L’Afrique, dernière frontière que Dubaï entend franchir

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L’Afrique, dernière frontière que Dubaï entend franchir
L’Afrique, dernière frontière que Dubaï entend franchir

Maher Hajbi
Yara Rizk
et Nelly Fualdes

Africa-Press – CentrAfricaine. D’abord séduites par la connectivité et les facilités fiscales de Dubaï, les entreprises africaines qui y ont installé leur siège voient désormais dans le hub émirati un pôle d’attraction pour leurs meilleurs éléments.

Depuis la création de la Jebel Ali Free Zone (JAFZA) en 1985, l’émirat de Dubaï n’a cessé de progresser dans la liste des villes les plus attractives, pour les affaires d’abord, pour le quotidien ensuite. En 2019, les Émirats arabes unis (EAU) ont été classés 25e économie la plus compétitive du monde par le Global Competitiveness Report du World Economic Forum, un succès notamment attribuable à sa localisation stratégique entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique.

Entre l’exonération des charges fiscales, la quasi-inexistence des impôts sur le revenu, sur les bénéfices et sur la fortune, le droit à la détention exclusive de l’entreprise en zones de libre-échange par les investisseurs internationaux, mais aussi le faible taux de TVA hors zone franche (5 %) et les facilités d’obtention de crédits, Dubaï représente un eldorado économique, malgré l’entrée en vigueur, en juillet 2023, de l’impôt sur les sociétés onshore à hauteur de 9 %.

Cap sur la zone franche de Jebel Ali (JAFZA), où environ 6 500 entreprises venant d’une centaine de pays sont enregistrées. Située à 40 kilomètres du centre financier DIFC, le secteur est accessible par la Sheikh Zayed Road, censée offrir un accès facile aux installations de la ville, mais où la circulation est régulièrement encombrée. Le temps pour les automobilistes d’observer le défilé des voitures de luxe, la frénésie des projets en construction – avec des bâtiments qui poussent comme des champignons en plein désert –, et les affiches publicitaires gigantesques pour des villes et des marques de prestige.

Comme pour les zones aéroportuaires Dubai Airport Freezone Authority (DAVZA) et Dubai World Central, l’accès à JAFZA est sécurisé via un Gate Pass. Un gardien, pakistanais, s’assure de la conformité des documents d’identité (passeport & Gate Pass) avant d’autoriser les invités à franchir la barrière en direction des bureaux et entrepôts des multinationales où DP World, Daikin, Danzas, Volvo, Sharp ou encore UPS se sont installés.

Plus de 19 000 entreprises africaines

C’est là que l’entreprise Trouvay & Cauvin, un spécialiste français de tuyauterie et de robinetterie pour les énergies, l’eau, le bâtiment, les infrastructures et les mines, a installé son Global Projects, division internationale… Le groupe dispose de bureaux à Abidjan et à Casablanca, mais c’est depuis Dubaï que sont pilotés tous ses mégaprojets à l’international, notamment ceux qu’il développe en Angola, au Mozambique et en Tanzanie avec Exxon, TotalEnergies ou encore BP et Kosmos (GTA).

« Nous sommes à mi-chemin entre nos opérations et nos fournisseurs, principalement situés en Asie », explique Frédéric Marchand, directeur du développement du groupe, qui précise que « tous les cabinets d’engineering international ont des bureaux internationaux à Dubaï ».

Les entreprises africaines en effet ne sont pas en reste d’un mouvement qui se veut global : elles sont plus de 19 000 à s’être enregistrées auprès de la Chambre de commerce dubaïote, et Mohammad Ali Rashed Lootah, son PDG, ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « L’Afrique est un continent sur lequel nous allons nous concentrer au cours des dix prochaines années, tant pour renforcer la présence des groupes émiratis sur le continent que pour augmenter le nombre des multinationales qui pilotent leurs activités africaines depuis Dubaï », expliquait-il à Jeune Afrique fin octobre.

