Nucléaire russe : pourquoi l’atome africain n’est pas pour demain

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Nucléaire russe : pourquoi l’atome africain n’est pas pour demain
Nucléaire russe : pourquoi l’atome africain n’est pas pour demain

Bilal Mousjid

Africa-Press – CentrAfricaine. De l’Éthiopie à la Tunisie, en passant par le Burkina, le Mali ou encore l’Ouganda, les accords nucléaires avec le russe Rosatom se suivent et se ressemblent. À y regarder de plus près, toutefois, aucun de ces projets n’a connu la moindre avancée. Et pour cause.

« Nous avons besoin, en tout cas si c’est possible, d’implanter une centrale nucléaire pour produire de l’électricité. » Durant le dernier sommet Russie-Afrique, organisé à Saint-Pétersbourg les 27 et 28 juillet 2023, Ibrahim Traoré ne semble pas à court d’arguments pour plaider, face à Vladimir Poutine, en faveur de l’atome comme moyen de combler le « besoin crucial en énergie » du Burkina Faso, où le taux d’accès à l’électricité ne dépasse guère les 19 %.

« Notre position est assez stratégique parce que nous sommes au cœur de l’Afrique de l’Ouest. Du fait du déficit énergétique dans la sous-région, s’il y a un privé russe qui peut s’implanter, il pourra vendre l’énergie à toute la sous-région », présente le président de la transition, qui ne fait pas mystère de ses atomes crochus avec le maître du Kremlin. Manifestement pressé, l’homme en treillis veut même voir se réaliser le projet « dans les plus brefs délais ». Moins de trois mois plus tard, Rosatom, bras armé de la Russie en matière d’énergie nucléaire, signait un accord avec Ouagadougou à l’occasion de la Semaine russe de l’énergie, un événement qui s’est tenu à Moscou du 13 au 16 octobre. De quoi réjouir Simon-Pierre Boussim, alors ministre burkinabè de l’Énergie, qui s’est alors hasardé à « prévoir » la construction de « centrales nucléaires d’ici à 2030 ».

Il n’en a pas fallu davantage pour enflammer les médias, a fortiori dans un contexte de guerre d’influence entre Paris et Moscou. « La Russie va construire une centrale nucléaire au Burkina Faso », titrent plusieurs journaux de l’Hexagone. « Le Burkina Faso reçoit bientôt sa centrale nucléaire de la Russie », annonce quant à elle la chaîne Wafrica TV.

Un réacteur nucléaire = 80 % du PIB du Burkina Faso

Des annonces qui ont fait sourire un spécialiste de l’énergie nucléaire: « C’est de la poudre aux yeux. L’accord, pour le moins flou, concernerait surtout une coopération sur le nucléaire dans les domaines de la formation, de l’agriculture ou la médecine. » Teva Meyer, maître de conférences en géographie et géopolitique et chercheur spécialiste du nucléaire civil, ne dit pas autre chose: « À l’heure actuelle, le Burkina est clairement incapable de se doter d’une centrale nucléaire à cause de l’absence d’infrastructure de transport de l’électricité dans le pays. Les capacités de production électrique du Burkina sont quatre fois moins importantes que ce que représenterait un réacteur nucléaire », illustre-t-il.

En effet, alors qu’un réacteur nucléaire conventionnel peut fournir une puissance allant jusqu’à 1 650 mégawatts (MW), la puissance installée de tout le parc de production burkinabè ne dépasse pas les 250 MW. À cela s’ajoute l’absence d’autorités de régulation, condition sine qua non à tout projet d’énergie nucléaire. « Il n’y a pas non plus d’administration, de corps politique et de main d’œuvre capables de gérer une centrale nucléaire. On est très loin d’une réalisation », tranche Teva Meyer.

Lorsque ces conditions auront été satisfaites, demeurera tout de même un obstacle de taille: comment le pays pourra-t-il financer un projet d’une telle envergure ? À titre d’exemple, le coût du dernier réacteur nucléaire livré par Rosatom au Bangladesh s’élève à 12,65 milliards de dollars, soit 80 % du PIB de 2020 du Burkina Faso. Certes, pour planter son drapeau dans de nouveaux marchés et damer le pion à Paris ou à Washington, Moscou n’hésite pas à répandre ses largesses – y compris en finançant quasi intégralement le coût d’une centrale nucléaire, comme dans les cas égyptien et bangladais (via un prêt couvrant 90 % du coût de construction) –, mais la méthode n’est pas sans risque. « Le risque, c’est le piège de la dette et l’incapacité de rembourser », commente le chercheur.

Capacité électrique, première barrière à l’entrée

Si le cas du Burkina Faso illustre le fossé entre ces annonces en grande pompe et la capacité effective à les traduire en projets concrets, il est loin d’être une exception. Ces dernières années, Rosatom a signé des accords avec une vingtaine de pays, dont l’Égypte, le Nigeria, l’Éthiopie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Congo, le Rwanda, le Mali, le Soudan, l’Ouganda ou encore la Zambie. « Je comprends que l’objectif de la plupart de ces types d’accords entre les organisations nucléaires et les pays africains est de soutenir le partage et l’échange d’informations, la mise en réseau, le renforcement des capacités et la formation », confirme à Jeune Afrique Sama Bilbao y León, directrice générale de l’Association nucléaire mondiale (World Nuclear Association, WNA).

Sur le continent, hormis l’Afrique du Sud, qui abrite actuellement une centrale nucléaire en activité (Koeberg, construite par le français EDF), seule l’Égypte est effectivement en train de concrétiser son projet de construction par Rosatom de quatre réacteurs pour 30 milliards de dollars – financés par un prêt russe à hauteur de 25 milliards de dollars. Cette centrale ne devrait toutefois être opérationnelle qu’à partir de 2030.

