Manon Laplace
Africa-Press – Mali. En septembre 2023, les régimes putschistes malien, burkinabè et nigérien ont scellé leur union sur les plans diplomatique, économique et sécuritaire. Leur objectif : s’émanciper de la Cedeao.
Certains pourraient être tentés de n’y voir que pure rhétorique, ou bien une réponse du berger à la bergère qu’adressent trois régimes militaires à des organisations multilatérales qui les isolent diplomatiquement, et au premier rang desquelles figure la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dont ils sont pourtant membres.
En s’unissant au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), le 16 septembre 2023, les autorités de la transition du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont adressé un message fort à l’organisation ouest-africaine, qui les exhorte à rétablir l’ordre constitutionnel à grand renfort de sanctions économiques.
Alliance militaire
Cette union pourrait bien, cependant, dépasser le simple effet d’annonce. Avec l’adoption de la charte du Liptako-Gourma (du nom de la région frontalière entre les trois États), Bamako, Ouagadougou et Niamey ont avant tout scellé une alliance militaire. Le texte vise en effet à « établir une architecture de défense collective » et à renforcer la coopération entre les pays signataires, déjà engagés collectivement dans la lutte contre les groupes armés radicaux qui progressent dans le Sahel depuis plus d’une décennie.
« L’Alliance des États du Sahel va au-delà de la lutte antiterroriste. Elle prévoit une clause de défense collective, comme cela existe par exemple au sein de l’Otan, qui engage tout membre de l’Alliance à défendre les autres dans l’éventualité où ils seraient attaqués », explique Julien Antouly, doctorant et spécialiste en droit des conflits armés à l’Université Paris-Nanterre.
Difficile de ne pas voir dans cette clause de défense mutuelle une réponse au bras de fer diplomatique qui se joue en Afrique de l’Ouest. Niamey, qui a basculé dans un régime militaire deux mois plus tôt, est alors sous la menace d’une intervention armée de la Cedeao, qui exige que le président, Mohamed Bazoum, soit rétabli dans ses fonctions. D’emblée, Bamako et Ouagadougou mettent en garde : toute attaque contre le Niger sera considérée comme « une déclaration de guerre », une « agression illégale et insensée » contre laquelle la troïka sahélienne promet une « riposte immédiate ».
« Toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité du territoire d’une ou de plusieurs parties […] entraînera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties, de manière individuelle ou collective, y compris l’emploi de la force armée », précise ainsi la charte.
Cette charte stipule en outre, dans son article 5, que « les parties contractantes œuvreront à la prévention, à la gestion et au règlement de toute rébellion armée ou autre menace portant atteinte à l’intégrité du territoire et à la souveraineté de chacun des pays membres de l’Alliance ». Une promesse d’unité qui semble s’adresser directement aux rebelles indépendantistes du nord du Mali, avec lesquels Bamako est de nouveau en guerre depuis le mois d’août.
Volonté politique
Autant de réponses coordonnées aux défis individuels et communs que tentent de relever les juntes d’Assimi Goïta, d’Ibrahim Traoré et d’Abdourahamane Tiani. « On aurait tort de penser que l’Alliance des États du Sahel n’a été créée que pour répondre aux menaces de la Cedeao ou de ses autres adversaires, nuance Julien Antouly. Dans les mois qui ont suivi la signature de la charte, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont organisé des réunions interministérielles afin de structurer les volets économique et diplomatique de l’Alliance. Dans la foulée, le Mali a fait voter une loi de ratification et a incorporé certains engagements de l’Alliance à son arsenal législatif. »
Le renforcement de la coopération militaire entre les trois armées pourrait, lui, prendre du temps. « Cela suppose d’engager beaucoup de ressources et de personnel, de faire en sorte que la volonté politique se concrétise sous la forme de structures militaires opérationnelles, d’établir une chaîne de commandement, d’harmoniser les équipements militaires et de se former ensemble afin de mener des opérations conjointes. Et tout cela, a priori, sans l’appui de bailleurs de fonds », égrène Marc-André Boisvert, chercheur affilié au Centre FrancoPaix.
Se pose alors la question de la concrétisation de l’AES, née sur les cendres du G5-Sahel – un cadre de coopération régionale qui mettait l’accent sur la sécurité et le développement, et qui se trouve réduit au Tchad et à la Mauritanie après les départs consécutifs du Mali, du Burkina Faso et du Niger. « Le véritable enjeu sera d’ordre institutionnel. Le G5-Sahel s’est heurté à de nombreux problèmes de coordination. Le défi de la nouvelle alliance sera d’apporter des solutions viables », souligne Marc-André Boisvert.
Souveraineté retrouvée
Sur le plan institutionnel, les trois pays membres promettent de travailler de concert. Depuis novembre 2023, et sur la base des travaux menés par les ministres de l’Économie et des Affaires étrangères des pays membres, l’AES a pris une teinte plus politique.
Sur le plan diplomatique, le Malien Abdoulaye Diop, la Burkinabè Olivia Ragnaghnewendé Rouamba – remplacée depuis – et le Nigérien Bakary Yaou Sangaré ont promis d’œuvrer à « l’émancipation totale […], à la souveraineté pleine et entière des États membres ainsi qu’à l’émergence socio-économique dans l’espace du Sahel ».
