Nigeria, Maroc, Rwanda… L’Afrique à l’aube de la révolution des monnaies numériques

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Nigeria, Maroc, Rwanda… L’Afrique à l’aube de la révolution des monnaies numériques
Nigeria, Maroc, Rwanda… L’Afrique à l’aube de la révolution des monnaies numériques

Africa-Press – Djibouti. De longs mois durant, Godwin Emefiele s’est impatienté. À Lagos et à Abuja, sa tentative de renouvellement accéléré des billets de nairas a subi les foudres de la justice, des banques et de la classe politique. Mais l’ancien patron de Zenith Bank, nommé en 2014 aux commandes de la Banque centrale du Nigeria (CBN), a continué de presser pour faire avancer un autre projet phare : l’enaira. Lancée en octobre 2021, la première – et pour l’instant l’unique – monnaie numérique de Banque centrale (MNBC) du continent a convaincu près de 1 million d’usagers.

En mars, la valeur des transactions avait atteint 48 millions de dollars, selon le gouverneur. Mais la CBN vise au moins 8 millions de comptes enairas ouverts (contre plus de 190 millions de comptes bancaires traditionnels). Et après avoir externalisé la première phase du projet à l’américain Bitt Inc., cette fois, comme l’a rapporté l’agence Bloomberg à la mi-février, la CBN souhaite que la société technologique new-yorkaise R3 lui fabrique une plateforme sur-mesure – et sous son contrôle.

Le mobile money, un réflexe acquis

Vu d’Abidjan ou de Nairobi, l’agitation nigériane peut surprendre. Les MNBC semblent des objets exotiques, à l’utilité douteuse, dans ces économies où régler des transactions indifféremment en espèces ou avec le « mobile money » est un réflexe acquis. Mais cette ubiquité voile justement la véritable nature des monnaies électroniques.

Bien qu’émises par des structures régulées, elles ne constituent qu’une « valeur monétaire représentant une créance sur l’établissement émetteur », rappelle la BCEAO. Des jetons de casino, en quelque sorte échangeables même contre des espèces, mais dépourvus de cours légal. Leur valeur n’est pas garantie intrinsèquement par la Banque centrale et la force publique – contrairement aux billets de banques.

Elles ne sont utilisables qu’au sein des réseaux et applications agréés par leurs émetteurs, qu’ils se nomment Orange Money, Wave ou M-Pesa. Il s’agit de « monnaies privées » selon la Banque de France, qui planche sur le futur « euro numérique ». Au contraire, l’enaira et le cash « sont tous deux des variantes de la monnaie légale. L’une ou l’autre, ou les deux, peuvent être utilisées pour effectuer des transactions selon la situation », explique la CBN.

Souveraineté monétaire, Covid-19 et inclusion financière

Selon l’Atlantic Council, au moins quinze pays africains sont engagés dans la voie des MNBC. En plus du Nigeria, qui a créé sa e-monnaie, l’Afrique du Sud et le Ghana sont deux des dix-sept pays au monde entrés en phase pilote. La Tunisie a atteint le stade du développement de MNBC. Plus d’un quart des pays en phase de recherche (11 sur 39) sont africains, parmi eux : le Maroc, le Rwanda, le Kenya et Madagascar.

Si le concept de e-devises nationales date des années 1990, il a gagné en popularité récemment. Selon l’Atlantic Council, « 114 pays, représentant plus de 95 % du PIB mondial, envisagent une monnaie numérique de Banque centrale ». Ils n’étaient que 35 en mai 2020.

Plusieurs facteurs expliquent cet engouement. Dans les pays du G20, l’essor des cryptomonnaies, qui est une volonté de s’émanciper du système financier traditionnel en réponse à la crise financière de 2008, a contraint les Banques centrales à agir pour protéger leur « souveraineté monétaire », afin d’offrir une alternative face au risque de voir « l’avenir de la monnaie leur échapper », selon le think-tank américain.

LES BANQUES AFRICAINES SE GARDENT DE COMMENTER CES PROJETS PRÉPARÉS PAR LEURS RÉGULATEURS

Si cette inquiétude est partagée par certains banquiers centraux africains – au Nigeria notamment où les cryptomonnaies sont en vogue –, en Afrique comme dans d’autres régions du Sud, l’argument principal demeure l’inclusion financière, comme le souligne une étude de février 2022 de Gabriel Söderberg, économiste au FMI.

Cette préoccupation a été renforcée par la crise du Covid-19 : confinement, fermeture d’agences bancaires et retards dans la distribution des aides sociales. Selon les estimations de la CBN, un déploiement réussi du enaira permettrait de porter le taux d’inclusion financière de 64 % à 95 %. Cela pourrait accroître de 29 milliards de dollars le PIB annuel du Nigeria d’ici à dix ans, a prédit le président nigérian sortant Muhammadu Buhari.

Lancée en novembre 2020, Pix, la plateforme brésilienne de MNBC, était utilisée régulièrement par 86 % des consommateurs sondés en décembre dernier (contre 74 % pour les cartes de crédits et 64 % pour le cash), pour près de 188 millions de dollars de transactions mensuelles.

Risques juridiques et barrières frontalières

Si ces exemples font la « démonstration de faisabilité » (proof of concept) de l’utilité des monnaies numériques de banque centrale, les obstacles et les motifs d’inquiétude sont légion.

