Africa-Press – Djibouti. La vache, quelle histoire ! Les visiteurs ayant frôlé leurs croupes au Salon international de l’agriculture (SIA) en février dernier, à Paris, ont admiré les derniers avatars d’une espèce millénaire que l’humain a arrachée à la nature. Placides, ces animaux domestiques sont les descendants directs des aurochs dont ils ont perdu la sauvagerie et la richesse génétique. Sélectionnés pour leur docilité, puis pour leur productivité en viande et en lait, les bovins actuels Bos taurus ont été façonnés pour répondre aux besoins des humains.
Au point de réduire à l’extrême le nombre de taureaux reproducteurs afin de diffuser les gènes les plus intéressants pour l’élevage intensif. Une trajectoire étonnante: il y a 11.000 ans seulement, l’espèce était la plus diverse qui soit. C’est ce que vient de démontrer définitivement dans Nature, en octobre 2024, une équipe internationale menée par le Trinity College de Dublin (Irlande).
Pour la première fois, les génomes de 38 ossements de l’aurochs ancestral Bos primigenius, retrouvés dans des sites archéologiques européens et asiatiques vieux de 47.000 à 4000 ans, ont été séquencés. Ce travail confirme les différentes sous-populations de l’espèce apparue il y a 2 millions d’années en Asie. « Ce grand herbivore de plus de 2 mètres de haut au garrot est arrivé en Europe il y a environ 650.000 ans, si bien que l’espèce était alors présente dans toute l’Eurasie « , raconte Aurélie Manin, archéozoologue et coauteure de l’article de Nature.
Les aurochs étaient divisés en trois sous-populations
Quand l’holocène, notre ère géologique actuelle, débute, il y a 11.700 ans, les aurochs sont divisés en trois sous-populations, l’une occidentale dite taurine, ancêtre de nos vaches, la seconde à bosse, qui donnera dans toute l’Asie les zébus, et une souche africaine dont on sait peu de choses du fait que les races propres à ce continent ont été décimées par une peste bovine au 19e siècle et remplacées par du bétail d’importation. « Ainsi, avant la domestication, l’aurochs était une espèce avec une riche diversité génétique « , souligne Aurélie Manin.
Ces millions d’individus vivant en troupeaux ont façonné le paysage pour notre plus grand profit. Par leur herbivorie, les aurochs ont en effet freiné la colonisation des forêts et pérennisé les prairies. Ce qu’il s’est passé lors de la rencontre avec les humains n’est vraiment connu que depuis quelques décennies, et ce grâce aux progrès génétiques qui ont permis de séquencer l’ADN des os retrouvés dans les sites archéologiques et dans la nature. « Nous avons pu ainsi retracer l’origine des premiers aurochs domestiqués « , se réjouit Jean-Denis Vigne, chercheur au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.
Pour cela, les archéologues ont un indice: la domestication entraîne une réduction de la taille des individus du fait de la sélection des plus dociles et accessibles. L’exhumation dans les sites archéologiques d’os de bovins plus petits que ceux des aurochs implique la présence d’animaux domestiqués. « Cette technique appliquée aux ossements du site de Mureybet, situé dans la vallée moyenne de l’Euphrate [Syrie actuelle], a montré que la taille des mâles avait sensiblement diminué il y a environ 10.500 ans, alors que celle des femelles était restée stable, expose Jean-Denis Vigne. De ce fait, la différence entre les deux sexes s’est réduite, phénomène dénotant des modifications hormonales liées à la vie en captivité ou un début de sélection par les humains des taureaux les moins agressifs « .
