Résilience Africaine et Commerce avec Dr Yemi Kale

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Résilience Africaine et Commerce avec Dr Yemi Kale
Résilience Africaine et Commerce avec Dr Yemi Kale

Africa-Press – Tchad. Dans un échange avec le Dr Yemi Kale, économiste en chef et directeur de la recherche chez Afreximbank, quelques journalistes en charge de l’actualité économique africaine ont pu explorer plusieurs sujets liés à la résilience africaine face aux chocs mondiaux, à la dynamique du commerce intra-africain, aux défis de financement, à l’essor des devises locales via le système panafricain de paiement (PAPSS), à la nécessité d’une agence de notation africaine et aux alternatives à l’AGOA.

Onyinye Nwachukwu (Businessday Nigeria): Vous avez indiqué dans votre présentation que la croissance africaine restera résiliente face aux chocs mondiaux, avec une croissance moyenne d’environ 4 %, supérieure à la moyenne mondiale. Quels sont les principaux moteurs de cette dynamique de croissance? Par ailleurs, vous avez mentionné une baisse de l’inflation. Dans quelle mesure êtes-vous confiant que les politiques monétaires des banques centrales africaines pourront maintenir cette tendance à la baisse, particulièrement face aux défis persistants des chaînes d’approvisionnement?

Dr Yemi Kale: Concernant la croissance africaine, nous anticipons une résilience soutenue malgré les chocs mondiaux. Initialement, nous projetions une croissance de 4,4 %, mais en raison de l’expansion économique aux États-Unis et d’autres dynamiques globales, nous avons révisé cette prévision à 4 %. Le FMI, dans son dernier rapport, table sur une croissance de 3,3 %, similaire à celle de l’année dernière, ce qui reflète une stabilité. Que l’on adopte la perspective du FMI ou celle d’une croissance légèrement plus forte, le constat reste le même: l’Afrique résiste et maintient une dynamique positive.

Premièrement, le commerce intra-africain joue un rôle clé. Les pays africains commercent davantage entre eux, ce qui réduit leur dépendance aux partenaires traditionnels comme les États-Unis ou la Chine. Si la demande mondiale pour nos exportations diminue, le commerce intra-africain agit comme un amortisseur, car la demande interne au continent reste stable. Par exemple, pour la première fois dans l’histoire du Nigeria, le commerce avec d’autres pays africains a dépassé celui avec le reste du monde, une tendance observable dans de nombreux autres pays du continent.

« Pour la première fois dans l’histoire du Nigeria, le commerce avec d’autres pays africains a dépassé celui avec le reste du monde, une tendance observable dans de nombreux autres pays du continent. »

Deuxièmement, le soutien des institutions financières multilatérales, comme Afreximbank, la BAD ou d’autres, est crucial. Lorsque les financements traditionnels se tarissent ou que l’accès aux marchés internationaux devient difficile, ces institutions interviennent pour fournir des liquidités et limiter les impacts négatifs sur la croissance. Elles agissent comme un filet de sécurité face aux sorties de capitaux provoquées par les crises mondiales.

Troisièmement, les effets de base contribuent à cette dynamique. Depuis la pandémie de Covid-19, les économies africaines se redressent progressivement. Lorsqu’on part d’une base basse, les indicateurs économiques s’améliorent naturellement, même sans politiques exceptionnelles. Prenons l’exemple du Nigeria: la suppression des subventions sur le carburant a provoqué un pic d’inflation l’année dernière. Cette année, en l’absence de nouvelle hausse équivalente, l’inflation ralentit, ce qui réduit la pression sur les consommateurs. Cela améliore leur pouvoir d’achat, stimule la consommation et soutient la croissance. On observe également un retour à la rentabilité des entreprises, comme en témoignent les performances des marchés boursiers, notamment au Nigeria.

Sur la question de l’inflation et de notre confiance dans sa baisse durable, il est important de rester prudent. Nous nous appuyons sur des modèles macroéconomiques robustes, et chez Afreximbank, nos prévisions se sont révélées plus précises que celles du FMI ces dernières années. Cela nous donne une certaine assurance. Cependant, nous ne pouvons pas prédire l’avenir avec certitude, surtout dans un contexte mondial en évolution rapide. Par exemple, j’ai dû réviser ma présentation plusieurs fois pour intégrer de nouveaux développements. Pour l’instant, les tendances – effets de base, politiques monétaires et commerce intra-africain – soutiennent une baisse de l’inflation.

Enfin, l’Afrique bénéficie d’une position unique dans l’ordre mondial actuel, marqué par une polarisation entre les économies occidentales et orientales. Nous commerçons avec les deux blocs sans être impliqués dans leurs tensions.

