
Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – Tchad. Le procureur général au Tchad a annoncé, le lundi 5 décembre 2022, soit après quelques jours de procédure judiciaire entamée à la prison de Koro Toro*, dans le nord du Tchad, que « 262 personnes ont été condamnées à des peines de prison variant entre deux et trois ans, tandis que 80 autres personnes l’ont été à un et deux ans, pour des délits non autorisés tels que : rassemblement, destruction de biens, incendie criminel et perturbation de l’ordre public », commis lors des manifestations pro-démocratie du 20 octobre dernier, des manifestations dites « meurtrières » où des centaines de personnes ont été placées en détention.
*Koro Toro est une prison à sécurité maximale, selon le président intérimaire de la Ligue tchadienne des droits de l’homme, qu’il a qualifiée de « Guantánamo tchadien ».
Pour sa part, le barreau tchadien, qui a boycotté le procès et suspendu toute activité tout au long de la procédure, a qualifié le procès de « parodie de justice ».
Retour sur les faits
Pour les Tchadiens, la date du 20 octobre était censée marquer la fin de la transition politique observée au dans le pays après la mort du président Idriss Deby Itno, en avril 2021. Mais, malheureusement, les groupes d’opposition et la société civile sont plutôt descendus dans la rue pour protester contre le déni continu de la démocratie, puis les choses ont empiré.
Devant cette situation, les Tchadiens ont tout de suite qualifié le 20 octobre de « jeudi noir ».
En plus des arrestations massives, des dizaines de manifestants pro-démocratie auraient été tués et blessés ce jour-là, dans l’une des pires répressions de l’histoire du Tchad. Des images publiées sur les réseaux sociaux ont montré des corps couverts du drapeau tricolore du pays, et parmi les victimes figurait le corps inerte du journaliste « Oredje Narcisse» qui, selon des témoins, aurait été abattu devant son domicile par des personnes en tenue militaire.
Funérailles du journaliste tué
Dans son communiqué lié à cette affaire, le gouvernement a officiellement fait état d’environ 50 morts, dont 10 membres des forces de sécurité, mais les partis d’opposition et les organisations de la société civile ont déclaré qu’environ 200 personnes périrent dans les violences, sachant que des corps sont apparus dans les deux rivières qui traversent N’Djamena, la capitale, sans compter les centaines de personnes qui furent emprisonnées..
Autre point noir ayant terni l’image de la démocratie au Tchad, c’est que dans les jours qui ont suivi le massacre, le gouvernement aurait suspendu sept partis politiques.
Une période très sombre au Tchad
Commentant ce qui s’est passé, le Vice-président du parti d’opposition « Les Transformateurs », Ndolembai Njesada, n’a pas caché son étonnement : « Nous avons des centaines de personnes portées disparues. Les prisons de N’Djamena sont pleines. Les gens ne savent pas où se trouvent les membres de leur famille », a-t-il déclaré, tout en ajoutant « C’est une période très sombre au Tchad ».
En fait, l’obscurité plane depuis la mort inattendue de l’ancien président « Idriss Deby père » dans des affrontements avec un groupe d’opposition armé en 2021. Immédiatement après sa disparition, la junte militaire dirigée par son fils, Mahamat Idriss Deby, avait pris le contrôle du pays, et tout de suite après le Conseil militaire de transition avait suspendu la constitution, mais s’était tout de même engagé à superviser une période de transition de 18 mois qui se terminerait par une transition vers un régime civil via des élections.
Seulement voilà qu’au Tchad, les choses ne sont pas allées comme prévu, car la transition a bénéficié d’une prolongation de deux ans, en plus de la prestation de serment du général Mahamat Deby en tant que président, de l’éligibilité de la junte à se présenter aux futures élections, et bien entendu de l’émergence de ce « triste » jeudi noir.
Et malgré quelques premiers signes de respect potentiel des règles de la charte de transition, le régime de Mahamat Idriss Deby a finalement dévoilé ses cartes. En effet, après l’extension de son pouvoir et après la répression violente dont furent l’objet ceux qui s’y sont opposé publiquement, le président a prononcé un discours, à la suite du « jeudi noir », lors duquel il a accusé les organisateurs de la manifestation de violence en signalant que la démocratie n’est pas au coin de la rue.
Certains observateurs en ont déduit que « S’il n’a pas peur de gouverner en toute impunité, c’est peut-être parce que la communauté internationale l’a laissé faire », et qu’à l’instar de son « papa », Mahamat Deby échappe également aux représailles grâce à la réputation du Tchad en tant que « rempart de stabilité dans un Sahel de plus en plus instable ».