Pour le seul mois de novembre 2023, l’institution, qui compte déjà sept bureaux à travers le continent, y a mené deux missions commerciales, l’une vers le Kenya et le Rwanda, l’autre en Côte d’Ivoire et au Nigeria. « Nous sommes conscients que Dubaï, qui a des relations historiques avec la partie orientale du continent, est une porte d’entrée sur le marché africain pour de nombreux groupes internationaux, et une passerelle pour les groupes africains en quête d’expansion sur les marchés internationaux », assure le dirigeant.

En 2022, plus de 10 % des passagers aériens (soit 4,7 millions sur un total de 46 millions) au départ d’un des aéroports dubaïotes se rendaient dans une destination africaine, selon OAG.

Stéphane Troté, PDG de Petrodive, une société de plongée indépendante qui fournit à l’industrie pétrolière et gazière maritime et internationale des services subaquatiques, a quitté le Congo pour l’émirat, d’où il pilote aussi bien ses activités africaines (au Cameroun, au Gabon, au Congo et en RDC pour le compte de Perenco, de Total Energies ou du gabonais Azalaï) qu’en Amérique du Sud. « À Brazzaville, j’avais du mal à trouver une assurance qui suive une société implantée en Afrique. J’ai découvert Dubaï en 2012, à l’invitation d’un ami : tous mes clients européens – de Paris, Londres ou Bruxelles – étaient concentrés sur une seule et même ville, avec des chambres de commerce à l’écoute et dynamiques pour aider à l’installation des entreprises, un environnement très favorable aux exportateurs », explique-t-il.

La décision est vite prise. D’abord installé dans la zone franche de Dubai Multi Commodities Centre (DMCC), au sein du prestigieux Jumeirah Lake Towers, Petrodive a désormais ses quartiers dans la zone maritime polyvalente DMC (Dubai Maritime City), contrôlée par DP World. Désertique et non desservi par les transports en commun, DMC regroupe les entrepôts de nombreux opérateurs du secteur maritime. Un endroit « stratégique » pour Stéphane Troté. « Nous avons eu beaucoup de chance de trouver ces locaux, libérés par une entreprise moins chanceuse du fait du Covid. D’ici, nous avons accès à tous les fournisseurs, et notre localisation à DMC facilite la logistique avec tous les acteurs des travaux sous-marins », développe-t-il.

Dans ce nouveau chapitre de sa vie d’expatrié, l’entrepreneur se réjouit d’une vie sociale dynamique, forte d’échanges utiles aux affaires. « C’est un aspect que l’on retrouve rarement en Afrique, malgré des initiatives portées par exemple par Unicongo. Là, il y a des réseaux d’entraide, parfois organisés par secteurs d’activité. Oui, la compétition existe, mais nous sommes capables de travailler en bonne intelligence. Nous sommes capables de nous poser autour d’une table et d’avancer », assure-t-il. Certains de ces clubs, comme Emerging Markets Intelligence & Research, Capital Club ou Africa Leadership Network, sont spécifiquement consacrés au continent.

Casablanca trop francophone, Lagos et Captown trop dangereux

« Les personnes à qui l’on va confier les postes à responsabilité au sein des sièges des entreprises ont entre 40 et 60 ans, et ont des familles qui ne sont pas nécessairement francophones ou arabophones, relate Martin Tronquit, directeur général d’Infomineo, un fournisseur de données et de services de recherche spécialisé dans l’Afrique et le Moyen-Orient, avec des bureaux à Casablanca, au Caire, à Dubaï, à Barcelone et récemment à Mexico City. La fiscalité est un point important pour eux – et il y a d’ailleurs plus d’accords de non-double imposition entre Dubaï et les pays africains qu’entre chacun des pays africains pris indépendamment –, mais les entreprises doivent aussi intégrer le choix de ces collaborateurs de premier rang. Or, ce que ces gens vont regarder, c’est l’éducation, la santé, la sécurité, etc. ».

C’est ainsi que le Maroc, trop francophone, le Nigeria, faute de systèmes scolaire et sanitaire performants, ou encore l’Afrique du Sud, du fait de son insécurité, seront éliminés de la carte de bien des décideurs. Sur la sécurité, les chiffres sont éloquents : selon les données de l’Office des Nations unies, moins de 4 tonnes de drogues ont été saisies aux Émirats arabes unis en 2021, contre 470 tonnes au Nigeria, 6 tonnes en Afrique du Sud, et 65 tonnes au Canada. Le taux d’homicides volontaires y était de 0,47 pour 100 000 habitants (2,07 au Canada, 21,74 au Nigeria [pour 2019, dernières données disponibles], 41,87 en Afrique du Sud).

