« En Afrique, il faut rendre les mathématiques plus pratiques »

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« En Afrique, il faut rendre les mathématiques plus pratiques »
« En Afrique, il faut rendre les mathématiques plus pratiques »

par Szymon Jagiello

Africa-Press – Madagascar. ENTRETIEN. Au-delà de la prise de conscience des enjeux scientifiques pour l’avenir, le chercheur Mouhamed Moustapha Fall milite pour une approche plus concrète des sciences.

Les experts scientifiques avertis vous le diront tous, le continent fait face à une émigration importante de jeunes qualifiés. Ainsi, selon le Fonds monétaire international (FMI), « Les personnes originaires d’Afrique subsaharienne dans les pays de l’OCDE pourraient atteindre quelque 34 millions d’ici à 2050. » Pourtant, une partie d’entre eux, à l’image de Mouhamed Moustapha Fall, ont décidé de faire le chemin inverse avec l’objectif de faire rayonner la science africaine depuis le continent. Un retour en 2013 au pays de la Téranga qui s’est ponctué par l’entame d’une collaboration avec l’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS) dont il est devenu, en 2019, le président du centre situé au Sénégal. Au sein de cette institution, il a mené des travaux dans des domaines d’études comme la géométrie différentielle et les équations aux dérivées partielles qui sont aujourd’hui reconnus sur la scène internationale. En atteste sa récente nomination comme lauréat du prestigieux prix Ramanujan 2022 pour les jeunes mathématiciens des pays en développement, dont il est seulement le deuxième Africain à l’avoir emporté. À Dakar, il s’est confié au Point Afrique pour brosser un état des lieux sur les filières de la science, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (Stim) en Afrique.

Le Point Afrique : Vous êtes une des rares personnes issues du continent à être distinguée par le Centre international de physique théorique. En quoi consistait votre travail de recherche qui vous a permis de recevoir le prix Ramanujan 2022 ?

Mouhamed Moustapha Fall : Il m’est difficile d’identifier les pans de mes résultats de recherche qui ont motivé les pairs à me nominer pour ce prestigieux prix, car le comité de sélection à ses critères de choix qui lui sont propres. Je peux juste dire que mon travail porte sur l’analyse géométrique : une combinaison de la géométrie et des équations aux dérivées partielles (EDP). Je voudrais aussi préciser que les EDP sont très répandues dans la modélisation des phénomènes naturels jusqu’au monde sous-atomiques. Je pense avoir apporté des contributions assez colossales dans cette branche de recherche. De plus, le comité de sélection a aussi plébiscité mon travail pour l’avancement de la science en Afrique.

En parlant justement des mathématiques, quel état des lieux faites-vous de cette filière sur le continent ?

Malheureusement, la situation de ce domaine n’est pas très reluisante en Afrique. Pour cause, elles ont toujours été perçues comme une matière difficile, réservée aux génies à cause de son histoire antérieure, essentiellement du fait de l’approche d’enseignement très théorique. Cette pédagogie classique rendait les mathématiques très complexes et leur compréhension difficile pour les élèves.

L’enseignement des maths est-il à la hauteur au vu des enjeux contemporains, nous assistons tout de même à une révolution industrielle où 65 % des Africains qui sont actuellement à l’école primaire sont formés pour des emplois qui n’existent pas encore ?

Son enseignement n’est pas encore assez pratique et lié aux réalités de tous les jours. Pour rendre cette filière pertinente dans le monde contemporain, il ne s’agit plus d’amener les étudiants à mémoriser les formules, mais de ramener les formules aux réalités quotidiennes. Comment utiliser les mathématiques dans les périmètres maraîchers, voire dans les activités des petites et moyennes entreprises ? Voilà les questions que l’on doit aborder dans l’utilisation des calculs et des statistiques.

Comment changer la donne ?