Bénéficiant entre-autres de l’une des armées les plus puissantes de la région, le Tchad est depuis longtemps un partenaire-clé dans les stratégies de sécurité internationale, notamment l’opération française Barkhane, la force conjointe antiterroriste du G5 Sahel soutenue par les Nations Unies, la MINUSMA au Mali, et la force multinationale mixte créée pour lutter contre Boko Haram.
Il importe donc de noter que le Sahel est confronté à des défis croissants pour sa stabilité avec la poursuite de l’insurrection dans le bassin du Tchad, le conflit en cours au Darfour au Soudan, l’instabilité politique en Libye et une série de coups d’État à travers l’Afrique de l’Ouest.
On peut croire aussi que le maintien de la stabilité au Tchad, même au prix d’une construction démocratique de l’État, semble être la priorité de la communauté internationale. C’est d’ailleurs dans ce sens que la France, les États-Unis et l’Union africaine ont rapidement condamné la « répression du 20 octobre », mais le gouvernement tchadien n’a pas fait face à des sanctions ni à des suspensions.
Réaction de l’Union africaine
Dans un rapport présenté au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, le 11 novembre dernier, Moussa Faki, ancien Premier ministre tchadien et actuellement président de la Commission de l’Union africaine, a appelé l’organe régional à punir le gouvernement de transition pour ses actions. Les membres du cercle restreint du président Deby Jr ont rejeté sa ferveur comme une stratégie pour ses aspirations politiques, et le Conseil de paix et de sécurité n’a toujours pas pris la décision de suspendre ou de sanctionner le Tchad.
Autres réactions
Dans le même contexte, le chercheur tchadien à l’Institute for Security Studies Africa, Remadji Hoinathy, a laissé entendre que « La position de l’Union africaine depuis le début de cette transition a été très ambiguë », en ajoutant « Ils n’ont pas été fidèles à leurs principes face à un changement de pouvoir anticonstitutionnel ».
Hoinathy poursuit en soulignant que : « L’histoire de ce pays nous a montré que nous aimons organiser des dialogues politiques. Nous aimons mettre en scène la démocratie. Nous aimons organiser des élections…mais derrière tout cela, l’agenda reste le même : garder le pouvoir ».
Défi après défi…
A dire vrai, la répression politique n’est qu’un des nombreux défis auxquels les Tchadiens sont actuellement confrontés, car la veille du «jeudi noir», Mahamat Idriss Deby avait décrété l’état d’urgence en raison d’inondations historiques qui ont touché plus d’un million de personnes dans le pays.
Plus tôt dans l’année, le gouvernement a déclaré une urgence alimentaire et nutritionnelle alors que la guerre déclarée par la Russie contre l’Ukraine a intensifié une crise de sécurité alimentaire, à un moment où les affrontements entre éleveurs et agriculteurs, dans le sud rural tchadien, ont contribué à l’aggravation d’une situation sécuritaire régionale déjà délicate.
Alors que ces pressions s’intensifient, les Tchadiens poursuivront probablement leur campagne pour un système de démocratie et de gouvernance capable de relever ces défis.
« La chose vraiment cruciale à noter à propos des mobilisations du 20 octobre est qu’elles étaient révélatrices d’appels pour la démocratie à travers le pays », a déclaré Daniel Eizenga, chercheur au Centre d’études stratégiques de l’Afrique.
« Elles étaient également à très grande échelle alors que tout le monde avait une connaissance très claire des risques », a-t-il conclu.
L’opposition en fuite ?
Succès Masra
D’après les médias locaux, les dirigeants des groupes d’opposition auraient fui le pays, dont Succès Masra, le chef du parti « les Transformateurs », qui a rencontré des organisations de promotion de la démocratie à Washington. Les événements du «jeudi noir» n’ont fait que galvaniser, semble-t-il, tous ceux qui cherchent à transformer le Tchad.
« Nous enterrons notre peuple. Nous essayons de savoir qui est porté disparu », a déclaré à son tour le vice-président des Transformateurs, Ndolembaï Njesada.
« Ce combat ne finira jamais tant qu’il n’y aura pas justice et égalité au Tchad. Nous sommes à la croisée des chemins. Maintenant, nous attendons que la communauté internationale choisisse son camp ».
Où en sommes-nous réellement avec la crise au Tchad ?