« L’Afrique bénéficie d’une position unique dans l’ordre mondial actuel, marqué par une polarisation entre les économies occidentales et orientales. Nous commerçons avec les deux blocs sans être impliqués dans leurs tensions. »

Par exemple, lorsque la Chine réduit ses exportations de matières premières, l’Occident se tourne vers l’Afrique, ce qui stimule des pays comme le Ghana avec l’or ou le Nigeria avec le pétrole. Les crises mondiales, comme les tensions entre l’Iran et Israël, peuvent indirectement bénéficier à certains secteurs africains. En restant neutres et ouverts au commerce avec tous, nous transformons ces perturbations en opportunités. Cela renforce notre résilience et soutient notre croissance pour 2025.

Idriss Linge (Ecofin Agency): Vous avez annoncé un objectif de doubler le financement du commerce en Afrique dans les années à venir. Peut-on s’attendre à une répartition plus équilibrée des ressources financières, où le Nigeria ne capterait pas 52 % des fonds alloués? Par ailleurs, l’Union africaine et la Banque africaine travaillent à la création d’une agence de notation africaine. Comment cette agence pourra-t-elle convaincre les investisseurs internationaux, qui sont les principaux fournisseurs des ressources financières dont vous avez besoin?

Dr Yemi Kale: Pour répondre à votre première question, l’allocation des financements ne peut pas être uniformément répartie entre les pays africains, car elle dépend de la taille et de la capacité d’absorption de chaque économie. Prenons une analogie: si vous avez deux enfants et moi un seul, vos dépenses seront naturellement plus élevées. De la même manière, des économies comme le Nigeria, l’Afrique du Sud ou l’Égypte, avec des populations importantes, un grand nombre d’entreprises et des secteurs économiques diversifiés, nécessitent plus de ressources qu’un pays plus petit ou spécialisé, par exemple, dans le tourisme. À Afreximbank, nous n’allouons pas les fonds en divisant un montant fixe par le nombre de pays. L’allocation est proportionnelle à la taille de l’économie, au dynamisme des entreprises et à la capacité d’absorber ces financements. En comparant les allocations actuelles à la taille des économies, on constate qu’elles sont généralement alignées.

Concernant votre deuxième question sur l’agence de notation africaine, notre conviction est que les agences de notation traditionnelles ne comprennent pas les réalités africaines. Elles appliquent des critères conçus pour leurs propres économies, qui ne reflètent pas nos dynamiques. Par exemple, elles qualifient les pays africains de « à haut risque », ce qui justifie des taux d’intérêt plus élevés. Ces taux élevés augmentent le risque de défaut, ce qui, à son tour, est utilisé pour confirmer leur évaluation initiale. C’est un cercle vicieux.

« Ces agences qualifient les pays africains de « à haut risque », ce qui justifie des taux d’intérêt plus élevés. Ces taux élevés augmentent le risque de défaut, ce qui, à son tour, est utilisé pour confirmer leur évaluation initiale. C’est un cercle vicieux. »

Lors d’une discussion avec une agence, on m’a dit qu’Afreximbank pourrait être affectée par un prétendu « environnement opérationnel dégradé » en Afrique. J’ai répondu que c’est précisément le soutien d’Afreximbank qui empêche les économies africaines de s’effondrer, protégeant ainsi ses propres intérêts.

Les agences traditionnelles méconnaissent les nuances de nos économies. Par exemple, en Afrique, des décisions économiques peuvent être influencées par des facteurs sociaux, comme privilégier un commerce local ou familial, même si ce n’est pas l’option la moins chère. Ces réalités, qui n’ont pas de sens dans leurs modèles, conduisent à des notations défavorables qui nous pénalisent. C’est pourquoi une agence de notation africaine est nécessaire, capable de développer des indicateurs adaptés à nos contextes.

Quant à convaincre les investisseurs internationaux, il est vrai qu’une nouvelle agence fera face à des résistances initiales, comme ce fut le cas pour les agences actuelles à leurs débuts. Cependant, en adoptant une approche transparente, en expliquant clairement ses méthodologies et en démontrant leur pertinence, elle gagnera en crédibilité. À mesure que les pays africains adopteront cette agence, les investisseurs internationaux n’auront d’autre choix que de la reconnaître. Des régions comme l’Asie ont déjà leurs propres agences, adaptées à leurs réalités. L’Afrique doit suivre cet exemple pour mieux refléter les dynamiques de notre continent.

