Mali : l’histoire secrète de la chute d’IBK

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Mali : l’histoire secrète de la chute d’IBK
Mali : l’histoire secrète de la chute d’IBK

Africa-Press – CentrAfricaine. L’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, décédé ce dimanche à 76 ans, avait été contraint à la démission le 18 août 2020. Récit exclusif de cette journée où tout avait basculé.

[Cet article a initialement été publié le 27 août 2020]

Longtemps, le quartier populaire de Sébénikoro, où le père d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), alors fondé de pouvoir à la banque du Mali, acquit en 1960 un terrain pour y bâtir sa résidence, a joui d’une double et contradictoire réputation. Celle de favoriser la fertilité des femmes et celle de porter malheur à la fortune de ses habitants.

En 2007, lorsque IBK fut battu pour la seconde fois à l’élection présidentielle par Amadou Toumani Touré, des proches lui conseillèrent de déménager de la villa qu’il avait héritée de son père : « Tant que tu résideras ici, tu échoueras. » C’était mal connaître celui qui s’est défini un jour comme « un Mandingue un peu lourd », ancien sorbonnard, plus porté sur la lecture de Descartes que sur celle des cauris et têtu comme un chameau. IBK s’est accroché à la parcelle paternelle et il a fini, en 2013, par être élu. Depuis, Sébénikoro s’est modernisé. La concession familiale abrite désormais, outre la villa du couple présidentiel, celles de ses fils Karim et Bouba, avec piscine et terrain de jeux pour les petits-enfants.

Vaste et hétéroclite mouvement de contestation

Ibrahim Boubacar Keïta, 75 ans, a-t-il cru trop tôt s’être débarrassé du mauvais sort ? En cette soirée du 17 août, c’est un homme épuisé par deux mois et demi de crise politique aiguë qui regagne sa chambre à coucher en compagnie de son épouse, Aminata. Ce qu’il a trop longtemps pris pour une simple contestation postélectorale issue des législatives d’avril s’est transformé en un vaste et hétéroclite mouvement de rébellion urbaine dirigé contre sa personne. « Le vieil homme tirera sa révérence en 2023 après avoir, si Dieu le veut, conduit sa patrie sur les chemins de la paix et de la prospérité », nous confiait-il il y a un an.

Mais voici que la rue et une poignée de politiciens qui, pour certains, furent ses propres ministres, exigent son départ, hic et nunc (« ici et maintenant »), comme dirait le latiniste traducteur de Lucrèce qu’il est à ses heures perdues. Alors il se raidit devant l’outrage, avant de multiplier les concessions sous la pression de ses pairs de la Cedeao, sans que pour autant l’opposition ne recule d’un iota.

Nous en sommes là en ce lundi soir : un pouvoir dans l’incapacité de proposer les termes d’un consensus acceptable aux yeux de ses adversaires, lesquels sont inaptes à établir un rapport de forces révolutionnaire comme au Burkina en 2015. Une double impuissance, dans laquelle l’État se délite comme un cachet soluble, et une situation dont on ne perçoit pas l’issue.

Le fait que ce type de blocage puisse induire le risque d’une irruption des militaires sur la scène politique n’a pas échappé aux sécurocrates de l’entourage présidentiel. Au début de juillet, le général Moussa Diawara, qui dirige la Sécurité d’État, ouvre une enquête. Plusieurs officiers « suspects » sont mis aux arrêt.

D’autres, à l’instar du colonel Malick Diaw, chef adjoint du camp militaire de Kati et ancien compagnon du capitaine putschiste Amadou Haya Sanogo en 2012, sont surveillés. Mais entre gradés, le fossé est profond, les informations remontent mal. Pour la plupart issus de la première promotion du Prytanée militaire de Kati, créé en 1981, les généraux Moussa Diawara, Dahirou Dembélé (ministre de la Défense), Abdoulaye Coulibaly (chef d’état-major général), Oumar Dao (chef d’état-major particulier du président), tous loyaux à IBK, ne s’entendent guère avec leurs cadets, le groupe des colonels de la troisième promotion, dont les Maliens découvriront les visages sur leurs écrans de télévision au soir du 18 août.