Les efforts de Mahamat Deby pour se maintenir indéfiniment au pouvoir et balayer les événements du 20 octobre dernier sous le tapie, une journée qualifiée de « jeudi noir », vont probablement se poursuivre. Cependant, de plus en plus d’acteurs tchadiens attirent l’attention sur cette situation intenable.
On oublie souvent qu’il existe au Tchad une opposition civile légitime qui réclame un changement démocratique. L’incapacité des acteurs régionaux et internationaux à reconnaître ces groupes d’opposition augmente la probabilité d’une recrudescence de la violence politique et du conflit au Tchad, ce qui sera très déstabilisant pour la région. Une telle issue est évitable mais nécessitera une modération de la position du régime Déby envers l’opposition et une véritable voie vers le progrès démocratique.
D’ailleurs, on croit savoir que Succès Masra, un économiste et homme politique tchadien qui préside le parti politique « Les Transformateurs » lancé en avril 2018, a déposé une plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) contre le régime pour ses violations des droits humains à l’encontre des manifestants.
Paradoxalement, le régime actuel de Mahamat Deby, qui est en fait un prolongement de la politique de son « paternel », aurait bénéficié de son rôle stabilisateur perçu dans le carrefour tumultueux de l’Afrique du Nord, de l’Ouest et centrale, même si l’instabilité et l’insécurité étaient omniprésentes sous Idriss père. Pendant ce temps, les Tchadiens continuent de vivre dans l’un des pays les plus pauvres de la planète, qui est classé 190 sur 191 par l’indice de développement humain du PNUD, bien qu’il soit devenu un producteur et un exportateur de pétrole dans les années 2000.
De même, Transparency International classe à son tour le Tchad 164e sur 180 pays dans son indice annuel de perception de la corruption.
En outre, les organisations africaines ont donné au Tchad une sorte de « laissez-passer apparent ». L’Union africaine a déjà suspendu le Mali, le Burkina Faso, la Guinée et le Soudan pour leurs récents « changements anticonstitutionnels de gouvernement », mais malgré le fait que la prise de pouvoir de la junte militaire avait violé la stipulation de la Constitution tchadienne selon laquelle les élections doivent avoir lieu dans les 90 jours après la mort d’un président en exercice et que le président de l’Assemblée nationale doit servir de président par intérim, l’Union africain, par contre, a accepté de soutenir le gouvernement de transition tchadien tant qu’il a promis d’organiser des élections au cours de la période de transition de 18 mois et d’interdire aux membres de la junte de se présenter aux élections. Mais…ni l’un ni l’autre ne s’est produit.
Réaction des Nations Unies à Genève
L’examen du rapport du Tchad devant le Comité des Nations Unies contre la torture, la première semaine du mois de novembre 2022, a été largement dominé par la répression violente des manifestations survenues le 20 octobre dernier dans plusieurs villes de ce pays d’Afrique centrale.
À Genève, où devait être examiné initialement le deuxième rapport périodique présenté par le gouvernement tchadien, la réunion a finalement été recentrée sur « la répression des manifestations ».
Dans ce contexte, l’un des deux rapporteurs du Comité contre la torture sur le rapport de N’Djaména, Sébastien Touzé, a confié que « L’actualité des derniers jours nous a poussé à bouleverser l’ordre de nos questions pour nous focaliser sur les événements du 20 octobre dernier », tout en faisant part ainsi de la vive inquiétude du Comité face à ces événements.
600 à 1.100 personnes auraient été déportées dans la prison de haute sécurité de Koro Toro
Pour le gouvernement, ces événements sont le fait de plusieurs groupes de militants violents, organisés et coordonnés, et munis d’armes blanches, qui se sont délibérément attaqué, de nuit, à des symboles de l’État. Leurs organisateurs avaient appelé publiquement à la « rupture » et à la mise en place d’un nouveau gouvernement.
N’Djaména a affirmé que des attaques ciblées ont été lancées contre des personnes considérées comme proches du gouvernement, ainsi que contre des bâtiments publics, et ces attaques ont entraîné la mort de quinze agents de police. Aucun témoignage n’est venu confirmer que des hommes en civil et en armes qui auraient tiré sur la foule feraient partie de la police, a poursuivi la délégation tchadienne à Genève.
« Le gouvernement a ensuite fait face avec détermination pour préserver l’ordre public », a-t-elle conclu.
Un dossier qui restera ouvert, tant que les instances africaines et internationales concernées n’ont pas dit leur dernier mot là-dessus.
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