Africa-Press – Congo Brazzaville. Mathilde Touvier dirige le laboratoire CRESS-EREN (Inserm, Inrae, Cnam, Universités Sorbonne Paris Nord et Paris Cité), à l’origine du projet NutriNet-Santé. Depuis 2009, plus de 180.000 Français y participent en renseignant régulièrement sur internet leurs prises alimentaires, leur activité physique, et leur mode de vie. Une base précieuse pour étudier l’impact de la nutrition sur la santé. En 2022-2023, elle a été titulaire de la chaire de santé publique au Collège de France.
Sciences et Avenir: Aujourd’hui, vous appelez vos collègues congressistes à rejoindre un réseau international d’épidémiologistes chargé de collecter, via Internet, des données sur la composition des repas de volontaires. Quel est l’intérêt de multiplier ces relevés alimentaires à l’échelle mondiale?
Mathilde Touvier: Pour bien comprendre les enjeux, il faut partir d’un constat simple: les maladies liées à l’alimentation — cancers, diabète, maladies cardiovasculaires — ne surviennent pas après une semaine de malbouffe, mais se développent progressivement, sur le long terme.
Parallèlement, notre alimentation nous expose à une vaste gamme de composés: vitamines, minéraux, additifs, contaminants… Certains sont bénéfiques, d’autres potentiellement nocifs. Et leur nature varie en fonction des habitudes alimentaires propres à chaque région du monde.
Lorsqu’on cherche à étudier l’effet de facteurs nutritionnels potentiellement délétères, la méthode idéale serait un essai randomisé en double aveugle. Cela impliquerait de répartir les participants par tirage au sort entre un groupe test et un groupe témoin (randomisation), sans que ni eux ni les chercheurs ne sachent à quel régime ils sont soumis (double aveugle). Mais un tel protocole est, dans ce cas, éthiquement inacceptable: on ne peut pas exposer volontairement des individus pendant dix ans à une alimentation supposée nocive.
C’est précisément parce que ce type d’essai est le plus souvent irréalisable que les chercheurs en épidémiologie se tournent vers les études dites « observationnelles »
C’est-à-dire?
Dans ces études, les scientifiques n’interviennent pas sur le comportement des volontaires, mais se contentent d’observer ce qui se passe dans la vraie vie. Parmi les études observationnelles, les cohortes sont particulièrement intéressantes: il s’agit de groupes de participants suivis pendant plusieurs années, dont on recueille régulièrement les habitudes alimentaires, l’état de santé, certains facteurs de mode de vie (tabac, alcool…) ainsi que des prélèvements biologiques, comme des échantillons de sang ou d’urine.
Mais il existe déjà des cohortes qui suivent les habitudes alimentaires des adultes français…
Effectivement, il existe la cohorte EPIC, une étude européenne qui inclut notamment des participants français (E3N générations), ainsi que la cohorte Constances. La nôtre s’en distingue par le niveau de détail atteint dans la caractérisation des expositions nutritionnelles.
Un exemple concret: lorsqu’un ou une participante indique avoir mangé un yaourt à la fraise, il ou elle précise la marque ou scanne le code-barres du produit, un lien est alors effectué instantanément avec la base de données Open Food Facts. Cela nous permet de connaître la composition réelle de l’aliment. Car au-delà du simple lait, des ferments lactiques et des fraises, un yaourt à la fraise peut aujourd’hui contenir plus de quinze ingrédients. Ce degré de précision dans les relevés alimentaires nous a permis, par exemple, de mener des études uniques au monde sur les additifs, ou encore de lancer aujourd’hui un programme de recherche sur l’impact des matériaux d’emballage.
Une seule étude épidémiologique observationnelle ne permet pas d’établir de lien de causalité entre un facteur alimentaire et l’apparition de maladies — seulement des corrélations. Alors, comment se construit le consensus scientifique?
Pour convaincre la communauté scientifique, les chercheurs et chercheuses recourent à la triangulation des études, une méthode qui consiste à croiser plusieurs protocoles de recherche indépendants.
En septembre 2023, avec la cohorte NutriNet-Santé, nous avons montré une association entre la consommation de sept émulsifiants et un risque accru de maladies cardiovasculaires. En parallèle, d’autres études, menées selon des approches différentes, apportent des éléments complémentaires. Ainsi, Benoît Chassaing a montré que deux émulsifiants courants aux États Unis (E433 et E466) induisaient chez la souris une inflammation et une prise de poids. Il a également testé 20 émulsifiants sur un microbiote humain reconstitué in vitro: certains perturbaient l’équilibre bactérien, d’autres restaient neutres. Enfin, un essai randomisé mené chez l’humain, sur une courte durée (ne mettant pas en danger la vie des participants), a révélé qu’un régime enrichi en l’émulsifiant E466 réduisait la diversité du microbiote, avec, chez deux participants, une inflammation intestinale.
