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Le 8 octobre 2025, une plainte historique a été officiellement déposée auprès du Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale contre le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, des membres de son gouvernement et des dirigeants du groupe paramilitaire russe Wagner pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis en République Centrafricaine depuis mars 2018.
Cette communication en vertu de l’Article 15 du Statut de Rome de la CPI, préparée par le cabinet Larochelle Avocats dirigé par l’avocat international canadien Philippe Larochelle, documente sur 182 pages des années d’atrocités massives et systématiques commises contre la population civile centrafricaine. La plainte a été initiée par des citoyens centrafricains opérant au sein de l’association des “12 Apôtres”, un collectif de la diaspora centrafricaine déterminé à faire cesser l’impunité qui règne en Centrafrique.
Le document juridique déposé à La Haye constitue la communication la plus complète jamais soumise à la CPI sur la situation centrafricaine depuis 2018. Il s’appuie sur les témoignages de plus de trente témoins entendus par le cabinet Larochelle Avocats, dont des membres des Forces Armées Centrafricaines (FACA), de la gendarmerie, des anciens miliciens, de hautes personnalités centrafricaines ainsi que des victimes et proches de victimes. Ces témoignages ont été compilés dans un tableau détaillé listant les crimes respectifs commis par les auteurs des incidents.
La plainte s’appuie également sur des preuves de violations massives des droits humains en RCA détaillées dans des sources publiques, telles que des rapports de l’Organisation des Nations Unies, d’Organisations Non-Gouvernementales et des articles de presse. Le document intègre aussi des données chiffrées relatives aux incidents liés à la sécurité en RCA en provenance de la base de données de l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), une organisation américaine à but non lucratif qui collecte, analyse et cartographie des informations sur les conflits armés. ACLED approuve et soutient pleinement cette communication.
Les crimes documentés dans la plainte sont d’une gravité exceptionnelle. Depuis 2018, le régime Touadéra et ses alliés russes du groupe Wagner sont accusés d’avoir commis des crimes contre l’humanité au sens de l’Article 7 du Statut de la CPI, à savoir: meurtre, emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, torture, viol, persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique et ethnique, et disparitions forcées de personnes.
Dans le cadre du conflit armé non-international en cours en RCA, la plainte documente également des crimes de guerre au sens de l’Article 8 du Statut de la CPI: les atteintes à la vie et à l’intégrité corporelle notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et la torture, les atteintes à la dignité de la personne notamment les traitements humiliants et dégradants, le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle ou contre des personnes civiles qui ne participent pas directement aux hostilités, le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques, des hôpitaux et des lieux où des malades et des blessés sont rassemblés, le pillage d’une ville ou d’une localité, et le viol.
La plainte montre aussi que Touadéra et le groupe Wagner ont mis en place une “machine à tuer et à piller” qui sert les intérêts de Touadéra aux fins de se maintenir au pouvoir et ceux du groupe Wagner par le biais de l’exploitation des richesses minières du pays. Selon l’ONG The Sentry citée dans le document, les civils sont chassés “comme des animaux” en RCA et le modèle de pillage mis en place en RCA a apporté la mort et la dévastation tout en sapant la paix et la sécurité globales tant en RCA que dans l’Afrique centrale dans son ensemble.
Le document établit que depuis mars 2018, Touadéra a orchestré une politique d’État visant à maintenir, par tous les moyens, son régime au pouvoir. En contrepartie, il a accordé au groupe Wagner une mainmise totale sur l’exploitation des gisements miniers de la RCA. Cette alliance criminelle a transformé la Centrafrique en zone de non-droit où les mercenaires russes et les forces centrafricaines commettent des atrocités en toute impunité.
La plainte documente notamment le massacre de Seko le 21 mars 2018, où 17 civils dont des femmes et des enfants ont été exécutés par des éléments de l’UPC opérant en tant que “Wagner noirs”. Elle relate le massacre d’Alindao le 15 novembre 2018, au cours duquel au moins 112 personnes ont été tuées, dont 19 enfants, 44 femmes et 49 hommes, la plupart étant des civils réfugiés dans un camp de personnes déplacées. Le massacre de Bongboto le 21 juillet 2021 est également documenté, où au moins 14 marchands ambulants ont été pris en embuscade par des mercenaires de Wagner et exécutés sommairement.
Les statistiques présentées dans la plainte sont accablantes. Entre décembre 2020 et juillet 2022, les éléments du groupe Wagner ont pris pour cible des civils durant au moins 180 événements, correspondant à 52% du total des faits de violence politique ayant eu lieu en RCA durant cette période. Sur la période comprise entre décembre 2020 et mai 2023, près de 40% des violences politiques ont impliqué le groupe Wagner dans la plupart des préfectures de la RCA.
Dans un rapport couvrant la période juillet 2020 à juin 2021, la Division des Droits de l’Homme de la MINUSCA et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme ont recensé 526 violations des droits humains et du droit international humanitaire à travers la RCA, faisant au moins 1221 victimes, dont 144 civils. Selon ce rapport, près de 46% de ces incidents confirmés étaient en partie attribuables aux FACA, aux forces de sécurité intérieure et aux instructeurs militaires russes opérant pour le groupe Wagner.
