Enquête : les fonds envolés de la Banque africaine de développement

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Enquête : les fonds envolés de la Banque africaine de développement
Enquête : les fonds envolés de la Banque africaine de développement

Thaïs Brouck

Africa-Press – Djibouti. Le 29 mai prochain, Akinwumi Adesina cédera son fauteuil de président de la Banque africaine de développement. Alors que la BAD approuve chaque année un budget de 10 milliards d’euros de financements, son aide au développement bénéficie-t-elle concrètement aux populations ? Quel est l’impact réel de la première institution de financement du développement du continent ? Dans quelle mesure pourrait-elle être plus efficace ? Enquête.

À Bobisi, il ne se passe rien. La bourgade, composée de dizaines de huttes traditionnelles et de quelques bâtiments en dur, est nichée aux confins du Sud-Ubangi, cette province de la RDC, frontalière avec la Centrafrique. La commune n’est pas raccordée au réseau électrique, ne dispose pas d’eau courante et encore moins d’assainissement. L’aéroport le plus proche se trouve à une centaine de kilomètres de piste, à Gemena, la capitale provinciale.

Pourtant, c’est bien Bobisi qui a été choisi pour accueillir l’un des plus gros projets financés par la Banque africaine de développement (BAD) en RDC. Montant total du prêt: 110,7 millions d’euros.

Selon le document de plus de 300 pages, qui détaille ce « Projet d’appui à la gouvernance et au développement des compétences en soutien au Programme de transformation de l’agriculture (PAGDC-PTA) », le petit village doit accueillir un centre communautaire de développement des compétences dans les métiers innovants (CCDMI), avec ses bâtiments administratifs, ses dortoirs, son centre de santé et même un « centre aéré ».

Dans d’autres localités réparties dans cinq provinces du pays (Sud et Nord-Ubangi, Kasaï-Oriental, Tshopo, Kongo-Central), le projet de développement prévoit la construction d’autres CCDMI, mais aussi celle de centres de promotion de l’entreprenariat des jeunes en agro-business (CPEJAB). Plus ambitieux encore, ces centres s’étendront sur plusieurs hectares et accueilleront des fermes de production (riz, maïs, volaille, porcs, chèvres, etc.), ainsi que des infrastructures de transformation, telles que des abattoirs ou des unités d’ensachage.

Un potentiel agricole gigantesque

Selon les projections, d’ici à 2029, environ 20 000 jeunes devraient être formés dans une quinzaine de spécialisations agricoles: pépiniéristes, cultivateurs, horticulteurs, décompacteurs de sol, irrigateurs, applicateurs d’engrais… Avec un objectif, permettre une insertion optimale sur le marché de l’emploi alors que, comme le rappelle le document, « en RDC, le taux de sous-emploi des jeunes (15-34 ans) excède les 50 % et le taux de chômage pour cette tranche d’âge dépasse les 35 % ».

D’expérience, lorsque l’on met en place ce genre de projet ad hoc dans des localités reculées, c’est pour s’assurer qu’aucun auditeur n’aura le courage de se rendre sur place pour vérifier comment l’argent a été dépensé.

Si la lutte contre le chômage est l’une des priorités de la BAD, la présentation de ce plan, a suscité de nombreuses interrogations au sein de l’institution. « D’expérience, lorsque l’on met en place ce genre de projet ad hoc dans des localités reculées, c’est pour s’assurer qu’aucun auditeur n’aura le courage de se rendre sur place pour vérifier comment l’argent a été dépensé, explique un cadre de la BAD sous couvert d’anonymat. Je suis convaincu qu’il y aura des personnes qui vont en profiter à un niveau ou à un autre. Mais, de fait, c’est très difficile de le vérifier ».

Tout a commencé le 4 octobre 2019. Le président Félix Tshisekedi est en visite dans le Sud-Kivu pour inaugurer un laboratoire de biotechnologie dernier cri, le premier du genre en Afrique centrale. Il prononce alors une phrase en guise de programme: « Il est temps que le sol prenne sa revanche sur le sous-sol ». Tandis que la RDC tire l’essentiel de ses revenus de son secteur minier (40 % de ses recettes), le président tout juste élu veut mettre l’accent sur l’agriculture. Le potentiel est gigantesque. Sur 75 millions d’hectares cultivables, seulement 10 millions sont exploités.

En attendant, de l’huile aux céréales en passant par le lait en poudre, la RDC importe plus de trois milliards de dollars de denrées alimentaires chaque année, soit 40 % de ses besoins. Soixante-cinq ans après l’indépendance, le géant d’Afrique centrale ne parvient pas à nourrir sa population et un Congolais sur quatre souffre d’insécurité alimentaire, selon les Nations unies.