Les taurins ont ainsi été domestiqués 2000 ans avant le zébu. Cette région des confins de l’Anatolie est l’unique théâtre de la sujétion des aurochs aux humains. Contrairement aux chèvres et aux moutons, la domestication des bovins s’est déroulée dans une région assez restreinte et sur un très petit nombre d’individus. « L’ADN ancien de 18 bovins iraniens du néolithique à l’âge du fer, comparé à de très nombreuses séquences génétiques de vaches modernes, a démontré que seules 80 femelles d’aurochs environ ont donné naissance à toute la diversité génétique des bovins taurins actuels ! « , s’étonne encore Jean-Denis Vigne.
Il est probable que la taille imposante de l’animal ait dissuadé nombre d’humains de s’en approcher. On ne peut qu’imaginer la rencontre puis l’adaptation entre des humains un peu plus téméraires face à des aurochs attirés par les chaumes des premiers champs cultivés. On ne sait rien des motivations de ces premiers éleveurs: prestige ou signe de richesse ? consommation du lait, attestée d’ailleurs à la même époque pour les chèvres et brebis ? utilisation de la force de portage ? Ce qui est certain, c’est que l’espèce connaît un drastique « goulet d’étranglement » de sa richesse génétique, passant d’une profusion de femelles sauvages à 80 domestiquées.
La diffusion des premières vaches est en tout cas rapide. L’équipe de Jean-Denis Vigne est à l’origine d’une découverte étonnante. De nombreux ossements appartenant à des animaux domestiqués ont été exhumés dans l’île de Chypre. Leur datation a montré que ces bovins étaient arrivés moins de mille ans après la première domestication. Ce qui implique qu’autour de -8000 ans, la complicité entre l’animal et l’humain était suffisante pour réussir un voyage en mer de 80 km.
Les vaches proviennent bien d’un seul lieu d’Anatolie
En 2001, une analyse des mêmes chercheurs irlandais ayant publié l’automne dernier dans Nature avait déjà confirmé que les spécimens vus au Salon de l’agriculture n’avaient aucun lien avec les aurochs vivant sur ces mêmes pâturages de l’ouest du continent, preuve que les vaches proviennent bien toutes d’un seul lieu d’Anatolie. Pourquoi les humains qui ont peint et gravé l’animal sur les parois des grottes du sud actuel de la France n’ont-ils pas domestiqué « leurs » aurochs ?
« L’hypothèse la plus vraisemblable réside dans le statut des grands bovins sauvages, dont la valeur symbolique était très forte, comme l’attestent les offrandes de bucranes [des ornements gravés] dans les tombes du mésolithique ou les représentations d’immenses cornes dans les monuments mégalithiques d’Occident, suppose Jean-Denis Vigne. Leur chasse jouait sans doute un rôle social ou initiatique inspiré par la sauvagerie et la dangerosité de l’animal, autant de caractéristiques que la domestication aurait abolies. »
Les relations entre les femelles domestiquées et les mâles sauvages n’ont cependant pas immédiatement cessé. Tout au long de la progression des troupeaux de l’est vers l’ouest du bassin méditerranéen, des aurochs ont « couvert » des vaches. La pratique a même été visiblement encouragée au néolithique dans l’actuelle Grande-Bretagne, vraisemblablement pour régénérer l’espèce. Au cours de ces milliers d’années, l’essor du nombre de vaches domestiquées a cependant coïncidé avec le déclin des aurochs. La chasse, la réduction des herbages laissés libres par les humains, les maladies transmises par les bovins domestiques, toutes ces causes entremêlées expliquent la disparition de l’aurochs. Le dernier spécimen attesté est mort au zoo de Varsovie en 1627.
Les bovins, eux, se sont donc multipliés. Dans l’agriculture de l’Antiquité au 19e siècle, ils servent aux travaux pénibles et produisent du lait et de la viande en autoconsommation familiale. La saillie est un échange entre voisins. L’un loue son taureau pour la vache de l’autre et le patrimoine génétique des 80 pionnières se diffuse ainsi, sans règles ni ambition d’amélioration du cheptel. Tout change au 19e siècle, en Angleterre.
