Africa-Press – Côte d’Ivoire. DE BOUAKÉ À YAMOUSSOUKRO, L’AUTRE VISAGE DE LA CÔTE D’IVOIRE (1/3) – Il n’y a pas si longtemps, la plaisanterie ne faisait pas du tout rire les principaux concernés. Combien de fonctionnaires ivoiriens ont accueilli, mortifiés, leur mutation à Bouaké, sous le regard moqueur ou les taquineries de quelques proches ? « C’était la punition, ils avaient peur de venir ici », s’amuse Moussa, assis derrière le comptoir de sa minuscule boutique où s’empilent une multitude de produits du quotidien, aux abords de l’effervescente avenue de la Fraternité.
Mis à genoux par une décennie de crises politico-militaires, puis marqué par des mutineries dont la dernière remonte à 2017, l’ancien bastion de la rébellion des Forces nouvelles (FN), entre 2002 et 2011, a longtemps souffert – à juste titre – d’une réputation sulfureuse. Celle d’une zone de non-droit régie par la criminalité et laminée par la pauvreté, abandonnée d’un pouvoir focalisé sur la capitale économique, Abidjan.
Manque d’infrastructures essentielles
Pourtant, « Bouaké la rebelle » n’a pas dit son dernier mot. La seconde ville de Côte d’Ivoire, située dans le centre du pays, tente ces dernières années de se défaire de son encombrant passé qui l’a laissée exsangue et privée d’infrastructures essentielles, jamais construites ou peu entretenues.
« J’ai trop souvent entendu les habitants dire qu’ils étaient abandonnés par les autorités », se désole Amadou Koné, actuel ministre des Transports. Ce natif de Bouaké, qui prit part à la rébellion comme directeur de cabinet de Guillaume Soro, l’ancien chef des FN, reconnaît le retard de développement accusé par sa ville.
Les appels à l’aide et les récriminations répétées des populations ont été, dit-il, le moteur de sa décision de s’investir localement. Coordonnateur régional du parti présidentiel, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), il est député de Bouaké depuis 2021, et s’est vite imposé comme la principale courroi de transmission entre le pouvoir d’Alassane Ouattara et la ville.
Plus grand marché couvert d’Afrique de l’Ouest
Accès à l’eau potable, extension du réseau électrique, entretien et développement des infrastructures routières… Ces cinq dernières années, le gouvernement a consenti d’importants investissements. Il n’est pas vraiment question de chantiers de développement, mais plutôt de fournir des infrastructures de base à la métropole de plus d’un million d’habitants, en perpétuelle expansion et dont on peine à déterminer les contours. En 2018, les habitants avaient connu les pires pénuries d’eau jamais enregistrées, avec jusqu’à quatre mois successifs de privations. Quant au réseau routier, il n’avait pas été refait depuis trente ans.
« L’appréhension vis-à-vis de la ville à tendance à disparaître, constate le maire, Nicolas Djibo. Les choses s’améliorent. Nous assistons même au retour sur leur terre de personnes qui s’étaient installées à Abidjan pendant la crise. Bouaké est une ville qui se transforme grâce à une contribution très forte de l’État. »
Nicolas Djibo ne sera pas candidat à sa réélection lors des prochaines élections municipales, prévues à la fin de l’année. Après deux mandats, il a décidé de passer la main à Amadou Koné, ce qui n’a pas manqué de faire grincer quelques dents parmi les barons locaux du RHDP. Cependant, la campagne électorale qui se profile ne fait l’objet d’aucun suspense. La commune est toute acquise au parti au pouvoir, tandis que le reste de la région, le Gbêkê, reste dominé par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), l’ancien parti unique de l’ex-président Henri Konan Bédié.
Nicolas Djibo, dont le père, Sounkalo Djibo, fut le premier édile de la commune entre 1960 et 1980, cédera sa place quelques mois avant la date théorique de la livraison (attendue en décembre 2023) du grand marché couvert, qui sera le plus grand de ce type en Afrique de l’Ouest. Ce projet d’envergure, financé en très grande partie par la France, Bouaké le lui doit. « Depuis 1998, année de l’incendie de l’ancien marché, la commune attendait cette grande réalisation », se réjouit-il. En décembre 2019, le président français Emmanuel Macron s’était rendu à Bouaké avec Alassane Ouattara pour poser la première pierre de ce nouveau complexe capable d’accueillir 8 500 commerçants sur près de 9 hectares.
Innombrables deux roues
Paul Yao est né à Bouaké. Il gère l’un des hôtels les plus courus de la ville, l’Hôtel de l’Art, situé dans un quartier animé, où les maquis ne désemplissent pas et où le bruit mécanique des innombrables deux-roues, très caractéristiques de la ville, berce en permanence le visiteur. Dans les couloirs de ce lieu atypique et haut en couleurs, on croise surtout des employés d’entreprises abidjanaises en mission dans le centre du pays. Malgré tous les efforts entrepris par les acteurs du tourisme, Bouaké peine encore à retrouver son statut de lieu de villégiature familiale.
