Noir : de la couleur à la matière

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Noir : de la couleur à la matière
Noir : de la couleur à la matière

Africa-Press – Senegal. Anish Kapoor, l’un des plus célèbres sculpteurs contemporains, présentait ses œuvres au palais Strozzi de Florence (Italie) en février. Miroirs en acier poli créant des perspectives inversées, gigantesques blocs de cire rouge sang semblant avancer sur des rails… Autant de réalisations brouillant les frontières entre “Illusion et réalité”, titre de l’exposition. Une salle abritait aussi une collection d’objets d’un noir vertigineux, enduits d’un matériau considéré comme l’un des plus sombres fabriqués à ce jour. Dénommé Vantablack, il est constitué d’un réseau de nanotubes de carbone dix mille fois plus fins qu’un cheveu… qui absorbent 99,965 % de la lumière ! À tel point que les sculptures qui en sont recouvertes apparaissent sans reliefs ni détails en donnant “l’illusion du vide” alors qu’elles sont “emplies d’obscurité”, expliquait le plasticien britannique lors du vernissage.

Derrière le noir, couleur à part qui a souvent fasciné ou questionné les artistes et a été considérée durant des siècles comme une “non-couleur”, se cache en effet une variété de substances. Elles suscitent depuis une dizaine d’années un intérêt nouveau. “Les études académiques s’étaient surtout intéressées au noir en tant que teinte, ses aspects symboliques et esthétiques en particulier, observe Georges Roque, historien d’art et directeur de recherche honoraire au CNRS. Par idéalisme, sans doute aussi par facilité, elles faisaient littéralement abstraction des matières qui la constituent. ”

Mais de plus en plus de travaux s’efforcent de caractériser leur nature dans les objets d’art et vestiges patrimoniaux. “Ils dévoilent une multitude de substances minérales, végétales, animales ou artificielles produisant autant de nuances foncées “, s’enthousiasme Agnès Lattuati-Derieux, ingénieure chimiste au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF). Avec, à la clé, des informations précieuses sur les procédés de fabrication, les implications sociales et économiques ou la conservation des œuvres.

“Interactions entre matière et lumière”

Avant de présenter quelques exemples, rappelons d’où viennent les couleurs. “Elles résultent des interactions entre matière et lumière, celle perçue par l’œil humain en particulier dans les longueurs d’onde comprises entre 380 et 780 nanomètres “, pose Mathieu Thoury, de l’Institut photonique d’analyse non destructive européen des matériaux anciens (Ipanema). Ainsi, une tomate est rouge parce qu’elle absorbe les longueurs d’onde courtes (jusqu’à 605 nm) de cette gamme, réfléchissant les autres vers nos yeux. Tandis qu’une feuille verte capte les ondes spécifiques au rouge, au jaune et au bleu, ne reflétant que celles situées entre 520 et 560 nm. Or, les pigments noirs ont comme particularité de piéger la quasi-totalité de la lumière visible. “Leurs spectres de réflectance ressemblent ainsi à des encéphalogrammes plats “, relève Mathieu Thoury.

À l’échelle microscopique, ce sont les électrons constitutifs des atomes qui jouent un rôle clé. Selon deux types de phénomènes. Le premier concerne certaines formes ionisées de fer et de manganèse qui composent des minéraux comme la magnétite ou la manganite. “Du fait de leurs caractéristiques énergétiques, leurs électrons absorbent une part très importante de la lumière “, indique Ina Reiche, directrice de recherche CNRS au C2RMF. Le second mécanisme se manifeste dans les matières carbonées, où des électrons dits délocalisés (qui se déplacent librement dans le matériau) en piègent eux aussi une large portion. Le diamant, transparent, ne possède pas de tels électrons. Ils sont présents, en revanche, dans le graphite des mines de crayon, les hydrocarbures (bitume, goudron…) ainsi que les matières organiques végétales ou animales (très riches en carbone) ayant subi une combustion, à l’instar du charbon de bois.

Les charbons de bois, premiers pigments de l’art préhistorique

De tels morceaux de branches calcinées, des “fusains”, font partie des premiers pigments de l’art préhistorique. Datés de -36.000 ans, les plus anciens spécimens ont été retrouvés dans la grotte Chauvet, en Ardèche. Utilisés pour crayonner des mammouths ou rhinocéros laineux, ils provenaient de charbons de pin sylvestre, ont établi en 2018 des archéobotanistes français.

