Les risques pour la stabilité et la transition politique du Tchad dues aux retombées des combats au Soudan

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Les risques pour la stabilité et la transition politique du Tchad dues aux retombées des combats au Soudan
Les risques pour la stabilité et la transition politique du Tchad dues aux retombées des combats au Soudan

Anouar CHENNOUFI

Africa-Press – Tchad. En raison de la situation sensible du Soudan et de sa position au sein d’un groupe de pays dominés par la fragilité, les échos dangereux des batailles qui s’y déroulent se répercutent dans tous les pays voisins, menaçant de créer un état de troubles sécuritaires dans la région.

Les répercussions attendues de cette guerre sur les pays voisins et sur la sécurité de la mer Rouge, au cas où ces combats se poursuivraient, indiquent la possibilité que cela se transforme en guerre civile, car les indices de la survenance de ce scénario semblent augmenter continuellement.

Aujourd’hui, nous traitons du cas du TCHAD.

Quels sont les risques auxquels peut s’attendre le Tchad ?

Il importe de rappeler que le président Mahamat Idriss Deby subit des pressions internes et externes croissantes pour choisir un camp dans le conflit soudanais.

D’une part, les élites Zaghawa au Tchad s’attendraient à ce que N’Djamena soutienne les milices Zaghawa au Darfour, y compris matériellement, et ce pour faire face aux milices arabes. Les élites Zaghawa espèrent que ces milices pourraient s’unir à l’armée tchadienne en cas de nouvelle insurrection contre les autorités tchadiennes, comme elles l’ont fait au passé. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les troupes déployées par Deby le long de la frontière soudanaise sont majoritairement Zaghawa. Des observateurs pensent également que l’ancien chef rebelle darfourien Minni Minnawi, un Zaghawa faisant titre de « Gouverneur du Darfour », soutenu par le père de Deby au début des années 2000, s’est rendu à N’Djamena en juin 2023 afin de s’assurer le soutien des autorités.

Ces efforts peuvent être difficiles à ignorer pour Deby, étant donné qu’il a besoin du soutien politique du clan Zaghawa pour rester au pouvoir. De plus, les membres du clan au Tchad expriment déjà clairement leur mécontentement face aux récentes décisions prises par Deby – qui est Zaghawa du côté de son père et Gorane du côté de sa mère. Il s’agit notamment de forcer le départ à la retraite de plus d’une centaine de généraux au cours des deux derniers mois, une décision perçue comme une tentative de remaniement de l’armée. Répondre à leurs griefs, notamment en se rangeant du côté des Zaghawa au Darfour, pourrait rendre Deby globalement plus fort au Tchad, mais pourrait susciter aussi l’hostilité parmi les Arabes tchadiens qui font également partie de la coalition au pouvoir des élites du Nord à N’Djamena. Tout soutien aux Zaghawa au Darfour serait bien sûr mal accueilli par les Forces de soutien rapide et leurs alliés au Darfour.

À la mi-juin, Deby s’était rendu à Abu Dhabi pour signer un accord de coopération militaire qui a abouti à la livraison de véhicules blindés et d’équipements de sécurité quelques semaines plus tard. En juillet, les Émirats arabes unis ont ouvert un hôpital de campagne à Amdjarass, une ville du nord-est du Tchad (chef-lieu du département du Wadi Hawar dans la région de l’Ennedi Est). Ces mouvements suscitent des inquiétudes, que des observateurs ont exprimées en privé et en public, quant à l’utilisation du Tchad par les Émirats arabes unis comme base pour transférer un soutien matériel aux FSR au Darfour.

Bien que « non vérifiées », ces rumeurs pourraient affecter la perception de la neutralité réelle de la position de Deby et contribuer à accroître le mécontentement au sein du clan Zaghawa au Tchad. Cette désaffection, à son tour, pourrait préparer le terrain pour une lutte de pouvoir au sein de l’élite dirigeante qui pourrait profondément déstabiliser le pays.

Un autre risque pour la stabilité du Tchad vient de la pression exercée par l’arrivée des réfugiés soudanais dans des régions où vivent les Tchadiens à l’Est, et à l’approche de la saison des récoltes, les agriculteurs ont perdu l’accès à leurs champs, où se trouvent désormais des camps de réfugiés.

Le stress socio-économique qui en résulte n’a pas encore déclenché de réaction significative de la part de la population locale, comme l’a déclaré un chef traditionnel « nous nous soutenons et obéissons aux ordres ».