La plainte montre également l’existence d’un système organisé de détentions arbitraires et de torture. Des civils accusés à tort de collusion avec la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC), des opposants présumés au régime Touadéra, des membres des communautés gbaya, peuhl et musulmanes ont été systématiquement arrêtés, torturés et détenus sans procès dans des établissements pénitentiaires comme le Camp de Roux, l’Office Central de Répression du Banditisme (OCRB) et la Maison d’Arrêt Centrale de Ngaragba.
Pour l’année 2023, les Nations Unies ont documenté 431 arrestations et détentions arbitraires commises par les FACA, les forces de sécurité intérieure et les différentes brigades spécialisées de l’OCRB et de la Section de Recherches et d’Investigations, affectant un total d’au moins 1521 victimes. Cent vingt-cinq cas de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants ont été recensés en détention sur l’année 2023, certains ayant causé des décès.
Le document déposé à la CPI nomme explicitement les responsables de ces crimes. Outre Touadéra, sont cités: Hassan Bouba, ministre et ancien chef rebelle de l’UPC devenu commandant des “Wagner noirs”, Jules Wananga et Gervais Yarkokpa, membres de la Garde Présidentielle et parents de Touadéra qui dirigent la milice des “Requins”, Claude Rameaux Bireau, ministre de la Défense, Zéphirin Mamadou, Chef d’État-Major des FACA, Bienvenu Zokoué, Directeur Général de la Police, et Landry Ulrich Dépôt, Directeur Général de la Gendarmerie.
Côté russe, la plainte vise les trois dirigeants-clés du groupe Wagner en RCA: Valery Zakharov, ancien agent de renseignement russe et conseiller spécial de Touadéra en sécurité, Dimitri Sytyi, considéré comme le nouveau patron officieux du groupe Wagner en RCA et en Afrique, et Vitali Perfilev, responsable des opérations militaires du groupe Wagner en RCA jusqu’à son départ en juillet 2023.
La communication démontre l’existence d’une chaîne de commandement centralisée dirigée depuis la Présidence de la République. Touadéra, en tant que chef de l’État et chef suprême des armées, détient un pouvoir effectif sur l’ensemble de la chaîne de commandement militaire et sécuritaire. Les ordres sont transmis par des proches collaborateurs faisant partie d’un “cercle restreint” et les dirigeants de Wagner, qui entretiennent des relations étroites avec Touadéra.
L’autorité militaire et sécuritaire est centralisée autour de Touadéra, de son cercle restreint et des dirigeants de Wagner par l’exercice d’une chaîne de commandement structurée et contrôlée depuis le sommet de l’État qui a pour plan commun de préserver le régime Touadéra. Chaque ordre est attribué à la Présidence et aucun ordre donné par le cercle restreint de Touadéra ou un dirigeant de Wagner ne peut être contesté par les subordonnés.
La plainte établit que Touadéra et son cercle restreint n’ont mis en place aucune action punitive ou préventive vis-à-vis des exactions commises par leurs subordonnés en RCA. Une autorité politique proche de Touadéra a confirmé aux enquêteurs que les exactions sont faites pour protéger le pouvoir de Touadéra et que toute personne disposée à dénoncer les exactions reçoit pour ordre de se taire de la part de la Présidence.
Le document juridique démontre également que le groupe Wagner a bénéficié d’un soutien financier massif de la part du régime Touadéra. Depuis 2018, Touadéra paie 10 milliards de francs CFA par mois aux mercenaires russes. En contrepartie, Wagner a obtenu le contrôle de gisements miniers stratégiques en RCA, notamment à travers des sociétés minières affiliées au groupe comme Lobaye Invest, Midas Resources et Diamville.
La plainte révèle que le contrôle des ressources minières a permis à l’engagement du groupe Wagner en RCA de prendre une tournure plus publique, avec la conclusion de contrats octroyant le contrôle des mines d’or et diamants aux sociétés liées au groupe Wagner. Le groupe Wagner a acquis un contrôle substantiel des gisements miniers et n’est soumis à aucune taxe sur l’exploitation des gisements.
Les avocats des 12 Apôtres soutiennent que la justice centrafricaine, y compris la Cour Pénale Spéciale, n’est pas indépendante et subit une influence significative de la part de Touadéra et de ses alliés politiques. En vertu de la Constitution centrafricaine, Touadéra exerce sur le pouvoir judiciaire un contrôle de jure en tant que Président du Conseil Supérieur de la Magistrature. Ce positionnement permet une ingérence constante du Président de la République dans les affaires judiciaires.
Le document cite l’affaire Hassan Bouba comme exemple criant de cette instrumentalisation de la justice. Bouba fait actuellement l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la Cour Pénale Spéciale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Après avoir été arrêté par la CPS le 19 novembre 2021 et détenu au Camp de Roux, Bouba a été exfiltré par des mercenaires de Wagner, des éléments de la Garde Présidentielle et des gendarmes centrafricains le 26 novembre 2021. Bouba se verra ensuite décerner l’Ordre du mérite par Touadéra et reprendra la tête de son Ministère, alors que 261 plaintes de victimes avaient été enregistrées à la CPS contre lui.