“C’est la première utilisation connue de la couleur noire ! ” souligne Ina Reiche. Soit dix mille ans environ après la plus ancienne œuvre figurative identifiée à ce jour: un sanglier dessiné avec des ocres rouges dans une grotte indonésienne, qui en 2021 a été datée d’au moins -45.000 ans. Il faut rester prudent: d’autres pigments n’ont peut-être pas été conservés. Mais le rouge puis le noir seraient ainsi les couleurs originelles, “probablement en raison de la disponibilité des gisements d’ocres et charbons de bois issus de foyers ou de torches”, précise Ina Reiche. D’abord monochromes, les représentations pariétales vont peu à peu se complexifier. À Lascaux, en Dordogne, la palette s’étend aux teintes jaunes (goethite) et violacées (hématite) parfois mélangées entre elles, avec des pigments noirs d’oxydes de fer et de manganèse combinés à des aluminosilicates.

Les matières noires de l’Égypte pharaonique offrent des exemples particulièrement intéressants de la complexité de certains mélanges. Associées aux limons noirs fertilisants du Nil et au dieu Osiris ressuscité des morts, elles étaient abondamment utilisées dans les rites de renaissance, pour embaumer les momies, peindre des statuettes, enduire les cercueils. “Ces substances ont été sous-analysées, sous-exploitées, les archéologues estimant qu’elles contenaient surtout du bitume “, note Agnès Lattuati-Derieux. Or, elles peuvent aussi renfermer de la cire d’abeille, des résines et gommes végétales, des graisses et huiles de goudron, ainsi que des proportions variables de bitume.

Des analyses publiées en 2023 montrent que des résines végétales provenaient, non pas de sources locales comme on le pensait, mais d’espèces endémiques d’Indonésie et du Sri Lanka, dévoilant ainsi de nouvelles routes commerciales ! Depuis 2020, une série de travaux examine aussi les éléments métalliques (porphyrines de nickel ou de vanadium) présents à l’état de traces dans les bitumes. Ils révèlent que ces substances visqueuses ont été rapportées de la mer Morte et d’Irak. “Le bitume, le plus noir des matériaux égyptiens, devait donc coûter cher, avance Agnès Lattuati-Derieux. C’est sans doute pour cela qu’il était réservé aux cercueils des hautes couches de la société et qu’on en trouve de moins en moins, voire plus du tout, dans ceux des basses strates. ”

Sous le manganèse, du charbon

Des prélèvements effectués en janvier dans la caverne préhistorique de Font-de-Gaume (Dordogne) livreront d’ici à la fin de l’année des informations importantes pour toutes les grottes ornées de la région, telle Lascaux. Ils concernent des dessins noirs, faits avec du charbon de bois, identifiés en 2020 sous les peintures polychromes de bisons et de rennes qui sont donc postérieures. Réalisées avec des oxydes de manganèse, ces peintures ne peuvent être datées de manière absolue. En analysant leur style, on estime qu’elles remontent à l’art magdalénien, de 17.000 11.000 ans. avant le présent. Or, les tracés au charbon récemment découverts peuvent être datés précisément, eux, grâce à la technique du carbone 14. “On saura donc s’ils correspondent aussi à la période magdalénienne ou s’ils la précèdent de plusieurs siècles ou milliers d’années “, annonce la chimiste Ina Reiche, qui participe aux travaux.

Des textiles noirs difficiles à obtenir, apanage des plus riches

Dans l’Europe médiévale, les habits de couleur noire étaient aussi l’apanage des plus riches, noblesse et clergé. “Les tissus les plus sombres gardant leurs teintes après lavage faisaient partie des plus difficiles à obtenir “, signale Georges Roque. Ces teintes étaient produites, notamment, par une suite d’étapes partant d’un bleu très profond. La technique la plus courante consistait toutefois à faire réagir des tanins (noix de galle, écorces) avec des sulfates ou oxydes de fer. Générant un noir virant au marron, elle servait à teindre les textiles et fabriquer des encres. Mais ces pigments, acides, pouvaient dégrader les parchemins ou tissus et requéraient de grandes précautions. “En raison de ces difficultés, les recettes étaient des secrets jalousement gardés. On les connaît donc encore mal, les documents historiques ne mentionnant que des généralités”, rapporte l’historien.