Une armée frustrée

A posteriori, c’est vrai que nous aurions dû prêter attention à certains signaux

Ces derniers sont des hommes de terrain, à la fois produits et représentants d’une armée en grande difficulté matérielle et opérationnelle malgré les efforts du gouvernement pour l’équiper, assistée par des forces étrangères et récemment épinglée dans deux rapports de la division des droits de l’homme de l’ONU (très mal vécus dans les casernes) pour ses méthodes parfois expéditives, qualifiées de « violation des droits humains ». Bref, d’une armée frustrée, qui se sent peu « couverte » par la haute hiérarchie et par le président lui-même face aux risques de poursuites judiciaires.

Si les généraux guettent au jour le jour la grogne quasi endémique du camp Soundiata-Keïta de Kati, à 15 kilomètres de Bamako et à 5 du palais de Koulouba, un camp régulièrement agité par des revendications qui touchent à la fois aux soldes, aux règles d’avancement et aux inégalités de traitement, ni eux ni le chef de l’État ne se doutent que des colonels à peine quadragénaires à la réputation de professionnels apolitiques, tels Assimi Goïta, commandant des forces spéciales, Ismaïl Wagué, ancien pilote de MiG-21 et numéro deux de l’aviation, ou encore Sadio Camara, ex-commandant du camp de Kati revenu au début d’août en permission d’un stage en Russie, se préparent à passer à l’action. Encore moins que la Garde présidentielle elle-même est infiltrée par les mutins.

« A posteriori, c’est vrai que nous aurions dû prêter attention à certains signaux, confie un proche d’IBK. La Garde avait été renforcée ces dernières semaines par des éléments que nous ne connaissions pas et qui semblaient épier nos allées et venues. Il y avait parfois des querelles entre ses anciens et ses nouveaux membres, au point que, le 14 août, le président avait limogé le chef de sa sécurité, le lieutenant-colonel Ibrahim Touré, à qui il reprochait ce désordre. » Pourtant, IBK ne s’inquiète pas outre mesure. Fatigué, amaigri, il a décidé de s’envoler pour Abou Dhabi le 20 août, afin de s’y soumettre à un contrôle médical repoussé depuis deux mois. Nul, au sein de son entourage sécuritaire, ne le met en garde contre le risque d’un renversement en son absence.

Mardi 18 août au matin, alors que le camp de Kati et celui de la Garde nationale, à N’Tomikorobougou, se sont soulevés dans la nuit, le ministre de la Défense et le chef d’état-major général ont la surprise d’être arrêtés dans le bureau du premier, par celui-là même qu’ils venaient d’appeler pour mater la rébellion : le colonel Goïta et son bataillon des forces spéciales. À la mi-journée, le chef d’état-major particulier d’IBK, le général Dao, téléphone au commandant du détachement blindé de la Garde républicaine et lui ordonne de sortir ses véhicules afin de désencercler la résidence de Sébénikoro, entourée par une foule de Bamakois hostiles accourus dès l’annonce de la tentative de coup d’État en cours à la radio et sur les réseaux sociaux.

Le commandant refuse d’intervenir, et, lorsque des éléments cagoulés des forces spéciales, appuyés par deux BRDM (blindés de reconnaissance de fabrication russe), se présentent vers 16 h 30 devant la résidence, le mince cordon de protection n’oppose aucune résistance. Seuls deux ou trois soldats, promptement assommés à coups de crosse, tentent de faire front. Se trouvent alors à l’intérieur du complexe, outre le président et son épouse, ses deux fils Karim et Bouba, le Premier ministre, Boubou Cissé, ainsi qu’une quinzaine de gardes du corps et d’employés de maison.

Toute résistance inutile

Selon un témoin, les mutins se montrent « courtois et polis » avec le chef de l’État. « Certains baissent la tête en signe de respect. »

© capture bfm tv

Ibrahim Boubacar Keïta, qui a immédiatement compris que toute résistance était inutile, intime aux membres de sa sécurité rapprochée de déposer les armes. Les chefs des mutins, dont on ignore l’identité, leurs visages étant dissimulés, se montrent, au regard d’un témoin, « courtois et polis. Certains baissent la tête en signe de respect ». Tout au moins avec IBK. Boubou Cissé, « tête de turc » bien malgré lui du mouvement de contestation populaire, reçoit des quolibets et quelques menaces de la part de soldats excités. Mais aucune violence.

