Africa-Press – Djibouti. Les scientifiques l’avaient surnommé Julio. Ce jeune cachalot d’environ 15 mètres de long a été tué le 26 juillet 2024 dans une collision avec un navire dans le détroit de Gibraltar. Les chercheurs du centre d’observation des baleines Circe (Conservation, information et recherche sur les cétacés), qui l’ont découvert avec une plaie béante, connaissaient depuis plus de dix ans l’animal, observé en parfaite santé la veille encore.
Estimée à environ 1000 individus, la population des cachalots en Méditerranée est classée en voie de disparition. D’après les études réalisées par le Circe, au moins cinq cachalots y ont trouvé la mort ces dernières années lors de collisions avec des navires. Les cachalots migrent périodiquement par le détroit de Gibraltar pour s’y nourrir et rejoindre des eaux plus chaudes et calmes, propices à la reproduction et à l’élevage des jeunes. Mais ce même détroit voit passer près de 300 navires chaque jour, soit environ 100.000 navires par an, qui transportent 50 % de produits pétroliers et 40 % de gaz consommés par les Européens.
Ce schéma de superposition des autoroutes maritimes sur les lieux de vie des baleines se retrouve hélas dans de nombreuses régions océaniques, et la problématique des collisions avec les cétacés est devenue l’une des premières causes de mort non naturelle et de réduction drastique de leur espérance de vie, donc de reproduction. L’avenir s’annonce sombre: la croissance des échanges mondiaux s’accompagne d’une intensification du trafic maritime. Et ce, alors que « six espèces de baleines sur 13 sont classées en danger d’extinction ou vulnérables, souligne Emma Heslop, océanographe à la commission océanographique intergouvernementale de l’Unesco. Et maintenant que la banquise fond en Arctique, les bateaux passent dans des endroits où les baleines boréales se reproduisent. »
Or, les baleines jouent un rôle crucial dans l’écosystème océanique. En 2021, une étude publiée dans Nature par des chercheurs américains de l’université Stanford a montré que la disparition d’environ 1,5 million de baleines à fanons tuées entre 1910 et 1970 autour de l’Antarctique a entraîné une diminution du krill, malgré l’absence de leurs prédatrices. En effet, en se nourrissant dans les eaux profondes riches en nutriments et en déféquant près de la surface, elles fertilisent ces eaux avec le fer de leurs excréments et favorisent ainsi la croissance du phytoplancton, dont se repaît le krill et de nombreux autres organismes marins. Et lorsqu’elles meurent et sombrent dans les profondeurs, leurs carcasses deviennent source de nourriture dans un environnement pauvre en nutriments.
En mer, le bruit à basse fréquence des moteurs est très difficile à localiser, pour les baleines comme pour les humains. La détection des sous-marins ennemis a ainsi nécessité de développer de nombreuses technologies, à l’instar des sonars et autres réseaux d’hydrophones fixes. Le phénomène de « cône d’ombre acoustique » rend cette détection difficile, voire impossible: le moteur étant fixé à l’arrière du bateau, la masse de celui-ci bloque ou dévie la propagation des ondes sonores. Cela crée une région sous le navire où les sons provenant de l’extérieur ou de l’intérieur du bateau sont considérablement atténués, voire totalement absents. La baleine ne peut de ce fait anticiper l’arrivée d’un bateau.
Or, à l’heure où le commerce mondial explose, réduire le temps de livraison est devenu un atout de vente et les navires voyagent de plus en plus rapidement, certains d’entre eux poussant leurs moteurs pour atteindre 35 nœuds (environ 65 km/h). La force d’impact lors d’une collision avec une baleine est alors beaucoup plus grande, ce qui augmente le risque de blessures graves ou de décès pour l’animal.
Pour tenter de sauvegarder les populations de baleines, la solution la plus simple consiste à réduire la vitesse des bateaux à 10 nœuds (environ 18 km/h). L’énergie cinétique du bateau est diminuée, ce qui réduit la gravité des blessures en cas de collision. Surtout, cela laisse plus de temps aux équipages pour repérer les baleines et les éviter. Une telle limitation a été imposée par le gouvernement canadien dans le golfe du Saint-Laurent après la découverte de cadavres de baleines franches de l’Atlantique Nord (Eubalaena glacialis), une espèce classée comme « en danger critique d’extinction ». En 2022, le consortium de recherche sur les baleines franches de l’Atlantique estimait qu’il ne restait qu’environ 340 individus, dont seulement 70 femelles reproductrices. Leur espérance de vie est passée de 70 à 35 ans.
Des limitations de vitesse en mer non respectées
La réduction de la vitesse à 10 nœuds a aussi été instaurée dans le sanctuaire Pelagos, une zone maritime protégée qui s’étend entre la France, Monaco et l’Italie afin de protéger notamment des rorquals communs – deuxième plus grande baleine au monde -, des cachalots, des familles de globicéphales noirs, diverses espèces de dauphins et le phoque moine, l’une des espèces les plus menacées de la Méditerranée. Or cette mer concentre aussi 25 % du trafic maritime mondial et, en période estivale, le trafic touristique entre la Corse et le continent s’effectue à 85 % par voie maritime.
