violence (les combats cessaient d’ailleurs lorsqu’un individu était sérieusement blessé), et qui constituaient des duels judiciaires obéissant à des règles coutumières ; et des affrontements où l’on cherchait à infliger des pertes maximales à l’adversaire.
« Longtemps, les combats dits rituels des Aborigènes ont servi l’idée que les peuples de chasseurs-cueilleurs, et donc sans inégalité de richesse, ignoraient la guerre réelle, déplore Christophe Darmangeat. C’est une erreur. L’exemple australien nous montre à l’inverse que la guerre est très probablement apparue bien avant l’agriculture et l’exploitation des humains entre eux. » Mais, là encore, l’ethnologue tient à la nuance: « Il existe tout de même des peuples qui semblent ne jamais avoir fait la guerre, comme les Inuits, trop dispersés sur les territoires et dont les conflits se limitent à de petites vendettas. Mais on ne peut rien déduire des exceptions. Ce qui est certain, c’est que la guerre n’est en rien incompatible avec le statut de chasseur-cueilleur. »
Il faudra en revanche accepter que les hypothèses encore en lice restent certainement à jamais invérifiables. « La guerre peut tout aussi bien remonter aux primates, à l’apparition de Sapiens ou à l’émergence de ses premières formes d’organisation sociale « , constate le chercheur.
Cette quête des origines a en tout cas le mérite de nous faire réfléchir: refuser d’admettre que la guerre a toujours existé, ou du moins qu’elle a des racines très anciennes, ne traduit-il pas notre peur de ne jamais pouvoir nous en débarrasser? « Certes, il y a quelque chose de réconfortant dans l’idée que nous ne nous sommes pas toujours fait la guerre, mais nous avons démontré que nous étions capables d’aller à l’encontre de comportements ancestraux: par exemple, nous vivons dans la première société de l’histoire qui pose les fondations d’un monde affranchi de la division sexuée du travail et de la domination masculine « , conclut Christophe Darmangeat.
Après la guerre, savoir faire la paix
Si l’être humain est loin d’être le seul être vivant à se faire la guerre, il est le seul capable de faire ensuite la paix ! Dit autrement, sa capacité à déployer à la fois une violence collective organisée et des formes de paix intergroupe est unique. Il a d’ailleurs été suggéré qu’il y a eu chez Homo sapiens une sélection naturelle contre la « violence réactive » (celle qui relève de l’impulsivité et que l’on oppose à la violence « proactive », froide et calculée), au profit de comportements plus tolérants et prosociaux.
Ce processus, trivialement appelé « auto-domestication », montre des parallèles avec la domestication animale. « Outre certains indices génétiques, on remarque dans l’histoire d’Homo sapiens des évolutions morphologiques typiques chez les espèces domestiquées: sa face devient progressivement plus gracile, son crâne plus globulaire et ses arcades sourcilières moins proéminentes, ce qui favorise le regard lors de la communication et les interactions sociales coopératives « , explique Hugo Meijer, chercheur au Ceri. Il a d’ailleurs été montré par la neurobiologie que la globularisation crânienne s’est accompagnée d’une expansion du cervelet, organe justement lié au système de récompense sociale du cerveau.
Autant d’éléments qui suggèrent que, sur les 300.000 dernières années, notre espèce a été façonnée par une pression évolutive favorisant la coopération, tout en conservant la capacité de violence proactive lorsqu’elle est jugée utile par le groupe. Un atout pour nous, mais pas pour notre planète: nous restons l’une de ses espèces les plus invasives.
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