Les éleveurs de Durham, à l’est de l’île, rédigent en 1822 le premier « herd book » (livre généalogique) pour encadrer l’évolution d’une race, la shorthorn, dont certaines lignées sont sélectionnées pour la viande, d’autres pour le lait. Après la première domestication en Anatolie, c’est le deuxième goulet d’étranglement. Les éleveurs sélectionnent les mâles qui développent le plus les caractères recherchés et éliminent les autres de la reproduction. Ces techniques d’élevage vont se diffuser lentement. En France, c’est sous la IIIe République que sont fondées les « sociétés d’élevage ». Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, où l’agriculture sort de son ère paysanne pour entrer dans l’industrialisation.
La loi du 28 décembre 1966 codifie l’usage des nouvelles technologies. La sélection animale utilise désormais trois outils principaux: le contrôle de la performance de chaque animal qui permet d’évaluer leur potentiel de production, les index de sélection pour retenir les meilleurs pour la reproduction et enfin l’insémination artificielle, qui permet de diffuser la semence des meilleurs reproducteurs et d’organiser ainsi des plans d’accouplement. La loi de 1966 s’intéresse aux races les plus productives et préconise la disparition des petites races locales aux performances médiocres.
C’est le troisième goulet d’étranglement. Et cette fois-ci, la perte de diversité génétique est abyssale. Les meilleurs taureaux reproducteurs se retrouvent pères de milliers de vaches, si bien que le brassage génétique devient inexistant avec des risques accrus de consanguinité. Ainsi, chez la vache montbéliarde, une génisse qui naît aujourd’hui a de fortes chances de n’avoir qu’un seul grand-père, géniteur de son père et de sa mère.
De plus, en système industriel, la concentration d’animaux proches génétiquement favorise le développement des maladies. Dans le monde, 20 % de la production animale est perdue à cause des virus et bactéries. En France, 80 % des jeunes bovins sont vaccinés contre les pathologies respiratoires qui se diffusent à grande échelle et 30 % des vaches allaitantes sont vaccinées contre les diarrhées néonatales.
Des risques de consanguinité sous-évalués
Dans les années 1970-2000, un petit nombre de super-reproducteurs tels Elevation, Chief, O-Man… ont eu des centaines de milliers de descendants, influençant fortement le patrimoine génétique de la race holstein. Si les gènes de ces taureaux garantissent aujourd’hui les capacités de production exceptionnelles de cette laitière de premier plan, les risques de consanguinité au sein du cheptel ont fortement augmenté. En France, les éleveurs sont invités à communiquer à l’Observatoire national des anomalies bovines (www.onab.fr) les signalements de veaux nés avec des malformations ou des tares.
« Malheureusement, nous n’enregistrons que 500 signalements par an pour 6 millions de naissances toutes races confondues, ce qui suggère que la plupart des cas ne sont pas recensés « , déplore Aurélien Capitan, généticien à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae). Les désordres immunitaires ou métaboliques d’origine génétique sont souvent confondus avec des maladies banales qui affectent les veaux ; aussi une nouvelle méthode permet aujourd’hui de repérer des régions du génome liées à une surmortalité juvénile ou à une réduction de la vie productive des vaches. « L’une des découvertes majeures, c’est la détection du syndrome Blird qui, chez les holstein, provoque un déficit de l’immunité intestinale et des retards de croissance « , se félicite le chercheur. La méthode devrait aussi permettre de repérer des mutations chez les taureaux reproducteurs.
Un encouragement à restaurer les races rustiques
Est-ce la fin d’un modèle intensif ? Les grands troupeaux sont encore largement majoritaires dans les deux Amériques et en Australie. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) plaide aujourd’hui pour des élevages moins concentrés qui fassent une place importante au bien-être des animaux et travaille à la restauration des races rustiques qui possèdent peut-être les gènes permettant d’adapter les bovins au changement climatique. La vache est à l’orée d’un nouveau chapitre de son histoire.
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