Il faudra attendre le milieu du 19e siècle pour que les couleurs opaques se démocratisent. Le chimiste anglais John Light-foot synthétise alors le noir d’aniline, premier colorant noir de synthèse. En mélangeant l’aniline (extraite du goudron de houille) à de l’acide chlorhydrique, du chlorate de potassium et du cuivre, on obtient en effet “de longues chaînes moléculaires par des réactions d’oxydation”, détaille Irene Bilbao Zubiri, doctorante en chimie analytique à Sorbonne Université. Les substances qui en résultent possèdent “un très fort pouvoir colorant et coûtent souvent moins cher que les colorants naturels”, précise-t-elle. Mais les réactions d’oxydation de l’aniline ne sont, au départ, pas suffisamment complètes, faisant verdir le noir. Au tournant du 20e siècle, les laboratoires européens et américains rivalisent ainsi pour les optimiser. “Ils élaboreront des centaines de colorants noirs: un patrimoine industriel tombé dans l’oubli que nous nous efforçons actuellement de redécouvrir et de spécifier”, confie Irene Bilbao Zubiri.

Exploités massivement dans l’industrie textile, ces noirs de synthèse serviront aussi à teindre les cuirs, tapisseries et cheveux ou à fabriquer des encres pour l’impression photographique. Mais pas pour la peinture d’art, car ils tendent à s’éclaircir et à se dégrader sous l’effet de la lumière. Les matières naturelles, organiques ou inorganiques, restent ainsi privilégiées, même si elles posent d’autres problèmes: “Lors du broyage, elles doivent être enrobées de grandes quantités d’huile ou autre médium pour devenir brillantes et être appliquées, ce qui augmente fortement le temps de séchage et la tension mécanique du matériau. Difficile à maîtriser, la peinture noire a donc souvent eu mauvaise réputation”, rappelle Pauline Hélou-de La Grandière, restauratrice du patrimoine et doctorante à CY Cergy Paris Université.

Disparu en 2022, Pierre Soulages en fera pourtant un usage intensif, participant ainsi à sa “réhabilitation”. Qualifié dès 1949 de “peintre du noir”, il formulera quantité de médiums composés de noir d’ivoire, noir de fumée, noir de Mars, brou de noix, etc. “Nous les analysons depuis quelques années en détail afin de mieux comprendre l’évolution et l’intention artistiques de Pierre Soulages et à des fins de restauration “, expose Pauline Hélou-de La Grandière.

Mais ces travaux visent aussi à caractériser les effets visuels engendrés par certaines structures (bordures d’empâtements, sillons), des surfaces granuleuses et diffuses ou, au contraire, planes et réfléchissantes de sa peinture. “Selon la position de l’observateur apparaissent ainsi des jeux d’ombre, une variété de reflets, et paradoxalement des noirs très lumineux “, relate Mathieu Thoury. Soit diverses tonalités à partir d’un même pigment ! Pierre Soulages l’affirmait d’ailleurs en 2007: le “grand noir”, le noir absolu, ne peut être atteint car il n’existe pas.

Des télescopes plus sensibles avec le Vantablack

En 2016, le sculpteur britannique Anish Kapoor s’arrogeait l’exclusivité artistique du Vantablack, l’un des matériaux les plus noirs au monde, composé de nanotubes de carbone alignés verticalement tels les arbres d’une forêt. Mais c’est pour un usage scientifique qu’il a été conçu quatre ans auparavant par la start-up anglaise Surrey NanoSystems. Objectif: améliorer la sensibilité des télescopes spatiaux en absorbant, à l’intérieur des systèmes optiques, les rayonnements parasites issus d’objets lumineux non ciblés. Le Vantablack réfléchit ainsi 17 fois moins de lumière que les peintures du télescope Hubble. Depuis 2015, il a été utilisé dans divers instruments des agences spatiales américaine, indienne et européenne.

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