À 17 heures, un convoi de Toyota Land Cruisers noir et crème entourés de transports de troupes quitte Sébénikoro sous la pluie, au milieu d’une foule de civils en liesse et sous le crépitement des tirs de joie. Direction le camp de Kati, où, pendant trois jours et avant d’être déplacé à au moins deux reprises, IBK, son ex-Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale, Moussa Timbiné, le ministre de l’Économie et des Finances, Abdoulaye Daffé, et d’autres détenus de marque seront logés dans le même bâtiment. Faute de place, la brochette de généraux dormira sur des tapis à même le sol.

Sachant qu’il ne tarderait pas à être arrêté, Karim Keïta a décidé d’entrer dans la clandestinité

En cet après-midi du 18 août et alors que le convoi emprunte la RN1 en direction de Kati, Bamako est le théâtre de pillages souvent ciblés. Le cabinet d’avocats, l’hôtel et le domicile du ministre de la Justice, Kassoum Tapo, sont la proie de bandes de jeunes qui y mettent le feu. La villa du directeur général du PMU est vandalisée ainsi qu’une annexe du ministère de l’Économie et des Finances et une demi-­douzaine de stations d’essence. Des ministres sont braqués par des militaires qui exigent de l’argent en échange d’une aléatoire protection.

Mais c’est une vaste villa louée par Karim Keïta, ainsi que celle de son frère cadet Bouba, qui subissent le plus de dégâts. Elles sont entièrement désossées par des centaines de pillards venus de tous les quartiers de Bamako, qui n’hésitent pas à se filmer avec leur butin : télévisions, climatiseurs, jouets pour enfants, bouteilles de champagne… À Sébénikoro, rien n’a été touché : les forces spéciales ont bouclé la concession, d’où Karim a disparu. Sachant qu’il ne tarderait pas à être arrêté, tant sa personne cristallise l’animosité d’une partie de l’opinion, le député de Bamako et ancien président de la Commission de défense de l’Assemblée nationale a décidé d’entrer dans la clandestinité, tout comme Moussa Diawara, celui-là même qui menait l’enquête sur les intentions putschistes de début juillet.

En ces premiers jours d’après-coup d’État, alors qu’IBK a été contraint de démissionner et que la Cedeao agite la menace de sanctions, mettre la main sur le fils aîné du président est une quasi-obsession pour la junte. Les domiciles de ses proches et de ses amis sont perquisitionnés, et, le samedi 22 dans la nuit, une escouade d’officiers et de soldats investit brusquement la concession de Sébénikoro.

Les colonels Diaw et Koné, qui dirigent l’opération, restent à l’extérieur tandis que le commandant Fousseyni Ba, de la Garde républicaine, se fait remettre les clés de la villa qu’occupait Karim Keïta. S’ensuivent une fouille en règle et un interrogatoire musclé du garde du corps de ce dernier, Lassine Sanogo, que les militaires embarquent, non sans avoir proféré des menaces : « Soit vous nous dites où se cache Karim, soit on revient pour tout casser. »

De son balcon, l’ex-première dame, Aminata Keïta née Maïga, observe la scène sans émotion apparente. Ce qui la préoccupe, c’est la santé de son mari, les médicaments qu’elle lui fait parvenir via des intermédiaires et, surtout, le fait de pouvoir lui parler au téléphone. Il lui faudra pour cela attendre le 24 août, six jours après le putsch.

Le colonel Assimi Goïta, chef du Comité national du salut du peuple (CNSP).