« Il y a d’autres pays qui ont avancé sur la question avec la mise en place d’autorités de régulation et la formation de leurs propres ingénieurs en nucléaire, comme le Maroc », complète Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse en sciences et technologies nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Le point commun entre ces pays pionniers: ils possèdent tous une capacité électrique installée suffisamment importante pour pouvoir accueillir une centrale nucléaire. Car, selon plusieurs experts, pour produire 1 gigawatt (GW) en énergie nucléaire, la puissance du réseau doit être de 10 GW. Or les pays africains dotés d’une capacité électrique supérieure à 10 GW se comptent sur les doigts d’une seule main: l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Algérie, le Maroc et le Nigeria.

« Le rapport entre la taille du réseau et la centrale nucléaire semble correct. C’est en partie pourquoi les petits réacteurs modulaires sont attrayants pour les réseaux plus petits et peuvent également être utilisés pour alimenter des clusters industriels », commente la WNA. Mais l’investissement dans le réseau de transport et de distribution demeure inévitable: « De nombreuses personnes en Afrique sont toujours privées d’électricité. Une expansion de la capacité du réseau est donc nécessaire à la fois pour eux et pour une augmentation attendue de l’électrification. Une telle expansion, tout en évitant l’utilisation du charbon ou d’autres combustibles fossiles, nécessitera l’énergie nucléaire », ajoute l’association.

« L’industrialisation, une étape souvent infranchissable »

Le recours aux petits réacteurs modulaires (Smalls modular reactors, SMR) serait en effet l’option la plus envisageable pour de nombreux pays du continent, estime Emmanuelle Galichet. Dotés d’une puissance allant jusqu’à 300 MW (là où les réacteurs conventionnels ont une puissance qui varie entre 600 et un peu plus de 1 600 MW), cette technologie accuse du retard, malgré quelques exemples prometteurs, notamment en Russie et en Chine.

« Si tout est possible dans un laboratoire, l’industrialisation d’une technologie aussi complexe reste une étape souvent infranchissable. Que ce soit d’un point de vue technique, logistique ou économique, la faisabilité des SMR reste incertaine », relativise, dans une tribune, Frédéric Jeannin, chercheur au sein du programme Climat, énergie et sécurité de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques de l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). Sans parler de leur coût, loin d’être abordable pour beaucoup de pays en voie de développement. « Un milliard d’euros seulement pour l’outil, ce n’est quand même pas donné à tout le monde. Car, en plus du réacteur, il faut prévoir toute l’infrastructure afférente, la recherche, la formation des ingénieurs… » énumère Emmanuelle Galichet.

Certains pays du continent ont d’ailleurs déjà fait part de leur intérêt pour cette technologie. C’est le cas, par exemple, du Maroc, qui « accorde une attention particulière aux petits réacteurs modulaires du fait de leurs nombreux avantages – notamment leur adaptabilité, qui facilite l’intégration », déclarait en septembre 2023 Leila Benali, ministre de la Transition énergétique et du Développement durable, dans une déclaration adressée au forum scientifique de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Auprès de Rosatom ? Interrogé récemment par Jeune Afrique sur la politique énergétique du royaume, le ministère de l’Énergie a répondu intégralement à nos questions… à l’exception de celle portant sur l’accord, en 2022, avec l’entreprise russe.

« La partie russe a terminé la phase d’étude préalable à la signature d’un accord intergouvernemental avec Rabat. C’est au tour de nos partenaires marocains d’en faire autant, après quoi ce document pourra être signé. Lorsque ce sera fait et que l’accord entrera en vigueur, nos deux pays développeront leur coopération dans ce domaine conformément aux besoins et aux priorités de leurs programmes nucléaires nationaux », déclarait à Jeune Afrique en décembre 2022 Alexandre Kinchtchak, directeur du département Proche-Orient et Afrique du Nord au ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.

« Il faut jusqu’à quarante ans »

Mais qu’il s’agisse de réacteurs nucléaires classiques ou de SMR, « il faut des ouvriers, des techniciens, et des ingénieurs, et il faut que la main d’œuvre soit locale, cela paraît évident ». « Comme il faut des dizaines d’années pour former correctement dans le domaine du nucléaire, avant que Rosatom propose son réacteur. En somme, il faut beaucoup de temps », développe Emmanuelle Galichet.

Même écho auprès de Sama Bilbao y León, qui donne, dans les cas d’installation de réacteurs conventionnels, l’exemple de l’Égypte, du Bangladesh, de la Turquie ou encore des Émirats arabes unis: « Il faut entre dix et quinze ans pour établir une politique de connexion aux réacteurs. Les Émirats arabes unis ont pris la décision de lancer un programme électronucléaire en 2009, et cette année, ils ont connecté la quatrième unité à Barakah, ce qui leur a permis de passer de 0 % à 25 % de leur électricité d’origine nucléaire en quinze ans. »

Encore faut-il que les pays du continent achètent des réacteurs d’aujourd’hui, ce qui semble peu plausible aux yeux d’Emmanuelle Galichet. « L’idée pour les pays africains n’est pas d’acheter les réacteurs d’aujourd’hui, mais ceux de quatrième génération », nous dit-elle. Pour l’heure, seule la Chine a réussi à mettre en service une centrale nucléaire de quatrième génération. En conception, ces « réacteurs du futur » ne devraient toutefois connaître un déploiement industriel qu’à l’horizon 2040 ou 2050, selon le Commissariat à l’énergie atomique. Sans parler du temps nécessaire à leur mise en service dans certains pays: « Il faudra jusqu’à quarante ans entre les études et la commercialisation », ajoute la chercheuse. De quoi tempérer l’optimisme débordant de certains dirigeants.

Source: JeuneAfrique

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