Depuis 2017, les bateaux battant pavillon français ont l’obligation d’avoir à bord un système de repérage en temps réel des cétacés – le système de navigation Repcet ou son équivalent. Il permet de signaler toute observation de cétacés, transmise à une base de données centralisée, qui la rediffuse à tous les autres navires utilisant le système dans la zone concernée afin qu’ils abaissent leur vitesse ou se déroutent. Cependant, « les bateaux ne changent ni leur vitesse ni leur route, déplore Théa Jacob, chargée de programme Espèces marines et pêche durable au WWF, à Marseille. Notamment parce qu’un cargo naviguant d’Asie en Europe fonctionne essentiellement avec un pilote automatique et à vitesse constante. Aussi, par souci d’efficacité, nous avons changé notre fusil d’épaule et lancé le chantier des zones maritimes particulièrement vulnérables (ZMPV). »
Ce dispositif vise à protéger des sites et écosystèmes qui, en raison de leur importance écologique, socio-économique, culturelle ou scientifique, sont menacés par les impacts des activités humaines, notamment du trafic maritime. À ce jour, l’Organisation maritime internationale (OMI) a identifié 16 ZMPV pour lesquelles ont été prises des mesures de protection restrictives. La première d’entre elles fut, en 1990, la Grande Barrière de corail australienne, à laquelle ont été adjoints par la suite le détroit de Torrès et la partie sud-ouest de la mer de Corail. D’autres lieux emblématiques, tels que l’île de Malpelo en Colombie (2002) ou les cayes de Floride, aux États-Unis, bénéficient d’une protection.
Le 7 juillet 2023, l’OMI a acté la création d’une telle zone au nord-ouest de la mer Méditerranée. Cela implique de définir des corridors de circulation des bateaux, matérialisés notamment par des balises acoustiques. Hélas, les associations n’ont pas réussi à imposer la réduction de vitesse obligatoire, « car cela bouscule le modèle économique des cargos et des navires-citernes « , constate Ludovic Frère Escoffier, responsable du programme Vie des océans chez WWF France. Pour les ferrys, qui desservent notamment la Corse, « il faut mettre en place des couloirs à haute vitesse, explique Théa Jacob, et équiper les bateaux de systèmes acoustiques performants pour détecter les cétacés, qui les localiseront précisément par triangulation. Mais ce n’est pas encore au point. »
Le tourisme, autre fléau pour les mammifères marins
Dans certaines régions, le tourisme est devenu un fléau pour les mammifères marins, à l’instar de l’archipel des Canaries. Selon l’Institut national de la statistique d’Espagne, 14,6 millions de touristes ont rejoint ces îles de l’Atlantique en 2022, dont une large partie grâce à une flotte importante de ferrys rapides. La compagnie Fred Olsen dispose notamment d’un des plus grands trimarans à passagers au monde, le Benchijigua Express, capable d’atteindre une vitesse de plus de 40 nœuds (près de 75 km/h) en transportant environ 1300 passagers et 340 véhicules. Le catamaran rapide de nouvelle génération Volcán de Tagoro, de la compagnie Naviera Armas, emporte ses près de 1200 passagers et leurs véhicules à la vitesse de 36 nœuds.
Or, on trouve dans ces mêmes eaux la plus grande population de globicéphales tropicaux (Globicephala macrorhynchus) au monde, notamment entre Tenerife et La Gomera. Cette population, qui compte plusieurs centaines d’individus, a un faible taux de reproduction annuel: les femelles n’atteignent la maturité sexuelle que vers l’âge de 8 à 12 ans et s’investissent pendant plusieurs années dans les soins parentaux envers leur progéniture. Si les collisions avec des ferrys engendrent plus de morts qu’il n’y a de naissances, la viabilité à long terme des globicéphales pourrait être menacée. Les armateurs se disent conscients du problème et équipent les bateaux de caméras à infrarouge pour détecter les baleines à distance. Mais l’efficacité du dispositif n’a pas encore été évaluée.
Les corridors de navigation qui pourraient être mis en place dans les prochains mois en Méditerranée nord-occidentale existent déjà dans d’autres régions du monde. Ces dispositifs de séparation du trafic (DST) dévient les routes maritimes en fonction des besoins des cétacés. C’est le cas notamment dans le golfe de Panamá, où plus de 14.000 navires empruntent chaque année le canal pour transiter entre l’Asie et la côte est américaine. Mais c’est aussi vers les eaux chaudes panaméennes que migrent chaque année deux populations de baleines à bosse qui parcourent des milliers de kilomètres depuis l’Antarctique et depuis l’Alaska pour se reproduire et donner naissance à leurs petits. Pour minimiser les contacts entre les animaux et la flotte marchande, il a été établi un passage obligatoire dans un corridor marin et, depuis 2013, une réduction de la vitesse à 10 nœuds (environ 18 km/h) du 1er août au 30 novembre de chaque année, dans les deux voies de circulation du dispositif.