Un constat qui ne date pas d’hier. En 2013, Joseph Kabila lançait, en grande pompe, son Plan national d’investissement agricole et ses parcs agro-industriels. Un plan chiffré à 5,73 milliards de dollars qui devait créer « au moins un million d’emplois ». Une décennie plus tard, « la seule chose qui reste de ce programme, ce sont des affiches vantant ses mérites », tacle Valery Madianga, le coordinateur du Centre de recherche en finances publiques et développement local (CREFDL).

Un programme à 650 millions de dollars

Aujourd’hui, Félix Tshisekedi ambitionne, à son tour, de transformer le potentiel agricole congolais en réalité. C’est ainsi qu’est né, en 2022, le Programme de transformation de l’agriculture (PTA) qui, selon les projections, doit soutenir les chaines de valeurs des filières agricoles du manioc, du riz, du maïs, de l’huile de palme, du soja, du haricot, du poisson et de la volaille. Avec un principe: fini les subventions, l’agriculture doit devenir un business rentable. Le PTA du président congolais s’inspire du modèle nigérian, première puissance agricole du continent.

Il confie la mise en œuvre de ce programme au Fonds social de la RDC, piloté par Philippe Ngwala Malemba, un expert en développement social qui a fait l’essentiel de sa carrière à la BAD. Le budget total de ce programme de transformation est chiffré à environ 650 millions de dollars. Les autorités espèrent en faire financer à peu près la moitié par la Banque africaine de développement. Pourquoi un tel choix ? Dans les pays les plus pauvres du continent, à l’image de la RDC, la banque accorde des prêts à des conditions extrêmement avantageuses via ses guichets concessionnels, la Facilité d’appui à la transition (FAT) et le Fonds africain de développement (FAD).

C’est de l’argent gratuit. Quand il faudra commencer à rembourser les autorités ne seront, en théorie, plus aux affaires depuis longtemps.

Dans le cas présent, il s’agit d’un prêt sur une durée de quarante ans, assortie d’une période de grâce de dix ans, au cours de laquelle le pays n’a, en réalité, rien à rembourser. De la onzième à la vingtième année le taux est de 2 %, puis de 4 % pour le temps restant. « C’est de l’argent gratuit. Quand il faudra commencer à rembourser les autorités ne seront, en théorie, plus aux affaires depuis longtemps », relève un bailleur de fonds, actif dans le pays.

Le dossier de demande de prêt est finalisé en septembre 2023 et présenté au conseil d’administration de la BAD en décembre, à quelques jours seulement de l’élection présidentielle en RDC. « Ce n’était pas possible, nous ne pouvions pas être utilisés à des fins politiques », se souvient un cadre de l’institution qui a suivi le dossier de près. Plusieurs administrateurs mettent leur véto et le fameux PAGDC-PTA est retiré de l’agenda. Réélu le 10 janvier, Félix Tshisekedi remet (immédiatement) le dossier à l’ordre du jour.

Traditionnellement, le conseil d’administration de la BAD n’a pas besoin de procéder à un vote formel pour approuver un projet. Il doit faire l’objet d’un consensus. « La plupart des dossiers présentés sont bien ficelés et répondent à des besoins essentiels », explique le cadre de l’institution précité. De premier abord, celui-ci coche toutes les cases du projet idéal: on y fait la promotion de l’égalité de genre, il doit être partiellement développé en partenariat public privé (PPP), il vise la formation et l’emploi des jeunes et répond à deux des cinq piliers du président de la Banque africaine de développement, le nigérian Akinwumi Adesina, c’est-à-dire nourrir l’Afrique et améliorer la qualité de vie des Africains.

Mais plusieurs actionnaires ne veulent pas en entendre parler et assomment la direction de questions écrites. Pourquoi créer ex nihilo des centres de formation alors qu’il existe déjà des dizaines d’universités en RDC ? Pourquoi se concentrer uniquement sur des territoires difficilement accessibles ? Quel est le modèle économique de ces projets en PPP ? Qui va gérer ces centres de formation ? Qui sera formé ? Des locaux, des jeunes venus de Kinshasa ?

Face à l’avalanche de questions, le PAGDC-PTA est encore retiré de l’agenda et la direction engage des négociations. « Il y a eu des pressions politiques au plus haut niveau », se souvient le cadre de la BAD précédemment cité. Nicolas Kazadi, ministre des Finances de 2021 à 2024, intervient personnellement auprès des chancelleries. « C’était une question de principe, c’était mon rôle en tant que ministre des Finances, justifie l’homme politique congolais auprès de Jeune Afrique. Le projet ayant été formellement validé par toutes les instances nationales et par les services de la Banque, les objections de certains bailleurs paraissaient sorties du cadre du projet et quelque peu subjectives. » « Dans le même temps, la direction a apporté des changements cosmétiques au projet », ajoute le cadre de la BAD. Finalement, le PAGDC-PTA est approuvé le 14 février 2024.