Moses K. Gahigi (East African, Rwanda): Dans le but de réduire la dépendance au dollar et à d’autres devises étrangères, des efforts ont été déployés pour promouvoir l’utilisation des monnaies africaines comme moyens d’échange. Quels progrès ont été réalisés selon vos études, compte tenu de la fragmentation de nos devises et des risques de sanctions de la part des États-Unis lorsque les pays africains cherchent à diversifier leurs transactions monétaires? Par ailleurs, des accords commerciaux comme l’AGOA, dont certains pays africains ont bénéficié, arrivent progressivement à expiration. Quelles alternatives soutenez-vous pour maintenir les échanges commerciaux avec d’autres continents tout en renforçant la valeur ajoutée au sein de l’Afrique? Quelles opportunités explorez-vous pour remplacer l’AGOA et d’autres accords commerciaux en voie de suppression?

Dr Yemi Kale: Pour répondre à votre première question sur l’utilisation des devises africaines, les progrès sont graduels, car changer un système financier établi depuis des décennies prend du temps. Les pays doivent adapter leurs lois, leurs pratiques commerciales et même leurs mentalités, habitués qu’ils sont à un modèle centré sur le dollar. Le Système de Paiement Panafricain (PAPSS), mis en place par Afreximbank, compte aujourd’hui 16 pays participants, ce qui montre une avancée notable. Ce processus nécessite des ajustements progressifs, notamment dans les cadres juridiques et les modèles économiques.

Actuellement, environ 85 % du commerce africain se fait avec des partenaires extérieurs, ce qui maintient une forte dépendance au dollar. Cependant, à mesure que le commerce intra-africain se renforce, l’utilisation des systèmes de paiement locaux devient plus pertinente. Les tensions géopolitiques, notamment les pressions des États-Unis, accélèrent ce mouvement, non seulement en Afrique, mais aussi en Asie, où l’on observe une volonté similaire de s’éloigner du dollar. L’Afrique, représentant seulement 2 à 3 % du commerce mondial, n’est pas une priorité pour les États-Unis, ce qui nous donne une certaine marge de manœuvre pour développer nos propres systèmes sans attirer trop d’attention.

Le PAPSS est transformateur: il permet de commercer au sein du continent sans dépendre du dollar. Par exemple, pour exporter du Ghana vers le Nigeria, il n’est plus nécessaire de passer par le dollar, ce qui élimine les contraintes liées aux retraits de capitaux lors des crises mondiales. Tant que la demande et l’offre intra-africaines sont présentes, ce système garantit la continuité des échanges, indépendamment des chocs externes.

« Pour exporter du Ghana vers le Nigeria, il n’est plus nécessaire de passer par le dollar, ce qui élimine les contraintes liées aux retraits de capitaux lors des crises mondiales. »

Concernant votre deuxième question sur les alternatives à l’AGOA, il est important de noter que cet accord n’a bénéficié qu’à un petit nombre de pays, comme l’Éthiopie, le Kenya ou l’Afrique du Sud, principalement dans le textile. En moyenne, seulement 10 % du commerce africain dépendait de l’AGOA, donc son expiration n’aura pas un impact majeur à l’échelle du continent. L’AGOA offrait des tarifs préférentiels pour exporter vers les États-Unis, mais d’autres partenaires commerciaux, comme la Chine ou l’Inde, peuvent absorber nos produits. Par exemple, la Chine propose désormais des tarifs nuls pour les exportations africaines, ce qui compense largement la perte de l’AGOA, les États-Unis ne représentant que 5 % de notre commerce contre 17 % pour la Chine.

« La Chine propose désormais des tarifs nuls pour les exportations africaines, ce qui compense largement la perte de l’AGOA, les États-Unis ne représentant que 5 % de notre commerce contre 17 % pour la Chine. »

Pour des pays comme le Lesotho ou Maurice, très dépendants de l’AGOA, l’impact sera plus significatif, mais à l’échelle continentale, il reste limité. De plus, la demande mondiale pour les matières premières africaines, utilisées dans des produits comme les iPhones, persiste. Si la Chine ne peut plus fournir certains composants en raison des barrières commerciales américaines, les États-Unis ou l’Europe se tourneront vers l’Afrique pour s’approvisionner. Ces chocs d’offre n’affectent pas la demande mondiale, ce qui maintient les opportunités pour nos exportations.

En parallèle, le renforcement du commerce intra-africain, notamment via la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), réduit notre dépendance aux accords comme l’AGOA. En diversifiant nos partenaires et en consolidant nos échanges internes, nous atténuons les impacts des changements dans les accords commerciaux. J’espère que cela répond clairement à vos questions.

Ndaamuwi Sandu (Newsday-Zimbabwe): Vous avez indiqué dans votre rapport un écart de financement du commerce de 100 milliards de dollars, dont les banques africaines peuvent couvrir jusqu’à 18 %. Comment combler les 82 % restants, et avons-nous la capacité de le faire, étant donné que de nombreux pays se replient sur eux-mêmes face aux tensions dans l’espace mondial?

