Africa-Press – Gabon. Dans une analyse perspicace et profonde, le Pr Boundzanga* plonge le lecteur au cœur des turbulences politiques et sociales du Gabon. Il analyse l’état de la Transition politique en cours au Gabon. Tout en reconnaissant la nécessité du changement, il met en garde contre les dérives d’un pouvoir militaire prompt à reproduire «le mépris des droits des gens, la concussion, le clanisme, le tribalisme» de l’ancien régime. L’affaire des employés de la SEEG aux crânes rasés et humiliés publiquement cristallise ses craintes d’une justice à deux vitesses. La Transition gabonaise parviendra-t-elle à rompre véritablement avec un passé toujours tentant ? Ou sombrera-t-elle dans une «fièvre» permanente ?
En médecine, on dit que la fièvre est un symptôme, c’est-à-dire la manifestation d’une maladie, un signe. Le coup d’Etat qui fait tomber l’ordre constitutionnel[1] est assurément le symptôme d’un mal très profond qu’il est paradoxalement appelé à soigner. Ce mal se décline en plusieurs maux: la terreur, la négation de la République, l’anarchie, l’affaissement des droits humains, etc. D’où la Transition a affiché l’ambition de restaurer la République et les institutions. Et nous sommes tombés dans la fièvre de la Transition, c’est-à-dire dans son effervescence, applaudissant ici, félicitant là parce que, comme des pèlerins, on croit avoir pris notre route vers la félicité. Encore faut-il que ce soit la bonne route ! Et quand bien même ce serait le cas, la route peut être parsemée d’embûches qu’il va falloir surmonter ensemble.
La terreur contre les droits des gens !
Jeudi dernier, la fièvre est montée lorsque, dans les réseaux sociaux, sont apparues les photos de huit agents de la SEEG, crânes rasés. L’histoire raconte qu’ils ont passé un séjour au B2. Quelques jours plus tôt, ces agents de la SEEG, négociant avec leur employeur leur droit, avaient menacé de couper aux Gabonais l’électricité et l’eau. Et le chef de l’Etat avait, après avoir entendu cette menace, répliqué la sienne en promettant de traquer ces grévistes jusque dans leurs maisons. Et ce fut fait ! Mais fallait-il raser les crânes de ces pères et mères de familles ? Cette histoire bouleverse notre instant commun, elle froisse notre conception de la dignité humaine. En comparaison, à Comilog, il y a eu aussi des menaces de grève, le ministre des Mines a éteint la grève sans raser le crâne d’aucun travailleur ni priver de liberté qui que ce soit !
Le Procureur général Moundounga, sur une autre affaire, est passé à la télévision nationale pour condamner avec raison des propos d’une autre compatriote dont l’histoire est attachée à l’ancien régime. Il a dit: « Nous reconstruirons ce pays dans l’ordre et la discipline, le tout dans le respect des droits et de la dignité humaine ». On apprécie. Mais où est la dignité humaine lorsqu’on rase ainsi les crânes de pères et mères de familles ? Où est la dignité humaine quand, en plus de cela, on filme les malheureuses victimes d’une évidente maltraitance et qu’on les balance dans les réseaux sociaux ? Voulait-on les honorer ou voulait-on les humilier ? La réponse est toute faite: l’objectif était de les humilier. Mais à quelle fin ? Sans doute pour s’adresser à d’autres futurs agents publics ou parapublics fantasmés par des grèves qui contrediraient notre essor vers la félicité. Les autres syndicalistes se tiennent désormais à carreau, le message est passé.
Sur l’affaire. Il est évident que la revendication de leurs droits n’appelle pas la privation des droits des clients de la SEEG. Une société en situation de monopole dont aucune raison d’ailleurs ne peut expliquer les déroutes de gestion et l’incapacité de fournir aux Gabonais l’eau et l’électricité. Le coup d’Etat du 30 août n’a pas fait tomber le droit commun, il n’a pas aboli les contrats entre un employeur et ses employés, il n’a pas mis fin au droit de grève et le nouveau pouvoir n’a pas discuté avec les partenaires sociaux pour négocier une suspension des revendications des travailleurs. Il faut réparer l’humiliation dont ils ont été victimes.
Justice pour les individus et justice pour les personnalités. Il est d’ailleurs surprenant que, pour une histoire de revendication des droits des travailleurs, on fasse subir manu militari des sévices corporels aux pauvres gens, tandis que pour des faits de diffamation et d’injures au Chef de l’Etat, l’on envoie d’abord un Procureur général pour menacer ceux qui pourraient être tentés par la licence expressive de la mère d’Ali Bongo. Quelle est la justice qu’on applique pour les « individus » et quelle est celle qu’on applique pour les « personnalités » ? Et comment peut-on prétendre être juste envers tous alors que l’inégalité de traitement est flagrante ?
En aucune façon, je ne peux être l’avocat d’Ali Bongo ni de sa maman Joséphine Kama. Mais il faut être conséquent ! Alors qu’on s’attendait légitimement à l’arrestation de monsieur Ali Bongo et un jugement retentissant sur les crimes ayant eu cours sous ses deux faméliques septennats, on a plutôt entendu qu’il était libre de ses mouvements. Pourquoi, en vertu de cela, sa maman ne peut-elle pas voir son fils ? Cela n’excuse guère sa licence expressive dite outrageante et diffamante, mais quand elle rappelle que son fils est libre et qu’elle a le droit de le voir, elle ne peut avoir tort ! Sur cette affaire d’outrage, Joséphine Kama ne devait-elle pas, dans la fièvre de la Transition, subir la même justice militaire qui rase les crânes des « individus » ? Mais non, elle doit jouir d’on ne sait quelle immunité parce qu’elle est une « personnalité ».
