Africa-Press – CentrAfricaine. Si l’art de douter est une qualité majeure chez un scientifique, Einstein l’a pratiqué avec une ardeur singulière. À lui seul, il est à l’origine d’une grande partie des découvertes majeures qui animent encore aujourd’hui la cosmologie, soixante-dix ans après sa mort: la constante cosmologique et l’expansion de l’Univers, les trous noirs, les ondes gravitationnelles… Autant de phénomènes qu’il a tour à tour prédits, contestés, puis parfois reniés.
Pour Olivier Minazzoli, astrophysicien à l’université Côte d’Azur et spécialiste de la relativité générale – qu’il cherche à prolonger avec une théorie de la « relativité intriquée » -, cette ambivalence est la marque même du génie exploratoire d’Einstein: « Pour révolutionner un champ disciplinaire, il faut oser des choses folles, et c’est précisément ce qu’il a fait. Une fois sa théorie de la relativité générale achevée, il en a exploré toutes les limites, cherchant sans cesse jusqu’où elle pouvait tenir. Cela explique à la fois ses découvertes et ses ‘erreurs’. » Des erreurs presque toujours fécondes, car elles ouvriront la voie aux grandes avancées d’aujourd’hui.
Si Einstein doutait de l’existence des trous noirs ou des ondes gravitationnelles, c’est surtout qu’il ne disposait pas des connaissances dont nous bénéficions désormais. Il ignorait encore l’existence des galaxies, des naines blanches et de tout le bestiaire d’étoiles compactes capables de produire ces phénomènes extrêmes. Il était, en somme, si en avance sur son temps qu’il n’a peut-être eu qu’un tort: ne pas en avoir pleinement conscience.
La constante cosmologique
La constante cosmologique est un des concepts les plus fascinants de la cosmologie, et pour cause. Sa biographie est éloquente: elle est introduite par Einstein sur un malentendu, effacée et reniée par son créateur ; elle revient en force à l’orée des années 2000, soupçonnée d’être à la manœuvre dans l’accélération de l’expansion de l’Univers sous la forme d’une mystérieuse énergie noire…
Elle apparaît pour la première fois dans un article de 1917 publié dans Annalen der Physik. Il est souvent dit qu’Einstein l’a introduite dans les équations de la relativité générale afin qu’elles décrivent un univers statique. Ainsi, elle s’opposerait en quelque sorte à la gravitation qui menacerait de faire s’effondrer l’Univers sous sa propre masse. Pour Olivier Minazzoli, ce n’est pas si simple. « Si l’on relit l’article de 1917, on s’aperçoit que la motivation d’Einstein est différente. Ce qui le gêne, ce n’est pas tant que l’Univers soit statique, mais qu’il soit vide. »
En effet, Einstein était influencé par les travaux du philosophe et physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916), ce qui le conduisit à énoncer ce qu’il nomma le « principe de Mach ». Celui-ci postule que la vitesse (plus exactement l’inertie) d’un corps dépend de la présence et de la répartition de la matière dans l’Univers. Autrement dit, dans un cosmos vide, il serait impossible de dire si un corps bouge ou non: le mouvement et l’inertie ne peuvent se définir que par rapport aux autres masses. « Or, les équations de la relativité générale sans constante admettent des solutions du vide, ce qui contredit le principe de Mach « , explique Olivier Minazzoli.
Par ailleurs, un autre problème préoccupait Einstein: les limites de l’Univers. Il imaginait un univers fini mais sans bord, à l’image de la surface d’une sphère si l’on raisonne à deux dimensions d’espace seulement, pour éviter toute frontière où la matière cesserait brusquement d’exister.
Pour éviter le vide et l’infini, il ajouta à ses équations un nouveau terme – la constante cosmologique -, dont l’effet est aussi d’induire une répulsion à grande échelle, contrebalançant l’attraction gravitationnelle et permettant ainsi à l’Univers de rester statique et fermé sur lui-même. « La staticité de l’Univers est rendue possible par la constante cosmologique, mais ce n’était pas son objectif premier. Il voulait surtout obtenir un univers fini, sans bord, où le vide de matière n’existe pas. »
Quoi qu’il en soit, la belle construction d’Einstein s’effondre rapidement. Peu après la publication de son article, le physicien néerlandais Willem de Sitter découvre une solution des équations d’Einstein dans le vide, c’est-à-dire sans aucune matière, et pourtant compatible avec la constante cosmologique. Dès lors, elle ne résout plus le problème qu’elle devait corriger. Einstein finit par l’abandonner, d’autant plus que l’expansion de l’Univers, mise en évidence par Edwin Hubble en 1929, rendait caduque l’idée d’un cosmos figé.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Pourtant, la constante cosmologique fait son retour inattendu dans les années 1990, quand deux équipes d’astronomes découvrent que l’expansion de l’Univers s’accélère. Le terme abandonné d’Einstein redevient alors central: il fournit une explication naturelle à cette accélération, sous la forme d’une énergie du vide ou énergie noire. « C’est l’un des exemples les plus frappants d’une ‘erreur’ devenue féconde « , souligne Olivier Minazzoli.