Le plus gros DST au monde est établi au sud du Sri Lanka, une zone à fort trafic maritime. Ce couloir est l’une des principales routes de navigation reliant l’Asie à l’Europe et voit transiter plus de 40.000 navires chaque année, selon l’OMI, en majorité des porte-conteneurs, des pétroliers, des méthaniers, des vraquiers et autres navires de transport de marchandises. Créé en 1980 pour gérer de manière sécurisée le volume important de trafic maritime, ce corridor s’est révélé chevaucher une importante zone de remontée d’eau (upwelling) sur le plateau méridional du Sri Lanka. « Ces eaux spécifiques et la productivité biologique accrue associée à la remontée d’eau servent de zone d’alimentation majeure pour une grande variété d’espèces marines, y compris une proportion substantielle de la population du nord de l’océan Indien de baleines bleues menacées, connues pour être présentes dans ces eaux tout au long de l’année « , soulignait en 2023 l’OMI dans un appel à établir un nouveau DST dans la région.
Éviter les zones d’habitat des cétacés
De fait, la présence des baleines bleues (Balaenoptera musculus) au large du Sri Lanka n’a été documentée qu’au début des années 1980 et cet habitat n’a donc pas été pris en compte lors de la mise en place du DST. Cette superposition malheureuse fait de cette route maritime l’une de celles où le risque de collision avec un cétacé est le plus élevé ! Une étude dirigée par l’écologue sri-lankais Tharaka Priyadarshana en 2016 indiquait que le risque serait réduit de 95 % si la navigation se déportait de seulement 15 miles nautiques (environ 28 km) plus au sud. Pourtant, aucune modification du dispositif actuel n’a encore été approuvée par l’OMI.
Ce qui a amené Armateurs de France, l’organisation professionnelle des entreprises françaises de transport et de services maritimes, à encourager « ses membres à adopter des mesures volontaires de déroutement et/ou de réduction de la vitesse de leurs navires dans deux zones maritimes: la fosse hellénique en Méditerranée et le sud du Sri Lanka dans l’océan Indien, pour protéger les mammifères marins menacés dans ces régions. »
La fosse hellénique, et plus spécialement les zones au sud-ouest du Péloponnèse et de la Crète, constitue l’un des cas les plus dramatiques au monde, puisque la population de cachalots y a été divisée par deux en dix ans et représente moins de 200 individus… Des armateurs comme Orange Marine ont donc suivi cette recommandation pour leurs navires en transit afin d’éviter de façon pérenne les zones d’habitat de cétacés. « Les relativement faibles conséquences commerciales nous permettent d’adopter cette mesure d’évitement qui nous paraît pertinente d’un point de vue environnemental « , a indiqué Didier Dillard, son président.
Une nouvelle initiative menée par le Benioff Ocean Science Laboratory de l’université de Californie à Santa Barbara (États-Unis) mise désormais sur l’intelligence artificielle (IA) pour surveiller l’activité des baleines le long de la côte californienne. Ce programme, appelé Whale Safe, combine plusieurs outils pour détecter la présence de baleines: des bouées équipées de capteurs acoustiques capables de détecter leurs vocalisations, des modèles prédictifs utilisant des données océanographiques et historiques sur leurs migrations, complétés par les observations faites sur le terrain par des scientifiques et autres navigants.
Ces données sont analysées en temps réel et une carte interactive est mise à jour régulièrement pour indiquer aux navires les zones à risque de collision. Big data et IA seront peut-être demain le meilleur moyen de localiser les baleines dans l’océan, et donc de les protéger.
Les courses à la voile n’y échappent pas
En novembre 2022, alors qu’il participait à la Route du rhum, célèbre course transatlantique en solitaire, le skipper français Fabrice Amedeo a violemment heurté un cétacé avec son voilier monocoque au large des Açores. Le choc a endommagé gravement la structure du bateau, l’obligeant à abandonner la course et, quelques jours plus tard, à déclarer son naufrage. Les fameux ofnis (objets flottants non identifiés), responsables de nombreuses collisions lors des grandes courses au large, regroupent des conteneurs tombés de bateaux et plus généralement des cétacés et autres mammifères marins.
Les bateaux de course atteignent pour les plus rapides la vitesse de 30 à 40 nœuds (environ 55 à 75 km/h). À cette vitesse, une baleine endormie n’a aucune chance d’en réchapper. « Les habitats des baleines sont souvent des endroits où le parcours de course nous emmène, reconnaît la navigatrice Alexia Barrier. Il y a encore aujourd’hui une omerta sur ce sujet, mais je m’attelle à sensibiliser les organisateurs de courses au large pour qu’ils modifient leur parcours en tenant compte de ces données. Il faut par ailleurs s’appuyer sur des logiciels de navigation pour signaler aux autres navigateurs une présence animale. »
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