© Daou B. Emmanuel

Cette quatrième prise du pouvoir par les prétoriens dans l’histoire du Mali indépendant ressemble décidément beaucoup aux autres

Reviennent aussi en sa mémoire des images similaires, vieilles d’un demi-siècle : alors jeune étudiante, elle avait assisté en direct à l’arrestation de son père, Attaher Maïga, ministre des Finances de Modibo Keïta, lors du coup d’État de novembre 1968 qui renversa ce dernier. Le cauchemar se répète, et cette quatrième prise du pouvoir par les prétoriens dans l’histoire du Mali indépendant ressemble décidément beaucoup aux autres, jusque dans l’appellation que la junte s’est donnée : un « comité » de plus, après ceux de 2012, de 1991 et de 1968. Seule différence : au lieutenant Moussa Traoré, au commandant Toumani Touré et au capitaine Sanogo succède depuis le 18 août un colonel, Assimi Goïta. Les décennies passent et les putschistes montent en grade.

Lorsqu’il reçoit, le 22 août, dans sa résidence étroitement surveillée de Kati, l’émissaire de la Cedeao, Goodluck Jonathan, IBK confirme sa reddition politique. Il se dit « dégoûté » et aspire à se reposer chez lui, avant de se rendre à Abou Dhabi pour ses contrôles médicaux. La célérité avec laquelle la France a pris acte de sa démission, sans même poser la question des conditions qui y ont présidé, ne l’a pas surpris.

Il se sait « tricard » à Paris et il en veut à Emmanuel Macron de lui avoir imposé jusqu’au bout le maintien du technocrate Boubou Cissé à la primature alors que l’imam Dicko faisait du limogeage de celui-ci la condition d’une reprise des négociations. Il en veut surtout au ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. « Tu me critiques et me déstabilises, après tout ce que j’ai fait pour toi ! » lui avait-il dit, tout de colère froide, en présence de Macron, lors du sommet de l’Union africaine à Nouakchott, en juillet 2018.

Ce sentimental n’a en réalité jamais admis que la France, pour laquelle son grand-père est mort lors de la bataille de Verdun, puisse n’avoir pour boussole que ses propres intérêts – en l’occurrence, le maintien de l’opération Barkhane et la crainte d’un effondrement de l’État malien. « La France a envers les Keïta une dette de sang », m’avait-il un jour confié, avant d’ajouter : « Je crois qu’IBK dérange. Voilà un homme singulier, qui ne parle pas le français petit nègre et qui n’est pas fâché avec le subjonctif. Un homme au nationalisme sourcilleux à qui répugne tout ce qui porte atteinte à la dignité de l’Afrique. »

Reste que ce n’est pas la France qui a balayé le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta, mais l’armée malienne et une opposition dont on ignore encore si elle aura servi d’« idiot utile » aux militaires ou si, au contraire, ces derniers auront tiré pour elle les marrons du feu – la première hypothèse demeurant pour l’instant, hélas, la plus probable. Je me souviens d’un entretien, en 2014, avec IBK, un an après son élection. Il s’était fixé un objectif : reconstruire un pays sinistré par une bonne décennie de gabegie et de délitement progressif, au point d’y perdre son identité, son intégrité et une part de sa légitimité. Déjà, il devait faire face aux accusations : lenteur, autosatisfaction, népotisme, soupçons de corruption.

Il y avait répondu à sa manière pateline et subjonctive, avec ce débit de mitraillette à bille et cette politesse cardinalice de la langue française qui, sous ces latitudes et depuis la mort de Senghor, n’appartient qu’à lui, mais dont les circonvolutions échappent à la majorité de ses compatriotes au risque de passer pour une forme d’arrogance.

Puis il m’avait convié à déjeuner dans une pièce sombre de la résidence de Sébénikoro, alors en plein chantier d’agrandissement, en compagnie du chanteur Salif Keïta, devenu depuis l’un de ses farouches contempteurs mais qui, à l’époque, ne tarissait pas d’éloges sur lui, et d’un ancien collaborateur de JA devenu ministre de la Communication, Mahamadou Camara, aussi brillant qu’ambitieux.

Sur la table du salon, au milieu d’un empilement de livres et de dossiers, traînait l’exemplaire d’un chef-d’œuvre d’Albert Camus, qu’il avait, me dit-il, lu et relu une dizaine de fois depuis des lustres : La Chute. Un tel titre, dans un tel quartier avec la réputation ambiguë que l’on sait, n’était-ce pas vouloir narguer les génies du fleuve ?

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