Mais rien n’est jamais définitif: les résultats récents de la mission Desi, qui cartographie l’Univers sur des milliards d’années afin de mesurer l’action de l’énergie noire, laissent entrevoir qu’elle pourrait ne pas être constante dans le temps. Plus d’un siècle après son introduction, l’aventure de la constante cosmologique continue…
L’espace-temps
Einstein est intimement lié à la notion d’espace-temps pris comme un tout, où il n’existe plus de distinction entre l’espace et le temps. Pourtant, il est d’abord complètement passé à côté… En 1905, lorsqu’il publie sa théorie de la relativité restreinte, il n’en parle pas du tout, comme le remarque Éric Gourgoulhon physicien à l’observatoire de Paris et spécialiste de la relativité. « Il raisonne encore avec trois dimensions d’espace et une de temps, traitées séparément, même s’il abolit déjà la notion de temps absolu héritée d’Isaac Newton [comme si une seule horloge universelle rythmait le temps dans tout l’Univers]. »
L’idée d’unifier l’espace et le temps viendra de son ancien professeur de mathématiques à l’École polytechnique de Zurich (Suisse), Hermann Minkowski. En 1908, il montre que la relativité restreinte se comprend mieux si l’on considère un continuum à quatre dimensions, où espace et temps se fondent dans une même trame géométrique. « La notion d’espace-temps est vraiment née à ce moment-là, insiste Éric Gourgoulhon. Einstein s’est montré réticent au départ, y voyant un simple formalisme mathématique, avant de l’adopter lorsqu’il a compris qu’il en avait besoin pour construire la relativité générale. » En effet, sans espace-temps, pas de relativité générale… Car la théorie décrit la gravitation comme une déformation de cet espace-temps par la masse et l’énergie.
Si Einstein n’a pas commis d' »erreur » en établissant la relativité restreinte, il est tout de même passé à côté d’une idée qui deviendra emblématique de son œuvre quelques années plus tard. « Abolir le temps unique de Newton était déjà un saut conceptuel immense. Il ne pouvait pas tout inventer à la fois « , reconnaît en souriant Éric Gourgoulhon. Quant à Hermann Minkowski, il ne verra pas toutes les conséquences de son génial apport à Einstein: il meurt brutalement en janvier 1909, à 44 ans.
Les trous noirs
En avril 2019, l’image d’un anneau de feu entourant un disque infiniment sombre fait le tour du monde. Il s’agit de la première « photo » d’un trou noir, M87*, réalisée par la collaboration internationale Event Horizon Telescope. Cette vision directe de l’astre mythique aurait sans aucun doute stupéfait Einstein: il n’a jamais cru à son existence.
Les trous noirs sont pourtant une conséquence directe de ses travaux: ils apparaissent naturellement dans les solutions possibles des équations de la relativité générale, publiées en 1915. L’année suivante, le physicien allemand Karl Schwarzschild parvient à résoudre ces équations très complexes dans le cas particulier d’un espace-temps si courbé qu’il forme une sphère d’où rien, pas même la lumière, ne peut s’échapper. C’est ce que l’on appellera par la suite « l’horizon des événements ».
Mais pour Einstein, c’est une curiosité qui n’a rien à voir avec un astre réel. « Au cœur de ces solutions, il y a une singularité où la courbure de l’espace-temps tend vers l’infini. Or, les physiciens n’aiment pas beaucoup les infinis. Pour Einstein, c’était le signe d’une théorie incomplète « , rappelle Éric Gourgoulhon.