Des recrutements qui posent question

Depuis lors, sur les 110,7 millions d’euros de prêts, seulement un peu plus de 1,5 million d’euros ont été décaissés par la Banque au profit du Fonds social de la RDC, l’institution qui supervise le projet et qui dépend directement de la présidence. « Le projet suit son cours normal, assure Philippe Ngwala Malemba, coordinateur du Fonds social. Comme le veut la procédure pour les prêts de la BAD, il a été ratifié par le Parlement en octobre et, depuis novembre, les parties prenantes sont engagées dans les localités identifiées pour mettre en œuvre le Plan de gestion environnemental et social du projet. »

Néanmoins, à la suite d’un appel d’offres, un consultant a été recruté. Rémunéré 250 000 dollars pour une période de deux ans, il doit, selon la fiche de poste, « fournir les connaissances techniques et opérationnelles pour la mise en œuvre des activités du projet sur les questions liées à l’agro-industrie ». Mais l’expérience de ce consultant pour piloter un tel chantier pose question.

Il possède une petite entreprise, Buildlive, qui compte « un à deux employés ». Cette société est basée dans les Yvelines, un département français proche de Paris, mais il n’y a pas de plaque professionnelle à l’adresse indiquée pour son siège social. Sur son compte LinkedIn, l’entreprise affirme accompagner « les acteurs de l’industrie, désireux de faire évoluer leurs process de production ». Buildlive revendique des collaborations avec Airbus et Amazon, mais ne possède pas de site internet.

Contacté par Jeune Afrique, le fondateur de Buildlive s’est refusé à tout commentaire « pour des raisons de confidentialité liée au projet ». Interrogée à ce sujet, la BAD défend pourtant ce choix: « Le consultant dont il est question a été recruté à l’issue d’un processus concurrentiel, transparent et ouvert. Le profil retenu possédait les compétences requises. Il importe de préciser que l’ensemble du processus de recrutement a obtenu, à chaque étape, l’approbation de la Banque africaine de développement. »

Chaque projet fait l’objet d’un examen rigoureux et obligatoire de conformité par les équipes fiduciaires et de passation des marchés de la banque, avant l’approbation de tout décaissement.

L’institution assure appliquer les meilleures pratiques internationales dans tous les processus liés au financement de ses projets. « Chaque projet fait l’objet d’un examen rigoureux et obligatoire de conformité par les équipes fiduciaires et de passation des marchés de la banque, avant l’approbation de tout décaissement », précise la BAD qui poursuit: « Pour tous les projets financés par la banque, les ressources destinées à l’exécution des travaux et à l’acquisition des biens et services ne sont décaissées qu’après vérification de la bonne exécution des prestations. La banque a mis en place un processus éprouvé de suivi et d’évaluation des projets, un audit financier et comptable annuel est mené par des auditeurs externes et indépendants et une politique de sanctions stricte est appliquée en cas de pratiques contraires. »

Début février, le Fonds social a publié un nouvel avis à manifestation d’intérêt pour le recrutement d’un autre consultant, un « chef de projet » cette fois-ci. Selon la fiche de poste, il aura « la responsabilité de la planification et de la supervision techniques de toutes les étapes de mise en œuvre du PAGDC-PTA ». « Le candidat le mieux qualifié sera invité à présenter une proposition financière », précise l’avis à manifestation d’intérêt sans préciser de fourchette. « Pour résumer, ils ont conçu un projet qui ressemble à un éléphant blanc avant même le premier coup de pioche et ils ne savent même pas par où commencer pour le mettre en œuvre. Tout cela n’est quand même pas très sérieux », juge un observateur averti de l’institution.

« Au minimum suspect »

En plus de « manquer de sérieux », le projet pourrait-il dissimuler un autre agenda ? « La corruption existe en RDC, souvent même plus qu’ailleurs », rappelle Valery Madianga, le coordonnateur du CREFDL, qui s’interroge: « Tout est géré hors circuit, en dehors du ministère de l’Agriculture. C’est au minimum suspect, mais on ne peut rien prouver à ce stade. En revanche, une chose est sûre, ces projets conçus à Kinshasa ne prennent pas en compte la réalité du terrain. Il existe des coopératives agricoles qui attendent des financements depuis des décennies. Il faut réhabiliter les routes avant. Sans cela, on peut venir avec des milliards, cela ne changera rien ».

De fait, à Bobisi, plus d’un an après l’approbation du projet, et trois ans après le lancement du Programme de transformation agricole, il ne se passe toujours rien.