Les avocats soulignent également que Touadéra a déjà utilisé son contrôle direct sur le pouvoir judiciaire pour nuire à son indépendance à des fins politiques. En 2022, lorsque la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnel le comité chargé de rédiger des amendements visant à abolir la limitation du nombre de mandats présidentiels, Touadéra a révoqué par décret présidentiel la juge Danièle Darlan, présidente de la Cour constitutionnelle, en guise de représailles.
La plainte demande au Procureur de la CPI d’ouvrir une nouvelle enquête dans ce qui serait la situation “République Centrafricaine III”. Les enquêtes de la CPI dans la situation dite “République Centrafricaine II” ont été clôturées en décembre 2022 par le Procureur Karim Khan, citant le passage de relais aux juridictions nationales. Néanmoins, conformément au Statut de la CPI, le Procureur peut décider d’ouvrir une investigation dès lors que de nouveaux crimes seraient portés à sa connaissance.
Pour décider d’ouvrir ou non une enquête, l’article 53(1) du Statut de Rome oblige le Procureur à prendre en compte trois facteurs distincts: s’il existe une base raisonnable de croire qu’un crime relevant de la compétence de la Cour a été ou est en train d’être commis, si l’affaire est ou serait recevable, et si, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des victimes, il existe néanmoins des raisons sérieuses de croire qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice.
Le document démontre que chacun de ces critères est rempli. La gravité des actes criminels présentés dans cette communication satisfait aux exigences de l’article 17(1)(d) du Statut de la CPI. Les crimes allégués ont été commis avec une brutalité évidente, par des moyens oppressifs et une cruauté évidente, et dans le cadre d’un programme systémique mis en œuvre par les autorités gouvernementales contre leur population civile, le tout pour des motifs discriminatoires.
Les avocats soulignent qu’à la connaissance des parties déposantes, il n’y a aucune raison de croire qu’une enquête sur les exactions décrites dans cette communication ne servirait pas les intérêts de la justice. Au contraire, il y a toutes les raisons de croire que l’impact de la conduite du régime Touadéra a des ramifications graves et durables sur la vie des victimes individuelles ainsi que sur les groupes et les communautés résidant en RCA.
La pertinence d’une réouverture des enquêtes du Procureur s’inscrit également dans la continuité des enquêtes actuellement menées par le Bureau sur le conflit armé en Ukraine. Il est aujourd’hui établi que le groupe Wagner ait agi dans ce contexte comme un prolongement des intérêts stratégiques de la Fédération de Russie, bénéficiant d’un appui logistique, opérationnel et financier de la part de l’État russe.
Le groupe Wagner a été placé sous sanction en 2023 par le département du Trésor américain pour la menace transcontinentale qu’il exerce par le biais de son soutien à la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine et des violations graves des droits de l’homme commises en RCA et au Mali. De nombreux rapports d’experts ont fait état du fait que la présence persistante et croissante du groupe Wagner entre 2018 et 2024 dans plusieurs pays d’Afrique centrale et de l’ouest, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Darfour, constituait un risque majeur de répétition de crimes similaires à ceux commis en RCA.
L’examen des crimes commis en RCA permettrait de mieux établir les liens structurels entre les crimes commis par le groupe Wagner en Afrique et ceux commis en Ukraine, et contribuer ainsi à la démonstration d’un schéma de criminalité transnationale coordonnée. Dans ce contexte, la réouverture d’une enquête dans une nouvelle situation centrafricaine pour poursuivre les auteurs des crimes décrits dans cette communication revêt une importance cruciale, tant pour rendre justice aux victimes en RCA que pour renforcer la cohérence des actions de la CPI face à des dynamiques de violence qui ne connaissent pas de frontières.
Une telle enquête de la CPI enverrait un message fort de prévention et de lutte contre l’impunité dans une région de plus en plus marquée par l’ingérence d’acteurs armés privés agissant en dehors de tout cadre légal. À la lumière des informations recueillies et présentées dans cette communication, les parties déposantes demandent respectueusement au Bureau du Procureur de la CPI de procéder d’urgence à l’enquête et aux poursuites contre les responsables des crimes graves relevant de la compétence de la CPI commis en RCA depuis 2018.
Cette plainte historique marque un tournant dans la lutte contre l’impunité en Centrafrique. Pour la première fois, un document juridique aussi complet et documenté vise directement Touadéra et les plus hauts responsables de son régime pour des crimes commis depuis 2018. Les 12 Apôtres et leurs avocats ont réussi à rassembler des preuves accablantes, des témoignages détaillés et des données statistiques irréfutables démontrant l’existence d’un système organisé de terreur contre la population civile.
Le peuple centrafricain, qui subit depuis sept ans les exactions du régime Touadéra et de ses alliés russes, attend désormais la décision du Procureur de la CPI. Cette plainte représente peut-être la dernière chance de voir la justice internationale intervenir pour mettre fin au cycle infernal de violence et d’impunité qui règne en Centrafrique.
Source: Corbeau News Centrafrique
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