L’hôtel l’Harmatan est l’un des symboles de cet âge d’or d’avant crise. Il n’est aujourd’hui plus qu’une immense ossature de béton grisâtre de plusieurs étages, à l’allure de bâtiment en construction abandonné en plein centre de la ville. L’établissement de 120 chambres, construit au milieu des années 1970, proposaient dans les années 1980 et 1990 des prestations haut-de-gamme à de riches clients qui ralliaient la grande ville du Centre depuis Abidjan ou Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso voisin, grâce aux trains de la Régie Abidjan Niger (RAN).
« De nombreux peuples, une seule cité »
« Oui, c’était cela Bouaké : une ville de discipline, coquette, ombragée, une ville aux rues petites et propres, bordées d’arbres fruitiers, une cité pleine de joie de vivre, fraternelle, avec ses nombreux ronds-points. Comme les temps ont bien changé ! », écrivait en 2019, nostalgique, le journaliste ivoirien Michel Koffi dans les colonnes du quotidien d’État Fraternité Matin, dont il fut le rédacteur en chef.
« On ne dit pas que rien n’a été fait pour la ville, mais il reste beaucoup à faire, notamment dans les quartiers secondaires, ceux éloignés des grands axes goudronnés », constate Paul Yao. Avec un groupe d’amis qui croient tous à la renaissance de Bouaké et s’investissent avec dynamisme en ce sens, celui-ci a lancé un festival de musique écoresponsable, Bo Balo (« faire la fête », en baoulé), organisé au centre culturel Jacques Aka. Au-delà des concerts, ce rendez-vous se veut un lieu de rencontres et de dialogue afin de permettre à Bouaké de « retrouver un espace où les gens se parlent » et « faire en sorte que les peuples se rapprochent et se comprennent mieux ». De quoi rappeler la devise de la ville : « De nombreux peuples, une seule cité ».
Le risque sécuritaire
« Bouaké est une ville cosmopolitique proche des frontières avec le Burkina Faso et le Mali. L’arrivée de ressortissants de ces pays explique son explosion démographique. Il est certain que des dispositions spéciales doivent être prises pour mieux canaliser ces arrivées », estime Nicolas Djibo. Derrière cette considération démographique pointe également une crainte sécuritaire. « C’est évident que le risque terroriste est présent, mais nous avons le plein soutien de l’État », assure l’élu.
« Pour que ces jeunes ne soient pas tentés de se tourner vers le terrorisme, il faut créer de l’emploi. Les jeunes sont conscients qu’ils sont des laissés-pour-compte. En réponse à leur désespoir, on ne leur propose rien d’autre que des projets d’élevage ou d’agriculture », martèle un acteur de la société civile qui préfère garder l’anonymat.
À Bouaké, les emplois manquent. Les Établissements Robert-Gonfreville, fleuron de l’industrie textile dans les années 1970 et 1980, qui employaient jusqu’à 4 000 personnes, sont toujours à l’arrêt malgré la promesse de les relancer formulée par le premier ministre Patrick Achi lors d’une visite officielle, en septembre 2021.
Suzanne Konan, enseignante en géographie à l’Université Alassane Ouattara, constate chaque année la difficulté de ses étudiants à accéder à l’emploi malgré leurs diplômes. « Il faudrait créer des conditions favorables pour que ces jeunes puissent entreprendre. Ils sont volontaires, ils ont envie de travailler, ils ont envie d’aider mais se retrouvent bien souvent à devoir travailler dans le secteur informel », assure-t-elle pleine d’entrain, assise dans une petite salle du campus qui aurait bien besoin d’être rafraîchie.
Bientôt la CAN
Maman d’un enfant en bas âge, Suzanne Konan, native de Bouaké, a décidé de fonder avec son amie Corinne Yao une école primaire, faute d’avoir trouvé une offre qui correspondait à ses attentes. Pour le moment, il n’est question que d’une seule classe de petite section, mais les deux femmes espèrent développer petit à petit leur structure. Nicolas Djibo en convient : l’offre éducative ne correspond pas à celle attendue par de potentiels nouveaux habitants, notamment des expatriés, tout comme l’offre de soins qui ne suit pas l’explosion démographique.
Début 2024, Bouaké accueillera un des événements les plus attendus d’Afrique, la Coupe d’Afrique des Nations (CAN). Après plus de deux ans de travaux, le « Stade de la Paix », le « plus beau de Côte d’Ivoire » d’après le maire, fait d’ores et déjà la fierté des habitants. Certains voient dans cette réalisation le signe d’un nouveau départ pour leur ville. Et bientôt – enfin – l’autoroute du Nord qui part d’Abidjan et passe par Yamoussoukro ralliera Bouaké. De quoi espérer l’arrivée prochaine d’investisseurs et de touristes, avec des créations d’emplois à la clé… Et croire à un nouveau départ.
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