La présence massive de l’armée tchadienne a également, pour l’instant, dissuadé la transformation d’un mécontentement croissant en quelque chose de plus volatil, mais de plus en plus de réfugiés arrivent et ils resteront probablement au Tchad pendant longtemps, sachant que le pays accueille déjà environ 400.000 réfugiés soudanais de la guerre du Darfour des années 2000. Pour accueillir les nouveaux, les autorités locales s’approprieront probablement encore plus de terres agricoles. Les terres disponibles pour les couloirs de transhumance, où passent généralement les éleveurs avec leur bétail, seront probablement également réduites. De telles actions pourraient exacerber les tensions avec les réfugiés ainsi que les conflits intercommunautaires existants entre éleveurs et agriculteurs dans la région de l’Ouaddaï.

Les violences au Darfour pourraient affecter la transition politique du Tchad

Les autorités de transition doivent organiser un référendum constitutionnel le 17 décembre de cette année, lequel sera suivi d’élections législatives et présidentielle en 2024. Mais Deby pourrait utiliser l’urgence dans l’est du Tchad pour justifier un nouveau report du calendrier de transition, qu’il a déjà prolongé au-delà de ce qui était initialement convenu.

En juillet, le Premier ministre Saleh Kebzabo a laissé entendre qu’un tel changement pourrait être en cours, déclarant aux diplomates à N’Djamena que l’ampleur de la crise des réfugiés pourrait nécessiter de modifier la transition.

Il n’est pas clair si le report de ces dates clés aura un impact immédiat. Bien qu’elle puisse aggraver le mécontentement des Tchadiens et (si elle fait définitivement dérailler la transition) porter un sérieux coup à la fois à la gouvernance et aux perspectives de stabilité à long terme, les effets à court terme sont plus incertains. La répression du gouvernement après octobre 2022 a laissé l’opposition politique et la société civile incapables d’organiser des manifestations de masse. Pendant ce temps, les pays occidentaux, dont les États-Unis, la France et d’autres États membres de l’UE, pourraient être tentés de placer les besoins de sécurité à court terme au-dessus des principes démocratiques, car le Tchad reste leur « seul allié au Sahel après le coup d’État de juillet au Niger ».

De facto, ils peuvent fermer les yeux sur les retards dans les votes prévus, ainsi que sur les efforts de Deby et de son entourage pour conserver le pouvoir, nonobstant les conditions imposées par l’UA. C’est précisément ce scénario qui inquiète l’opposition politique et la société civile tchadiennes depuis l’été 2022, lorsque le dialogue national (auquel la plupart de ces groupes ont décidé de ne pas participer, le percevant comme insuffisamment inclusif) a commencé. En octobre 2022, les participants au dialogue ont déterminé que les membres de l’autorité de transition pourraient se présenter aux élections, ce qui a conduit à de violentes manifestations.

Afflux important de réfugiés arrivés dans l’est du Tchad

La résurgence des combats au Darfour a également déraciné des centaines de milliers de civils, et au cours des trois derniers mois, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés a enregistré 329.000 réfugiés soudanais nouvellement arrivés dans l’est du Tchad, ainsi que quelque 48.000 citoyens tchadiens qui ont fui le Darfour. Entre fin avril et début mai, les combats dans l’ouest du Darfour avaient chassé près de 9.000 Soudanais, principalement des Masalit (une communauté ethnique non-arabe installée principalement au Tchad et au Soudan, impliquée dans le conflit du Darfour), de leurs foyers. Vers la mi-mai, une deuxième vague d’environ 85.000 réfugiés est arrivée, dont des officiers de l’armée et de la police soudanaise, fuyant les attaques des Forces de soutien rapide.

Par ailleurs, depuis fin juin, Adré, le principal point d’entrée des réfugiés du Soudan, situé à 30 km à l’ouest d’El Geneina, voyait encore plus de réfugiés affluer, et les autorités y enregistrent 1.500 à 2.000 nouveaux arrivants par jour, principalement de la communauté Masalit. Le nombre réel de réfugiés est probablement beaucoup plus élevé que celui enregistré par l’ONU, car de nombreux Soudanais ont trouvé refuge chez des hôtes tchadiens. Les agences d’aide arrivent progressivement dans la zone, mais la réponse humanitaire reste insuffisante.

Que devrait faire Tchad pour y remédier ?

Pour ainsi dire, N’Djamena fait donc face à une myriade de risques à cause de la guerre qui fait rage au Darfour, et la pression des clans nationaux et des puissances étrangères pour choisir leur camp dans le conflit soudanais, ainsi que la crise humanitaire dans l’est du Tchad et les problèmes fonciers qui en découlent, pourraient avoir des effets déstabilisateurs sur un pays qui a déjà quelque peu chancelé ces derniers temps.