Mais Philippe Ngwala Malemba, qui a été rappelé par Félix Tshisekedi pour mener à bien ce projet, s’inscrit en faux contre ces accusations: « Le PAGDC-PTA est le fruit d’un travail de longue haleine. Nous avons consulté toutes les parties prenantes. C’est un projet véritablement innovant qui vient corriger les erreurs des précédents programmes. Les contraintes liées au climat des investissements et aux qualifications ont été peu prises en compte dans la conception des projets dans le secteur agricole. Le PAGDC-PTA, en se focalisant sur ces deux problématiques, apporte un changement de paradigme majeur. » D’ailleurs, le coordinateur du Fonds social insiste, « tous les sites devant accueillir les centres sont accessibles » et le conseil d’administration de la BAD aurait qualifié le PAGDC-PTA de « projet modèle ».

Akinwumi Adesina et la direction ont mis la pression vers la fin de l’année. En décembre, nous avons dû approuver projet sur projet sans avoir suffisamment le temps de les étudier.

Alors, projet « bancal » ou « innovant » ? La question reste en suspens tant qu’il n’est pas arrivé à son terme. Mais une autre question se pose désormais: combien la BAD valide-t-elle de projets de ce type chaque année ? En 2023, elle a approuvé 10 milliards d’euros de financement, ce qui représente plus d’une centaine de projets. Les chiffres 2024 ne sont pas encore publiés, mais la BAD a prévu d’annoncer un record historique. « Akinwumi Adesina et la direction ont mis la pression vers la fin de l’année. En décembre, nous avons dû approuver projet sur projet, sans avoir suffisamment le temps de les étudier. Il passe la main et c’est son héritage qui se joue », regrette une source proche du conseil d’administration.

Après deux mandats, Akinwumi Adesina quittera la présidence de la BAD le 1er septembre. Le 17 février, à la tribune du 38e sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba, l’homme au nœud papillon a prononcé son « discours d’adieu » face à un parterre de chefs d’État et de gouvernement. Vantant son bilan, il affirme qu’au cours de la dernière décennie, la Banque a « transformé la vie de 515 millions de personnes, dont 231 millions de femmes ». Rien de moins. Selon lui, 127 millions d’Africains ont eu accès à de meilleurs services en matière de santé, 61 millions de personnes à l’eau potable, 33 millions ont bénéficié d’une amélioration de l’assainissement, 46 millions de personnes ont eu accès aux services des TIC et 25 millions de personnes ont eu accès à l’électricité.

Toutefois, ces chiffres sont difficiles à vérifier. « L’impact des investissements pour les bénéficiaires est généralement très optimiste et souvent fait au doigt mouillé, sourit l’employé d’un bailleur de fonds actif en Afrique. Mais la BAD n’est pas la seule, toutes les banques de développement enjolivent l’impact de leurs financements. »

Des insinuations néanmoins balayées par l’institution qui revendique, fièrement, sa deuxième place dans l’index élaboré par l’ONG Publish What You Fund, qui classe la transparence des institutions de financement du développement. « Nous ne considérons pas que le jugement de la qualité des projets fasse partie du rôle de notre organisation, explique pourtant James Paul, directeur de la recherche au sein de l’ONG. Mais en encourageant les institutions à être transparentes, nous contribuons à garantir la divulgation des données pertinentes qui permettraient à d’autres parties prenantes de porter un jugement indépendant sur la qualité des projets. » Pour résumer, la deuxième place de la BAD dans cet index ne signifie pas que les projets qu’elle finance sont de bonne qualité ou servent l’intérêt des populations africaines.

En revanche, cette médaille d’argent est synonyme de transparence. Et, incontestablement, tous les documents sont accessibles en ligne pour celui qui sait ce qu’il cherche. On y trouve le contenu détaillé de chaque programme que le conseil d’administration devra approuver. La BAD publie aussi les appels d’offres qu’elle émet ou encore les sanctions qu’elle inflige aux entreprises accusées de corruption. Elle publie enfin les rapports d’évaluation de ses projets.

Un projet sur trois est annulé

On apprend ainsi qu’en 2022, 68 % d’entre eux qui arrivent à terme ont « atteint les résultats escomptés en matière de développement ». Si l’on voit le verre à moitié vide, cela veut également dire que près d’un projet sur trois n’atteint pas ses objectifs. Pire, on apprend aussi qu’un tiers des projets approuvés par le conseil d’administration est finalement annulé et qu’un autre tiers « subit des retards ou des difficultés dans [sa] mise en œuvre ».

En somme, les projets financés par la Banque africaine de développement qui arrivent à terme et qui sont considérés comme satisfaisants semblent plus l’exception que la règle. Nous sommes loin de l’extraordinaire bilan présenté par le président de l’institution. Nul doute que son successeur, qui sera élu le 29 mai prochain, fera de ce chantier crucial une priorité.

Source: JeuneAfrique

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