Fort de ces constats, Martin Tronquit en arrive à la « conclusion paradoxale » que « la capitale [économique] de l’Afrique n’est pas en Afrique, mais en Asie » – un raccourci que réfute Mohammad Ali Rashed Lootah, de la chambre de commerce de Dubaï, tout en vantant les efforts déployés par l’émirat pour attirer et retenir les talents du monde entier.

« Il y a quinze ans, les gens venaient à Dubaï essentiellement pour mieux gagner leur vie. Le seul loisir possible, c’était d’aller au mall. Cela a beaucoup changé, poursuit Martin Tronquit. Sur le plan résidentiel d’abord, avec la construction d’énormément de maisons individuelles. Les kilomètres de plages vont être triplés, il y a des pistes de vélos dans le désert…. Donc, on peut être à la fois complètement speed et faire des milliards de choses ou avoir une vie assez posée dans sa maison avec ses enfants, sa piscine, son vélo, et ça, c’est assez fascinant », s’enthousiasme l’entrepreneur. Comme lui, plusieurs interlocuteurs contactés pour cette enquête mettent en avant – malgré sa cherté – un système scolaire performant et plurilingue.

Multiculturalisme et innovation

Le Sénégalais Amadou Diallo, directeur du logisticien DHL pour la région MEA, apprécie quant à lui la « facilité d’aller et venir », qui, mise en comparaison avec les difficultés – notamment pour les Africains – d’obtention de visas pour la France, l’Allemagne ou les États-Unis, constitue un véritable atout. Le multiculturalisme constitue également un avantage selon lui : « Quand on travaille dans un département consacré à l’Afrique, on trouve des Sénégalais, des Congolais, des Ivoiriens, des Tunisiens… Tous ces gens vivent les uns à côté des autres, chacun dans sa culture et en respectant celle des autres. Il faut dire que la loi interdit le manque de respect… », relate le dirigeant. Ce dernier souligne aussi un « environnement d’innovation très favorable », qui éclipse à ses yeux les pays européens, qualifiés par Amadou Diallo « d’anciennement avancés », au sein desquels « les complications et la bureaucratie empêchent d’avancer ».

Dans le cadre des objectifs du centenaire des EAU en 2071 et du récent plan économique de 8,7 trillions de dollars pour la prochaine décennie, Dubaï mise sur des investissements majeurs dans des domaines innovants tels que la blockchain, l’intelligence artificielle (IA), et l’Internet des objets (IoT). La mise en place du projet « Vision des EAU sur l’Intelligence artificielle » en 2017, l’inauguration en 2019 de la première université au monde entièrement consacrée à l’IA (Université Zayed), mais aussi la création d’un ministère dédié, en sont des exemples marquants.

Néanmoins, toutes les décisions d’installation ne sont pas des réussites. Ainsi, Jumia, la start-up panafricaine d’e-commerce, y a fait une incursion en 2016, avant de renoncer, dans le cadre de sa politique d’austérité, fin 2022.

« C’était logique puisque toutes les grandes marques internationales avec lesquelles Jumia avait noué des partenariats, que ce soient les équipementiers électroniques comme Samsung et Xiaomi, ou les grands groupes comme L’Oréal et Unilever, avaient elles-mêmes des centres régionaux à Dubaï », explique Younes Louafi, à l’époque vice-président du e-commerçant. Mais l’entreprise a finalement choisi de piloter les opérations africaines depuis Abidjan, tout en restant incorporée à Dubaï. Younes Louafi, lui, est resté entre Casablanca et l’émirat, où il a lancé Hale, une marque marocaine de linge de lit haut de gamme.

Finalement, malgré quelques bémols quant à la cherté de la vie, à des banques parfois très procédurières ou au manque de performance des opérateurs télécoms Du et Etisalat, le tableau brossé par les Dubaïotes d’adoption semble idyllique. Mais toute médaille n’a-t-elle pas son revers ?

Source: JeuneAfrique

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