Dans certains cas précis, lorsqu’on s’intéresse à des facteurs protecteurs, on peut envisager des essais contrôlés randomisés sur le long terme. Mais, la plupart du temps, c’est par l’accumulation de données issues de modèles complémentaires — plusieurs études épidémiologiques cohérentes, des études in vivo (sur des animaux), in vitro (sur des cellules ou des tissus en dehors de l’organisme) et cliniques (chez l’être humain, sur de courtes durées) — qu’un consensus scientifique peut se construire.
La preuve absolue est rare: c’est toujours un faisceau de preuves qui fonde la démonstration.
Peut-on vraiment faire confiance aux données quand ce sont les volontaires eux-mêmes qui remplissent les questionnaires alimentaires?
C’est une question que nous nous sommes posés dès la mise en place du projet. Jusqu’à présent, le gold standard (la méthode la plus rigoureuse) pour la collecte des données alimentaires était l’entretien individuel mené par un ou une diététicienne. Mais nous avons constaté que l’auto-déclaration en ligne via notre outil et très fiable également et pouvait même s’avérer plus neutre. Elle limite le biais de désirabilité sociale: en face à face, un volontaire peut être tenté de minimiser la consommation de certains produits perçus comme « mauvais » pour ne pas déplaire au professionnel. Cela a été observé aussi dans d’autres domaines d’étude (usage de drogue, d’alcool ou de tabac).
Mais les participants — les Nutrinautes — n’oublient-ils pas parfois certains aliments qu’ils ont consommés?
Les volontaires sont avertis, tous les six mois, des dates qui ont été tirées au sort pour leurs trois journées d’enquêtes alimentaires, lors desquelles ils doivent indiquer tous les aliments et boissons consommés. Cela leur permet de prendre le temps de noter précisément l’ensemble de leurs prises, limitant ainsi le biais de mémoire. Ce protocole peut certes introduire un autre biais: celui de modifier son alimentation les journées d’enquête. Mais ce biais nous semble moins problématique que celui lié à l’oubli.
Avez-vous d’autres moyens de contrôler la qualité de vos données?
Oui. Sur les 180.000 Nutrinautes de notre cohorte, nous disposons d’échantillons d’urine et de sang pour environ 20.000 d’entre eux. Cela nous permet de croiser les déclarations alimentaires avec des données biologiques objectives.
Ainsi, au démarrage de l’étude, nous avons réalisé des validations en comparant les apports en énergie, sel, fruits et légumes etc. estimés via notre outil en ligne, à des exposition mesurées par des biomarqueurs sanguins et urinaires.
Autre exemple, dans une étude comparant la consommation d’aliments biologiques à celle d’aliments issus de l’agriculture conventionnelle, nous avons non seulement analysé les relevés alimentaires, mais aussi mesuré la concentration de certains pesticides dans les urines.
Le fait que les données soient saisies sur un site Internet, et que le thème de vos recherches lui-même attire davantage les femmes plus éduquées, ne risque-t-il pas de biaiser la représentativité de vos résultats?
Effectivement, nous constatons une surreprésentation de femmes (79 %), et de participants avec un niveau d’étude plus élevé. Ainsi, nos Nutrinautes ont en moyenne une alimentation plus équilibrée que celle de la population française. Cela suggère que les risques que nous mettons en évidence sont probablement sous-estimés par rapport à ceux encourus dans l’ensemble de la population.
Toutefois, la répartition géographique des volontaires est proche de celle de la population générale, et les profils des participants sont très divers, incluant 6 à 7 % de personnes à faibles revenu, et près d’un quart de citoyens ayant une maîtrise limitée des outils numériques.
Si une mauvaise alimentation constitue un facteur de risque pour la santé, d’autres éléments comme le tabac ou l’alcool ont un impact très marqué également. Comment parvenez-vous à limiter les facteurs de confusion liés à ces autres dimensions du mode de vie?
C’est là que les mathématiques — et plus précisément les outils statistiques — entrent en jeu. Nos Nutrinautes nous fournissent des informations détaillées sur leur mode de vie et acceptent que nous ayons accès à certaines de leurs données médicales. Nous disposons ainsi de nombreux indicateurs — tabagisme, consommation d’alcool, activité physique, antécédents personnels et familiaux de santé, etc. — que nous intégrons dans nos modèles statistiques afin de limiter autant que possible les facteurs de confusion.
Est-ce que votre appel à reproduire le modèle NutriNet-Santé dans d’autres pays a déjà été entendu?
Oui, deux autres cohortes NutriNet sont déjà en place: l’une au Brésil (coordonnée par le Pr Monteiro), l’autre au Canada francophone (dirigée par le Pr Lamarche). Nous collaborons aussi avec des chercheurs, chercheuses belges, dans un cadre un peu différent: nous travaillons sur un pilote pour que les Nutrinautes flamands et wallons puissent saisir directement leurs données via notre interface.
Par ailleurs, nous sommes en contact avec plusieurs pays intéressés et espérons que ce congrès sera l’occasion de stimuler des initiatives similaires et d’étendre le réseau. En France, nous recherchons encore des volontaires. N’hésitez pas à inviter vos lectrices et lecteurs à rejoindre ce projet à la fois scientifique et citoyen, en se connectant sur www.etude-nutrinet-sante.fr.
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