Africa-Press – Togo. Il y a 380 millions d’années, les tétrapodes, représentés aujourd’hui par les amphibiens, les reptiles, les oiseaux et les mammifères, s’aventuraient hors de l’eau pour la première fois. Une excursion qui a radicalement changé la surface de la Terre et suscité l’essor de nouvelles formes de vie adaptées au milieu aérien, avec des poumons capables de respirer de l’air et des membres, aptes aux déplacements terrestres, se terminant par des doigts. Comment l’évolution est-elle parvenue à transformer des nageoires en extrémités articulées et capables de préhension? L’idée dominante voulait que les doigts soient le prolongement anatomique des rayons des nageoires, remodelés au fil du temps. Une hypothèse aujourd’hui fortement bousculée.
Des tours de contrôle génétique
Une équipe internationale pilotée par l’Université de Genève publie dans la revue Nature une découverte inattendue. Selon les résultats, les doigts seraient issus non pas de la simple transformation d’une nageoire, mais de la réutilisation d’un ancien programme génétique, d’abord actif dans le cloaque (l’ouverture où convergent les systèmes digestif, urinaire et reproducteur) des poissons. Pour comprendre ce processus, les chercheurs ont exploré une partie bien précise du génome: les paysages régulateurs. Contrairement aux gènes codants, qui ne représentent que 2 % du génome et qui fabriquent les protéines, ces régions non codantes contrôlent l’expression des gènes. Elles déterminent quand, où et à quelle intensité un gène s’active. « C’est un paysage rempli de tours de contrôle qui vont décider du décollage, de l’activation, ou de l’atterrissage, de l’extinction, des gènes », explique à Sciences et Avenir Denis Duboule, professeur à l’Université de Genève et au Collège de France et spécialiste de l’évolution des génomes.
Dans cette étude, l’équipe s’est concentrée sur les gènes Hox, les célèbres « gènes architectes » qui dessinent le plan d’organisation du corps. En comparant le génome de la souris et celui du poisson zèbre, les chercheurs ont repéré un paysage régulateur commun aux deux espèces, impliqué dans le développement des doigts chez la souris. Grâce à la technologie CRISPR/Cas9, des ciseaux génétiques permettant l’édition du génome, l’équipe a supprimé cette région chez le poisson. Ils ont alors observé la perte d’expression de gènes dans le cloaque, mais pas dans les nageoires.
Une évolution par recyclage
« Le point commun entre le cloaque et les doigts, c’est qu’ils représentent des parties terminales », note, dans un communiqué, Aurélie Hintermann, coautrice de l’étude. Ce lien aurait été suffisant pour activer le même programme régulateur dans un nouveau contexte morphologique. « Plutôt que de construire un nouveau système régulateur pour les doigts, la nature a détourné un dispositif existant, initialement actif dans le cloaque », résume Denis Duboule. Ce mécanisme permettrait à des structures complexes d’émerger plus rapidement, sans qu’un long processus de mutations successives soit nécessaire. Une sorte de raccourci évolutif.
Reste la question du moment où ce basculement s’est produit. Selon Denis Duboule, il a dû se dérouler chez les poissons sarcoptérygiens, ces lointains cousins du cœlacanthe et de l’ichthyostega, chez lesquels sont apparus les poumons et les membres charnus. Malheureusement, ces espèces sont aujourd’hui impossibles à étudier en laboratoire: ni le poisson zèbre, trop dérivé, ni les poissons cartilagineux, trop éloignés, ne permettent de modéliser cette transition. « Les espèces modèles sont choisies pour leur commodité, mais elles ne sont pas toujours idéales pour répondre à certaines questions clés », concède Denis Duboule.
Un levier pour décrypter d’autres transitions?
Au-delà de la seule origine des doigts, l’étude ouvre des perspectives plus larges. En montrant que des paysages régulateurs peuvent être réutilisés dans des contextes anatomiques différents, elle offre une piste pour comprendre d’autres grandes transitions évolutives, souvent mal documentées, comme l’apparition des membres, de la mâchoire ou de la colonne vertébrale.
« Lorsqu’on voit que des paysages de régulation entiers ont été recyclés, on peut commencer à entrevoir une solution à la question de la variation, que Darwin laissait en suspens », avance Denis Duboule. L’évolution ne serait pas uniquement le fruit d’une sélection lente générée par des mutations aléatoires mais aussi due à la plasticité des programmes de régulation, capables d’être relocalisés, redéployés et détournés.
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