Transition de rupture ou de continuité ? A certains égards, d’aucuns ont peur que le passé ne passe pas. Ce qui a caractérisé le régime déchu, c’était le mépris des droits des gens, la concussion, le clanisme, le tribalisme, la corruption, la dépendance de la justice, l’anarchie, le culte de la personnalité. Quand un chef décide seul, c’est un autocrate ; quand plusieurs personnes décident, c’est la jungle ; quand la loi soumet tout le monde, c’est un Etat de droit. Dans quel régime sommes-nous en période transitionnelle ? Les militaires qui vantent leur discipline ont requis de copier les civils pour gouverner. Or les civils se sont manifestés par une telle gabegie qu’une partie du peuple est désormais convaincue que ce sont les militaires qui ont qualité à gouverner le pays. En réalité, beaucoup parmi eux freinent leur langue à dire que c’est le PDG qui a mal gouverné, et pas les civils en général… c’est PDG qui comptait aussi des militaires parmi ses membres ! Il ne faut donc pas jeter l’opprobre sur tous les civils. La tendance que prennent les militaires au pouvoir tend vertigineusement vers les pratiques civiles du PDG si on peut se permettre de raser le crâne de pauvres gens et les exposer sur la toile sans bornes des réseaux sociaux.
La tentation du passé. Quand les artisans du pire se retrouvent en première place, est-on en régime de rupture ou de continuité ? Il ne suffit pas de réaliser un coup d’Etat, chose extraordinaire en elle-même, de nommer quelques nouveaux acteurs au gouvernement et de produire un discours adossé à La Concorde pour entrer dans le nouveau monde. La purge n’a pas encore eu lieu, ni dans l’idéologie, ni dans la gouvernance, ni dans la pratique du pouvoir. C’est précisément parce que le passé résiste qu’il y a eu ce scandale des crânes rasés ; c’est parce que le passé résiste qu’il y a ces atalakous, nouveau mot pour désigner le culte de la personnalité ; c’est parce que le passé résiste que les criminels d’hier sont en liberté, attendant patiemment la moindre faille pour revenir au sommet de l’Etat ; c’est parce que le passé résiste que la corruption des esprits n’a pas cessé de produire des antipatriotes ; c’est parce que le passé résiste que les PDGistes peuvent considérer que cette Transition est la leur.
Le dialogue national ne changera pas les mentalités. C’est maintenant qu’il faut implémenter des nouvelles manières de vivre ensemble. Le dialogue national enfantera des lois et des décrets, il ne changera pas nos mentalités. D’ailleurs, les imposteurs auront fière allure à y aller, à jouer les maîtres parce qu’ils prétendent avoir l’expérience. Avec ce dogme de l’expérience, c’est le PDG qui fournit déjà à la Transition son personnel. Et au lieu de transition, nous n’aurions connu qu’une transmission du pouvoir. Le rôle de Transition n’est pas seulement de préparer les conditions d’une transmission démocratique du pouvoir, son rôle est aussi de donner une nouvelle direction au monde dans lequel nous voulons vivre demain et que nous commençons à vivre aujourd’hui.
Si le coup d’Etat du 30 août dernier ne s’inscrit pas dans un courant souverainiste à l’égard de la France, il est déjà un échec si son ultime et exclusif but était d’enlever Ali Bongo à la tête de l’Etat. Mais ce n’est pas le cas de toute façon, sinon les militaires auraient remis le pouvoir aux vrais civils tout de suite après. C’est le républicanisme qui l’emporte chez les militaires, et c’est la République qu’ils ont sauvée le 30 août 2023. En s’entourant d’un gouvernement, d’une Assemblée nationale, d’un Sénat et d’un Conseil Economique, Social et Environnemental, sans oublier la résurrection soudaine de la Cour constitutionnelle, les patriotes militaires – tous ne le sont pas – le CTRI avait conscience, et à raison, qu’il ne pouvait gouverner seul et qu’il devait se soumettre à l’autorité du texte qu’il a produit (la Charte) et la Constitution de 1991 à laquelle il se réfère. Il a bien compris qu’il fallait s’entourer d’une forme d’équilibre des pouvoirs qu’il va falloir respecter. C’est en ce sens qu’il ne peut raser aucun crâne sans recourir aux institutions qui lui permettent d’être juste dans ses décisions. Parce que nul ne souhaite l’échec de la Transition, nul ne souhaite l’échec du CTRI, nul ne souhaite l’échec du dialogue à venir. Mais on a peur que le passé ne passe pas. C’est pourquoi il faut s’engager dans une Transition de rupture. Cela se fait entre nous pour nous épargner une fièvre permanente. Tel est le sens de la bienveillance républicaine qui est notre crédo et notre dénominateur commun.
Par Noël Bertrand Boundzanga
*Maître de Conférences, Enseignant-Chercheur à l’UOB, membre de la société civile, écrivain
[1] Noël Bertrand Boundzanga, « Le vin est tiré, comment il faut le boire », dans Gabonreview, le 6 septembre 2023
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