Einstein admettait donc la beauté mathématique de la solution de Karl Schwarzschild, mais pensait qu’aucun corps céleste ne pouvait atteindre une densité aussi extrême. Il s’y tient pendant près d’un quart de siècle. En 1939, il publie même un article pour tenter de le démontrer: selon lui, une étoile en effondrement gravitationnel, seul mécanisme envisagé pour former un trou noir, ne peut le devenir. D’après ses calculs, la vitesse des particules à sa surface finirait par atteindre celle de la lumière, bloquant le processus. « Alors là, c’est vraiment une erreur de raisonnement, presque de débutant, s’amuse Éric Gourgoulhon. Einstein a approximé l’effondrement d’une étoile comme étant une succession d’états d’équilibre. Mais une étoile qui s’effondre n’est jamais en équilibre, c’est un régime dynamique. »
Ironie du calendrier: la même année, les physiciens américains Robert Oppenheimer et Hartland Snyder font la démonstration inverse. Ils montrent qu’une étoile suffisamment massive peut s’effondrer sous son propre poids, après avoir épuisé son carburant, jusqu’à former une région d’où la lumière ne peut plus s’échapper. C’est la première description complète de la formation d’un trou noir, confirmant que la relativité générale prédit de tels objets. Mais ce résultat passe inaperçu. Le monde est au bord de la guerre, et Robert Oppenheimer sera bientôt occupé par le projet Manhattan et la bombe atomique.
Par ailleurs, la relativité générale était un peu passée de mode. « Dans les années 1945-1950, elle est très peu enseignée à l’université, se désole Olivier Minazzoli. Il n’y en avait pratiquement que pour la physique des particules. Il faudra attendre le début des années 1950, avec notamment les travaux d’Yvonne Choquet-Bruhat (1923-2025), pour démontrer que les équations de la relativité générale pouvaient être résolues de manière cohérente mathématiquement. »
Dans les années 1960, Roger Penrose et Stephen Hawking démontrent que les singularités ne sont pas des artefacts mathématiques, mais une conséquence inévitable de la relativité générale. Peu après, les astronomes découvrent des sources de rayons X et des quasars – ces foyers de rayonnements intenses produits par la matière chauffée à l’extrême avant d’être engloutie par un trou noir -, signes indirects de ces astres invisibles qu’Einstein jugeait impossibles.
Depuis une vingtaine d’années, les observations révèlent que la plupart des galaxies, dont la nôtre, abritent en leur centre un trou noir supermassif. En 2015, les détecteurs Ligo enregistrent pour la première fois les ondes gravitationnelles issues de la fusion de deux trous noirs. Enfin, quatre ans plus tard, l’horizon du monstre de la galaxie M87 se dessine sur les écrans du monde entier. Ce que le fondateur de la relativité refusait d’admettre devient l’une des plus éclatantes confirmations de sa théorie.
Les ondes gravitationnelles
Dès 1916, Einstein montre que la déformation de l’espace-temps sous l’effet d’une masse – par exemple une étoile – peut se propager sous forme d’ondes lorsque cette masse accélère. Un concept fascinant: ces ondulations de l’espace-temps ne sont rien d’autre que la gravitation en mouvement. Mais il finira par douter de leur réalité physique. Dans les années 1930, il s’interroge: ces ondes transportent-elles de l’énergie, ou ne sont-elles qu’un artefact mathématique? « Pendant longtemps, la question de savoir si les ondes gravitationnelles transportent de l’énergie a été un vrai problème « , rappelle Éric Gourgoulhon.
En 1936, Einstein publie avec Nathan Rosen un article concluant que ces ondes ne peuvent pas exister. Les solutions qu’ils obtiennent présentent des singularités, ce qu’Einstein interprète comme un signe d’incohérence de sa propre théorie. L’épisode donne lieu à un épisode assez cocasse. L’article est soumis à Physical Review, qui le confie pour relecture à un physicien – pratique courante aujourd’hui, mais encore nouvelle pour Einstein, fraîchement arrivé d’Allemagne. Le rapport du cosmologiste Howard Percy Robertson signale une erreur: un simple changement de coordonnées fait disparaître les singularités problématiques. Vexé, et sans lire l’avis du cosmologiste, Einstein écrit une lettre furibonde à la revue, affirmant qu’il n’avait « pas autorisé » une telle relecture. Il ne publiera plus jamais dans Physical Review.
Howard Percy Robertson avait pourtant raison. Einstein s’en rendra compte et corrigera son article, le faisant paraître dans une autre revue. Il admettra finalement la possibilité théorique des ondes gravitationnelles, tout en doutant qu’elles puissent un jour être détectées: leur effet lui paraissait infinitésimal. Une méfiance compréhensible à l’époque – mais qu’un siècle plus tard, les détecteurs Ligo et Virgo feront voler en éclats.
Pour plus d’informations et d’analyses sur la CentrAfricaine, suivez Africa-Press