Dans ce contexte, une réforme de l’enseignement primaire et secondaire s’impose. Nous devons l’adapter au monde actuel, très en avance dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), où vivent les enfants. Nous devons très tôt spécialiser les élèves en les exposant plus aux utilisateurs des sciences mathématiques dans les laboratoires, les entreprises, les banques, car ils passent beaucoup trop de temps dans les salles de classe, recopiant des formules dont ils ne comprennent pas l’utilité ! Ainsi, chez AIMS, certains de nos programmes de formation sont mis en place en collaboration avec des entreprises spécialisées dans le big data, l’intelligence artificielle ou la sécurité informatique. Cela donne un avantage à nos étudiants qui sont en général recrutés quelques mois après leur formation. Nous sommes convaincus qu’en rendant les mathématiques pratiques, nous créerons une nouvelle perception et un nouvel engouement chez de jeunes Africains pétris de talents pour qu’ils apportent leurs contributions au développement du continent grâce aux Stim.

Pour l’instant, les étudiants africains en sciences et en mathématiques se forment et travaillent en grande partie à l’étranger. Ainsi, selon l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), plus de 1 million de personnes issues du continent africain et titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur quittent chaque année leur pays d’origine. Comment inviter ces cerveaux à rester sur le continent ?

Il est malheureusement vrai que beaucoup d’entre eux quittent l’Afrique ! Cependant, il existe des centaines de jeunes scientifiques, comme moi, qui reviennent au pays chaque année grâce à l’existence de cadres qui favorisent de plus en plus la recherche et la réflexion scientifiques. Ainsi, plusieurs efforts sont en train d’être déployés par beaucoup de pays de la sous-région où nous observons une augmentation assez considérable des budgets des ministères de l’Enseignement supérieur. Au Sénégal, sur un budget global de 600 000 milliards de francs CFA, plus de 334 milliards (plus de 500 millions d’euros) sont alloués à ce ministère en particulier.

Comment mieux valoriser les opportunités d’apprentissage et d’innovation pour ceux qui en ont les capacités, à l’image de la Nigériane de 16 ans Faith Odunsi, championne mondiale des mathématiques ?

Il faut valoriser les talents en leur donnant de la place et du soutien. Ils pourront contribuer à des innovations importantes qui pourront changer la vie de plusieurs millions de personnes. Je dois aussi dire que la valorisation des talents ne doit pas exclure les autres. Tous nos jeunes d’aujourd’hui sont des talents. Il est impératif de rendre nos espaces d’apprentissage attractifs, les dédier aux techniques d’apprentissage modernes et adapter nos curricula. Ces curricula doivent sortir de la théorie et être plus pratiques. Une nouvelle façon d’enseigner les sciences mathématiques doit être promue en créant un écosystème favorable à l’épanouissement des chercheurs dans le pays et favoriser le retour des intellectuels résidents à l’étranger. Cela passe aussi par une révision des organes et des institutions chargés de l’évaluation de l’enseignement et de la recherche. Nous devons davantage valoriser l’excellence, promouvoir les jeunes prodiges et reformer les critères d’évaluation, qui existent depuis les années 1970, et qui sont basés uniquement sur la quantité de résultats produits par un chercheur et non sur la qualité.

Au-delà de la recherche et de l’enseignement, quel peut être l’apport des Stim dans le développement de l’Afrique ?

L’Afrique est le continent du futur en ce sens que son décollage est lié au progrès des Stim. Ils sont aussi la meilleure opportunité de création de richesse et de facteurs de production, donc, des facteurs d’emplois et d’employabilité. Nos politiques doivent intégrer cette dimension. De plus, l’inclusion des femmes est aussi primordiale, car elles ont un rôle essentiel à jouer dans l’émergence du continent grâce aux Stim. Cependant, elles font face à beaucoup de barrières, essentiellement à des pesanteurs sociales. Elles sont vite engagées dans des couples ou sont limitées dans la participation à cause de nos valeurs africaines qui sont importantes mais qui doivent évoluer et s’adapter au contexte actuel du monde. Par exemple, elles continuent de détenir les plus lourds fardeaux de ménage, de nos familles et de nos communautés. Le calendrier journalier, partout en Afrique, montre clairement que la femme a la responsabilité de plus de 60 % des charges familiales. Ces réalités dont, nous sommes par moments fiers, expliquent aussi la faible scolarisation des filles dans certaines situations. Nous devons accepter d’envoyer les filles à l’école et de les soutenir pendant qu’elles y sont. Nos politiques doivent avoir un regard particulier sur ces aspects, car la progression de l’égalité des femmes en Afrique pourrait ajouter 316 milliards de dollars à son PIB d’ici à 2025.

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