Moustapha Cissé : « Les États africains sont déconnectés des débats sur l’intelligence artificielle »

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Moustapha Cissé : « Les États africains sont déconnectés des débats sur l’intelligence artificielle »
Moustapha Cissé : « Les États africains sont déconnectés des débats sur l’intelligence artificielle »

Quentin Velluet

Africa-Press – Djibouti. Loin de penser que l’intelligence artificielle est une menace pour l’homme, le désormais ex-chercheur de Google plaide pour que l’Afrique s’empare de la technologie afin de répondre à ses propres besoins. Et pour éliminer de fait tout potentiel de biais socioculturels ou économiques.

En septembre 2022, Moustapha Cissé a démissionné de la direction du laboratoire de recherche en intelligence artificielle (IA) de Google au Ghana. Sa nouvelle vie, il souhaite la consacrer à un projet de start-up dans la santé au Sénégal, son pays natal.

En exclusivité pour JA, cette personnalité – rare dans les médias – a accepté de revenir sur les principaux débats qu’inspire cette technologie. Entrée dans notre quotidien depuis plusieurs années, l’IA s’est finalement frayé un chemin auprès du grand public, qui a pris la mesure du potentiel transformateur pour les économies et les sociétés le jour où l’américain OpenAI a mis en ligne son robot conversationnel ChatGPT.

Pour le chercheur et entrepreneur, physicien de formation, et érudit, les débats sur la régulation, les menaces anticipées et le besoin d’une éthique de l’IA occultent une autre vision plus positive d’une technologie qui, selon lui, est capable de résoudre des problèmes pour l’Afrique que nul cerveau humain n’est parvenu à résoudre jusqu’ici.

Jeune Afrique : Depuis quelque temps, en Afrique, quand il est question d’IA, on parle davantage de l’exploitation de travailleurs précaires chargés de modérer et de vérifier des contenus pour le compte des grandes entreprises occidentales de la tech (OpenAI, Google ou Meta) que des progrès que cette technologie offre au continent. L’Afrique est-elle condamnée à rester l’arrière-cour de l’IA mondiale?

Moustapha Cissé : Ma conviction est que les talents sont uniformément distribués à travers le monde. Il faut juste que se présente l’opportunité de s’exprimer, dans l’IA ou dans quoi que ce soit d’autre. Que l’Afrique soit un net contributeur du progrès de l’IA au bénéfice du monde entier est un vrai sacerdoce pour moi. C’est exactement le but de tout ce que je fais et de ce que j’ai réalisé ces dernières années. Par ailleurs, la formulation de la question laisse à penser que vous la posez à la mauvaise personne…

DANS NOS PAYS, TOUT LE MONDE EST ENTREPRENEUR

Comment faire pour qu’une IA Made in Africa connaisse un succès mondial ?

L’innovation et la recherche en général ne peuvent être dissociées de l’environnement dans lesquelles elles sont réalisées. La Silicon Valley s’affaire à régler des problèmes de conduite autonome parce que des millions d’automobilistes y circulent et que les trains y sont rares. Nous avons d’autres priorités en Afrique.

Si en tant qu’Africain, vous contribuez à résoudre ce problème américain, vous contribuez à résoudre un problème moins pressant et déterminant pour la société dans laquelle vous vivez. Par conséquent, il est probable que votre niveau de contribution ne soit pas aussi important pour votre communauté – quelque soit votre niveau d’expertise, d’ailleurs.

En revanche, si vous identifiez un problème pertinent localement – des problèmes dans les systèmes de santé ou dans l’agriculture – c’est une tout autre histoire. Si vous résolvez des problèmes scientifiques fondamentaux dont les applications peuvent se retrouver dans ces champs d’application, votre impact est hautement plus important.

Développer une IA africaine pour l’Afrique relève-t-il de la seule volonté des individus ? Les États n’ont-ils pas un soutien à apporter ?

L’histoire a montré que les réussites technologiques africaines sont propulsées par la société elle-même, et ce pour une raison bien simple : leurs créateurs résolvent un problème réel que les gens vivent. Ces derniers ne se privent pas d’adopter des solutions qui gomment leurs problèmes.

Les États connaissent au contraire une inertie due à des systèmes mis en place depuis très longtemps. Ce sont des organisations qui n’ont pas autant d’appétit pour l’innovation technologique que la société elle-même.

Il faut néanmoins avoir les moyens technologiques de proposer ces solutions-là. Peut-être que les États peuvent jouer un rôle sur ce point. Mais on ne crée pas un environnement favorable à l’innovation sans écosystème comprenant des talents, de bonnes universités, un tissu de start-up existantes à catalyser, du capital pour accélérer leur développement, et un environnement légal favorable à l’innovation. Certains pays réunissent tous ces ingrédients.

Lesquels en Afrique ?

Il n’y a probablement aucun pays du continent qui dispose de tous ces facteurs en même temps. Mais les écosystèmes sont en train de grandir dans différents endroits, comme au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Nigeria, au Ghana, au Rwanda, en Égypte, au Kenya et en Afrique du Sud.

Vous contribuez depuis 2018 à former des talents par le biais du master en IA de l’Institut Africain des sciences mathématiques (Aims) de Kigali. Où en est ce projet actuellement ?