« Les autorités militaires de la transition ont des intérêts communs, dans la mesure où les autres membres de la Cedeao et la plupart des acteurs occidentaux les marginalisent. L’AES permet à ces trois États de peser collectivement et de former un “contre-bloc” au sein même de la Cedeao, dont, bien qu’ils en soient suspendus, ils restent membres », décrypte Jean-Hervé Jézéquel, directeur du projet Sahel à l’ONG International Crisis Group (ICG).
Chantres de la souveraineté retrouvée, les juntes sahéliennes promettent de répondre, dans le cadre de cette alliance, à « l’hostilité géopolitique » et aux « diktats étrangers » auxquels elles sont confrontées. « Il y a cette idée qu’après avoir distendu les liens avec les Français, les Nations unies ou la Cedeao, les transitions sahéliennes continuent de se libérer de leurs chaînes. L’AES est une déclinaison de ce discours émancipateur que l’on a vu fleurir dans la région. Ce discours galvanise une partie de la population et recrée du lien entre les citoyens et leurs gouvernants. Mais le souverainisme ne permet ni de manger ni de boire ni de s’éclairer », ajoute Jean-Hervé Jézéquel.
Intégration économique
L’Alliance des États du Sahel ambitionne ainsi de faire mentir la prophétie selon laquelle l’isolement diplomatique des juntes conduira à l’effondrement économique des pays qu’elles dirigent. Les militaires au pouvoir promettent un nouveau modèle d’intégration économique, « permettant d’amorcer un développement harmonieux qui réponde aux aspirations et au bien-être des populations » au sein d’une future confédération sahélienne.
Stratégie commune d’industrialisation, sécurité alimentaire, agriculture, autonomie énergétique, télécommunications, réseaux routiers, transport aérien, ferroviaire et fluvial : tout est sur la table. Il n’empêche, les domaines de complémentarité économique sont limités. L’importante production agricole du Burkina Faso et du Mali pourrait certes trouver un débouché au Niger, qui produit moins que ces deux pays et qui connaît une forte croissance démographique. Mais, dans l’ensemble, les atouts et les faiblesses économiques de ces trois États enclavés sont similaires.
« Les économies malienne, burkinabè et nigérienne peuvent sembler peu complémentaires, mais, dans le projet de l’AES, on cherche davantage de convergence macroéconomique. N’oublions pas que ces pays ont des ressources importantes : de l’or, du coton pour le Mali et le Burkina Faso, de l’uranium et du pétrole pour le Niger. Se diriger vers une confédération pourrait favoriser l’optimisation des ressources, la réalisation d’économies d’échelle et le développement concerté d’industries complémentaires », précise l’économiste malien Modibo Mao Makalou, président du cabinet de conseil IBS et ancien conseiller à la présidence.
Unité monétaire
Les contours du projet économique de l’AES restent à préciser. Notamment concernant ses objectifs d’ »union monétaire », issus des recommandations publiées par les ministres de l’Économie de l’Alliance.
Une manière de préparer l’opinion à une sortie de l’Uemoa et du franc CFA ? Modibo Mao Makalou n’y croit guère. « Aucune clause de dénonciation n’a été activée pour sortir du CFA, alors même que cela aurait pu être fait lorsque le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont dénoncé les conventions fiscales qui les liaient à la France. »
Certains jugent même l’idée quasiment irréalisable à court terme pour ces économies fragilisées par les sanctions et par un contexte inflationniste global. « Battre sa propre monnaie suppose d’avoir une économie solide et une stratégie claire. Pour un pays comme le Maroc, dont la santé économique n’a rien à voir avec celle des États du Sahel, libérer sa monnaie de ses liens avec l’euro et le dollar n’a pas été facile, il a fallu du temps pour la stabiliser. Ce serait encore plus difficile pour des économies fragilisées comme celles du Mali, du Burkina Faso et du Niger », ajoute un spécialiste de la zone.
Plutôt qu’une alternative à l’Uemoa, l’AES pourrait être une alternative à l’intérieur de l’Uemoa. D’autant que, « sur le plan financier, les membres de l’AES ne pourront se soustraire au marché des titres publics de l’Uemoa, qui représentent une source de financement vitale et une part considérable de l’endettement de ces pays », ajoute un fin connaisseur de l’économie régionale.
L’AES pourrait néanmoins parier sur la mise en place d’institutions complémentaires. « L’une des recommandations formulées lors des rencontres interministérielles est la création d’un fonds de stabilisation macroéconomique. Cela permettrait aux trois pays de mieux résister aux différents chocs », assure Modibo Mao Makalou.
S’ouvrir à d’autres pays ?
Pour relancer les économies sahéliennes, l’une des solutions serait de sécuriser un accès à la mer. À cette fin, la charte du Liptako-Gourma pose les bases d’une ouverture « à tout autre État […] qui accepte les objectifs de l’Alliance », et interdit à ses membres d’établir un blocus sur les ports. Un point qui peut sembler surprenant au sein d’une alliance de trois pays sans la moindre façade maritime. À moins que l’AES ne se cherche, déjà, des partenaires côtiers. Par exemple du côté de Conakry, où un autre militaire putschiste, le colonel Mamadi Doumbouya, est au pouvoir.
source : jeuneafrique
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