Cette innovation ne répond pas à l’un des problèmes majeurs de l’intégration économique du continent : les paiements transfrontaliers. « Les transferts Nord-Sud et Sud-Sud sont actuellement les plus chers du monde et peuvent atteindre 15 % de taux de commission, tandis que les flux d’argent issus des diasporas représentent jusqu’à 20 % du PIB de certains pays africains », explique Sofia El Mrabet, directrice juridique de Lugh, un émetteur français de monnaie numérique stable et membre de l’incubateur de politiques publiques Je m’engage pour l’Afrique (JMA).

IL FAUDRA POUVOIR DISPOSER D’INFRASTRUCTURES CAPABLES DE GÉRER LES TAUX DE CHANGES

De plus, le déploiement d’une MNBC est tout sauf anodin pour le système financier d’un pays. Comme le rappelle l’analyste Andrew Stanley de Finance & Développement, revue affiliée au FMI, « les usagers des banques peuvent retirer trop d’argent simultanément pour se procurer de la monnaie numérique, ce qui peut déclencher une crise ».

Des interrogations se posent autour des notions de protection des données personnelles et de respect de la vie privée : « Certaines infrastructures permettent de préserver la confidentialités des données, mais il demeure une vraie peur de l’accès par un État aux transactions de tous ses citoyens », complète Sofia El Mrabet. Les questions de cybersécurité et les difficultés du cadre réglementaire à mettre en place sont nombreux, et ont entraîné l’abandon en 2016 du projet de e-CFA, développé au Sénégal par la Banque régionale des marchés et l’irlandais eCurrency Mint.

« MNBC ou non, dans le contexte d’échange transfrontaliers, il faudra pouvoir disposer d’infrastructures capables de gérer les taux de changes car pour l’heure, il n’est pas possible de payer en monnaie chinoise avec des enairas par exemple », complète pour sa part Baptiste Andrieux, cofondateur avec Nelly Chatue-Diop, de la plateforme camerounaise d’échange de cryptomonnaies Ejara.

De son côté, Sofia El Mrabet souligne qu’il existe « des initiatives en consortium pour des règlements internationaux, comme le projet Dunbar, qui réunit des pays comme l’Afrique du Sud, la Malaisie, Singapour et l’Australie. Mais on ne sait pas vraiment comment tout cela va fonctionner ».

Le silence inquiet des banquiers

Pour l’instant, les banques africaines se gardent de commenter ces projets de MNBC préparés par leurs régulateurs, refusant de répondre aux questions de Jeune Afrique. Ailleurs, elles ne se privent pas d’exprimer, au moins officieusement, leurs inquiétudes. Au point où François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, ne cesse de répéter que l’euro numérique sera créé « avec les banques, pas contre elles ni malgré elles ».

Le design même de ces e-monnaies nationales pose problème. La plateforme d’émission et de gestion doit-elle être contrôlée entièrement par la Banque centrale ou peut-elle être externalisée ? Faut-il se contenter de MNBC « de gros » – réservées aux transactions entre banques commerciales – ou aller vers des monnaies numériques « de détail », accessibles aux clients individuels ?

Le processus d’ouverture des comptes doit-il passer par les établissements bancaires, comme cela est le cas au Nigeria pour l’instant, ou être accessible à l’ensemble de l’écosystème financier. Au Brésil, près de 800 opérateurs – de la banque à la microfinance et aux sociétés de e-paiement – acceptent et hébergent des comptes Pix.

En plus du risque de ruée bancaire sur les dépôts, présenté par les MNBC, des groupes comme Ecobank qui ont investi des montants colossaux pour développer leurs propres offres de paiements numériques pour particuliers comme entre pays africains, pourraient voire la rentabilité de ces investissements lourdement limitée par la concurrence des e-monnaies nationales. En particulier dans le cas où le régulateur imposerait trop rapidement une interopérabilité de facto entre les systèmes de paiement, à travers une plateforme ouverte et gratuite pour les usagers.

Des intermédiaires « inutiles » ?

« Les parties prenantes potentielles d’un projet de MNBC comprennent les usagers potentiels, mais aussi les intermédiaires privés, les opérateurs historiques des marchés financiers et des paiements, ainsi que les agences gouvernementales, les organes politiques représentatifs et les gouvernements », avertit Gabriel Söderberg du FMI.

En effet, la question du retour sur investissement ne concerne pas seulement les groupes bancaires mais aussi les opérateurs télécoms – tels que le français Orange et le sud-africain MTN – qui ont développé depuis des années des offres de Mobile money, parfois face aux hésitations des Banques centrales.

Mais le sujet va au-delà des institutions traditionnelles et concerne également la fintech africaine, dont les modèles économiques portent au moins en partie sur l’élimination des barrières aux paiements et la réduction des coûts, comme l’a montré la percée fulgurante de l’américain Wave en Afrique de l’Ouest.

Les MNBC éliminent « le besoin d’intermédiaires tiers inutiles, et rationalisent ainsi la compensation des paiements tout en permettant une véritable interopérabilité », explique DSF Africa, l’institution britannique dévolue au renforcement du secteur financier en Afrique. Combien de start-up, de banques et d’acteurs des telcos en Afrique jouent aujourd’hui ce rôle « d’intermédiaires tiers » que les e-monnaies nationales pourraient rendre obsolètes ?

L’exaspération du gouverneur de la CBN face à la lenteur du déploiement de l’enaira est peut-être un indicateur de l’ampleur du phénomène.

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