Dr Yemi Kale: Vous avez raison de souligner la nécessité de regarder vers l’intérieur. C’est précisément pourquoi nous insistons sur le renforcement des institutions financières multilatérales africaines. En les dotant de plus de ressources, elles peuvent jouer un rôle accru pour combler l’écart de financement du commerce.

Obtenir des capitaux sur les marchés traditionnels, comme les obligations européennes, est de plus en plus difficile. Les sources externes sont soit inaccessibles, soit assorties de taux d’intérêt élevés. En revanche, des institutions africaines, comme les banques de développement, peuvent fournir des financements adaptés si elles disposent de ressources suffisantes. Par exemple, en renforçant une banque comme Afreximbank, nous lui donnons la capacité d’accorder plus de prêts aux pays africains.

La solution réside dans le développement et le renforcement de nos institutions financières africaines pour qu’elles puissent combler cet écart. Cela passe par une collaboration accrue entre les pays africains afin de bâtir notre propre capacité de financement. C’est la voie à suivre, et elle nécessite des discussions et une coordination à l’échelle du continent.

Nduka Orjinmo (Bloomberg News): Vous avez mentionné les chocs mondiaux. Comment ceux-ci pourraient-ils affecter le bilan des banques, notamment en ce qui concerne la dette sous-régionale de certains pays africains envers votre institution? Avez-vous évalué l’impact de ces chocs sur votre bilan? Par ailleurs, concernant la notation de Fitch pour votre banque, quel pourrait être son effet sur vos opérations?

Dr Yemi Kale: Sur l’impact des chocs mondiaux, le principal risque pour le continent est indirect, notamment via la dette souveraine. Si ces chocs entraînent une hausse de l’inflation, ce qui est théoriquement possible, les pays pourraient resserrer leur politique monétaire, faisant grimper les taux d’intérêt. Cela compliquerait le remboursement de la dette, en particulier pour les pays ayant une forte dette en devises étrangères, augmentant ainsi le risque de défaut. Pour l’instant, l’inflation aux États-Unis, par exemple, continue de baisser, et nous n’observons pas encore d’impact significatif. Cela pourrait être retardé, mais nous surveillons de près l’évolution de la situation. En l’absence d’une flambée inflationniste, le risque reste contenu.

Pour la question sur la dégradation de la notation de Fitch, j’ai déjà exprimé mon scepticisme quant à la pertinence des agences de notation traditionnelles pour les réalités africaines. En théorie, un déclassement augmente la perception de risque, ce qui peut compliquer l’accès au financement et accroître les coûts d’emprunt. Par exemple, une banque qui empruntait à 2 % pourrait se voir imposer un taux de 5 % après un déclassement. Cela renchérit le coût des fonds pour une institution comme Afreximbank, ce qui, à son tour, peut se répercuter sur les prêts accordés aux pays africains, augmentant la pression financière sur ces derniers.

Cependant, il existe des solutions pour atténuer cet impact. Nous pouvons diversifier nos sources de financement en nous tournant vers des marchés alternatifs, comme la Chine, avec laquelle nous entretenons de bonnes relations et où nous avons déjà levé des fonds par le passé. De plus, il est possible de mobiliser des capitaux autrement qu’en passant par les marchés traditionnels, par exemple en augmentant la participation des actionnaires africains.

« De plus, il est possible de mobiliser des capitaux autrement qu’en passant par les marchés traditionnels, par exemple en augmentant la participation des actionnaires africains. »

Ces options réduisent notre dépendance aux marchés européens ou aux agences de notation. Bien que le déclassement puisse créer une certaine tension, je ne pense pas qu’il aura un impact significatif sur nos opérations, grâce à la disponibilité de financements alternatifs et à notre capacité à collaborer avec des partenaires qui comprennent mieux les dynamiques africaines.

Junior Matok (Cameroon Tribune): Dans un contexte où le commerce intra-africain connaît une forte reprise en 2024, quelle est la situation spécifique du commerce en Afrique centrale?

Dr Yemi Kale: Je n’ai pas les chiffres exacts sous la main, mais je peux vous les fournir ultérieurement. Comparée aux autres régions, l’Afrique centrale fait face à des défis plus importants, ce qui se reflète dans ses performances économiques. Nos prévisions indiquent que la croissance en Afrique centrale est plus lente que dans d’autres régions, comme l’Afrique de l’Est. Cela se manifeste à la fois dans la croissance du PIB, les volumes d’échanges commerciaux et la dynamique du commerce intra-africain.

Bien que la région ne soit pas en recul, elle progresse moins rapidement que les autres parties du continent. Pour des données précises, je vous invite à consulter les rapports détaillés, où toutes ces informations sont disponibles.

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