Les autorités pourraient invoquer la situation comme une raison pour laquelle le propre calendrier de transition du Tchad dérapera une fois de plus. Pour atténuer ces risques, les autorités de transition tchadiennes devraient prendre d’urgence les mesures suivantes avec l’appui des bailleurs de fonds internationaux, comme défini ci-après :

• Le président Deby, ainsi que les hauts gradés de l’armée, devraient s’en tenir fermement à la position « non interventionniste du Tchad », y compris dans les cadres diplomatiques formels.

Pour rappel, le 13 juillet 2023, en Égypte, les dirigeants des six pays sahéliens voisins du Soudan ont convenu de travailler ensemble pour résoudre le conflit soudanais, établissant un mécanisme de suivi qui a tenu la première d’une série de réunions à N’Djamena le 7 août dernier.

Selon les observateurs, et dans le cadre de cette initiative, Mahamat Idriss Deby devrait clarifier sa position selon laquelle le Tchad ne sera pas entraîné dans le conflit au Darfour, se concentrant plutôt sur l’utilisation de ses relations historiques avec les acteurs clés (y compris les liens formés par son père Idriss Deby Itno) pour faciliter la désescalade et promouvoir la politique et les arrangements de sécurité qui peuvent aider à stabiliser cette région.

Deby a fait un premier pas important dans cette direction à la mi-juillet, lorsqu’il a organisé une rencontre entre le frère influent d’Hemedti, Abdulrahim Hamdan Dagalo, et deux signataires de l’accord de paix de Juba, Minnawi et Jibril Ibrahim. Des initiatives similaires pourraient contribuer aux efforts de médiation pour mettre fin à la guerre au Soudan.

• En partenariat avec les autorités tchadiennes, les donateurs devraient intensifier l’assistance aux réfugiés soudanais dans l’est du Tchad.

Alors que les agences d’aide internationales commencent à mettre en place des opérations à la frontière, la coordination est essentielle pour une réponse plus ciblée et efficace.

• Les autorités devraient anticiper et travailler pour atténuer la pression socio-économique actuelle et future potentielle sur les communautés de l’est du Tchad avec les mesures suivantes.

Avant de relocaliser les réfugiés soudanais vers l’intérieur, ces autorités devraient renforcer la coordination avec les chefs traditionnels et les dirigeants communautaires pour parvenir à un consensus sur l’utilisation des terres. Étant donné que ces rôles de leadership sont traditionnellement occupés par des hommes, les organisations de femmes devraient également être impliquées dans les efforts visant à faire face à l’afflux de réfugiés, notamment pour s’assurer que les besoins et les priorités d’une grande partie des femmes réfugiées, et de leurs enfants, leur soient acheminés. Les autorités tchadiennes devraient établir des comités mixtes impliquant des réfugiés et des représentants locaux chargés d’identifier des sites appropriés pour de nouveaux camps de réfugiés qui n’interfèrent pas avec les activités des agriculteurs et des éleveurs. Entre-temps, la collaboration avec les agences d’aide internationales est cruciale pour fournir une certaine forme d’indemnisation aux Tchadiens touchés par l’urgence humanitaire. Une forme qui pourrait être des projets de développement local axés sur les infrastructures et la croissance économique. Ces mesures pourraient aider à empêcher l’escalade des tensions entre les réfugiés et les résidents de longue date, ainsi qu’à répondre aux griefs existants entre les éleveurs et les agriculteurs.

• Enfin, les autorités tchadiennes ne doivent pas utiliser les défis sécuritaires actuels et futurs comme prétexte pour simplement mettre de côté l’idée d’une transition.

Bien que l’opposition, la société civile et les partenaires étrangers n’aient aucun moyen de faire pression sur le gouvernement pour qu’il respecte le calendrier de transition, ou d’insister pour que les membres de la direction de la transition refusent de se présenter le jour des élections, Deby devrait s’appuyer sur les efforts de réconciliation de la CEEAC, dirigée par le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, et reprendre le dialogue avec toutes les parties impliquées dans le processus politique en vue des élections de 2024.

Avant tout, il devrait apaiser les tensions en reconsidérant l’éligibilité des gouvernants de la transition aux prochaines élections et en s’engageant publiquement à transférer le pouvoir aux civils à la fin de la transition.

C’est là le meilleur moyen d’éviter de transformer la transition du Tchad en une source de griefs et d’instabilité durables dans une région qui n’a guère besoin de plus de tels problèmes, et faire éviter à ce pays de retomber dans un gouffre sans fin.

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