Tous nos diplômés travaillent ou poursuivent un doctorat en Afrique ou ailleurs dans le monde et dans tous types de structures comme l’Inria, l’université de Cambridge, celle de Stanford, des start-up africaines ou des structures gouvernementales.

En 2018, mon rêve était que, cinq plus tard, les cours soient toujours dispensés par les meilleurs spécialistes du domaine, mais que ces derniers soient parmi les 200 alumni du master. Nous n’avons pas attendu ce délai pour y parvenir. En 2022, le cours d’optimisation pour l’apprentissage automatique (Machine Learning) a par exemple été dispensé par Lionel Ngoupeyou Tondji, qui est doctorant en Allemagne et dont les travaux sont mondialement reconnus.

En Europe comme aux États-Unis, la nécessité de réglementer l’IA fait débat. Entre la définition d’un cadre légal ex nihilo pour les uns et l’autorégulation des entreprises pour les autres, quel positionnement trouvez-vous le plus pertinent ?

Je n’ai à m’aligner sur aucune de ces positions puisque je n’habite ni aux États-Unis ni en Europe. J’habite en Afrique, où les environnements et les besoins sont complètement différents.

Dans nos pays, tout le monde est entrepreneur. Nos économies sont à un stade de développement où le besoin d’innover est primordial. Il ne nous faut pas de lois qui corsètent l’innovation ou qui soient importées d’endroits où l’âge médian de la population est beaucoup plus élevé, où la structure de la population et les habitudes sont différentes.

Les États africains vous semblent-ils prêts à débattre de cette question ?

Je pense en tout cas qu’un débat devrait avoir lieu. Mais, à bien des égards, beaucoup d’entre eux sont complètement déconnectés de ce qui se passe en ce moment, moment qui est pourtant en train de définir le futur de leurs économies. Je fais donc confiance aux entrepreneurs en général et en l’innovation qui vient par le bas et qu’on ne peut pas arrêter.

Tentez-vous de peser auprès de décideurs politiques ?

Une partie de ce que je fais revient effectivement à conseiller des décideurs à propos des cadres juridiques favorables à l’innovation à mettre en place. Mais cela ne fonctionne pas toujours.

Depuis trois ans, des chercheuses africaines ou américaines afro-descendantes comme Timnit Gebru ou Safiya Umoja dénoncent les biais cognitifs qui ont cours dans les technologies développées par les big tech. Ces derniers s’affichent pourtant comme des sponsors de la tech africaine et de ses entrepreneurs. Que pensez-vous de ce paradoxe ?

Ces questions d’éthique et de biais sont beaucoup plus complexes qu’on veut bien le croire. Sur quelles valeurs, de quelle société, une IA dite « axiologique » – c’est-à-dire alignée sur les valeurs de la société – doit-elle être construite ? Le simple fait de décider de cela constitue une projection d’une vision du monde sur la Terre entière.

Pour éviter cette situation, je pense qu’il est nécessaire de faire en sorte que les centres de création de l’intelligence artificielle se trouvent partout, plutôt que concentrés à certains endroits. Vous aurez beau réguler un point A en étant extrêmement strict, si la création de la technologie se situe à un point B, c’est de là que seront décidées les valeurs qui auront cours et seront reflétées dans cette technologies.

Le Canadien Geoffrey Hinton, pionnier de l’IA, a récemment démissionné de ses fonctions de conseiller chez Google pour pouvoir exprimer ses craintes sur la technologie. Selon lui, sa capacité à créer massivement du contenu sur les réseaux sociaux « amène les gens à ne plus distinguer le vrai du faux ». Que pensez-vous de cela ?

Je n’en pense rien et je ne sais pas pourquoi il pense cela, mais c’est sa liberté et c’est certainement une réflexion très poussée de sa part. Pour moi, ce n’est pas une question intéressante ou pertinente. « Geoff » est quelqu’un qui a beaucoup donné à la communauté, mais il vit au Canada, un pays avec des besoins, des aspirations, une économie, une moyenne d’âge, différents de l’environnement dans lequel j’évolue.

Il y a toujours beaucoup de craintes autour d’une nouvelle technologie. Mais, en tant qu’intellectuel et chercheur, je ne pense pas que l’on doive projeter notre responsabilité sur la machine. C’est à nous, en tant que société, de définir ce que l’on veut faire de ces technologies et de définir le périmètre des possibles. Dire que nous avons créé une machine complètement autonome qui nous menace, c’est nier à nous-mêmes la responsabilité que nous avons dans cette histoire. Ces machines ne sont pas aussi intelligentes qu’on le dit. Nous avons une responsabilité dans leur création et leur utilisation. Ce qu’on en fait, c’est nous qui le décidons à la fin de l’histoire.

Quand l’Afrique refait Google Maps

En 2018, le lancement du programme Aims coïncide avec le lancement du laboratoire de recherche en IA de Google au Ghana. Cette année-là, Abigail Annkah, une étudiante diplômée du master rejoint l’équipe de Moustapha Cissé en tant que stagiaire. Elle est ensuite embauchée à temps plein comme ingénieure et travaille sur une amélioration de Google Maps. Le but ? Optimiser la création des cartes afin d’améliorer la détection de bâtiments et de routes. Intégralement réalisé en Afrique, ce projet est désormais implémenté au niveau mondial.

Source: JeuneAfrique.com

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