Abidjan, ville en perpétuelle extension

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Abidjan, ville en perpétuelle extension
Abidjan, ville en perpétuelle extension

Africa-Press – Côte d’Ivoire. On dit souvent qu’« Abidjan est doux », mais ce matin la vie y ressemble plus à un enfer. L’air est humide et diablement pollué. Sur le boulevard François Mitterrand, les voitures jouent du pare-chocs et du klaxon. Plus d’une heure que l’accès menant au Plateau est complètement bouché. Un apprenti, les cheveux teints en blond, court au milieu de la voie. Des centaines d’automobilistes patientent. À quelques centaines de mètres, le nœud du problème pour ces dizaines de milliers d’Abidjanais qui se rendent chaque matin travailler au Plateau, la cité administrative de la capitale économique ivoirienne : les travaux du “5e pont” et de la baie de Cocody.

Long de 1,5 kilomètre, le premier ouvrage comprend un pont et un viaduc, de respectivement 634 m et 260 m de hauteur, deux échangeurs et leurs bretelles de liaison. L’ensemble a été conçu pour venir en complément de l’ambitieuse marina, chère à Alassane Ouattara, qui doit abriter un port de plaisance, des activités de loisirs, notamment des parcs d’attractions, des restaurants et des hôtels de luxe. En attendant d’aider à fluidifier la circulation dans cette partie très fréquentée d’Abidjan, les travaux rendent la circulation impossible. Chaque jour, il faut rivaliser d’ingéniosité ou de patience pour avancer. Souvent des deux.

Chantier à ciel ouvert

Cela aurait pu être anecdotique si ce chantier était le seul en cours à Abidjan. Depuis plusieurs années, la capitale économique est un chantier à ciel ouvert qui traduit une volonté de moderniser et de décongestionner, car Abidjan explose. Selon le dernier recensement (2021), elle concentre 36 % de la population urbaine de Côte d’Ivoire. Alors Abidjan, cet archipel citadin lové autour de la lagune Ébrié, faisant parfois office de frontière entre certaines communes, s’étend. Inexorablement, la ville semble destinée à engloutir les communes avoisinantes.

La Voie-express de Bassam longe l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny. Sur le trottoir, jeunes et moins jeunes observent les avions s’élancer dans le ciel en survolant l’océan. Après l’aéroport, voici les quartiers d’Adjouffou et de Gonzagueville et leurs milliers de petites maisons en taule à perte de vue. Changement de paysage de l’autre côté de la voie : ici, les autorités ont érigé une promenade en bord de mer, sur le modèle de la promenade des Anglais, à Nice, où les habitants viennent marcher, prendre du bon temps ou faire du sport sur une piste cyclable de 8 kilomètres qui serpente au milieu d’une végétation bien ordonnée, éclairée au photovoltaïque.

Hassan, 65 ans, conduit sa Toyota RAV 4 avec l’assurance d’un habitué. Il habite Port-Bouët depuis bientôt un demi-siècle, et son environnement a bien changé. « Ils ont pris 30 mètres pour agrandir la voie et construire cette promenade. Toute une partie du quartier a été déguerpie, et les habitants sont allés s’entasser de l’autre côté de la voie », raconte-t-il.

Cette voie express, qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres, débouche sur un rond-point qui marque la fin de la ville d’Abidjan. Il y a encore quelques années, les dizaines de kilomètres qui mènent à la ville de Grand-Bassam étaient plantés d’une végétation luxuriante. Aujourd’hui, les constructions se sont tellement multipliées qu’il est difficile d’établir une véritable frontière entre les deux villes.

Expansion incontrôlée

Schéma similaire un peu plus au nord. Bordée par la lagune, Bingerville fut la deuxième capitale coloniale entre 1900 et 1934, après Grand-Bassam. Ville historiquement la plus éloignée du centre d’Abidjan, elle a vu sa population grimper en flèche ces dernières années, passant de 35 000 en 2000 à plus de 60 000 actuellement. Après la Palmeraie et le camp militaire d’Akouédo, le boulevard François-Mitterrand descend sur la droite vers Bingerville. On aperçoit la lagune en contrebas. Les projets immobiliers fourmillent, nichés dans un paysage vallonné.

Yeanzi, artiste ivoirien de 34 ans, habite Bingerville depuis un peu moins de dix ans. C’est là que, dans son atelier, il apporte les dernières retouches à son projet le plus récent : la création d’un incubateur dont l’ambition est d’accompagner une dizaine d’artistes chaque année après leur sortie d’école d’art. En dix ans, ce fils d’Abidjan a vu sa ville, et son lien avec elle, évoluer. Selon lui, ce n’est pas le développement qu’il faut pointer du doigt, car « il permet à la cité de grandir », mais ce sentiment d’ »expansion incontrôlée ».

« On voit qu’Abidjan s’élargit et se rapproche de Bassam, de Bingerville, des autres villes limitrophes. Et on se demande si cette expansion est réfléchie. À Abidjan, il y a un problème crucial de canalisation et d’évacuation des eaux. Avec les intempéries, on a l’impression que ce n’est pas pris en compte dans l’expansion de la ville. Ce manque de contrôle est assez inquiétant », estime-t-il.

Déguerpissements

Signe d’une certaine vitalité et d’une volonté de modernisation, le branle-bas de combat dans lequel est plongé Abidjan depuis plusieurs années a aussi mis les franges les plus démunies de la population à rude épreuve. Parfois salutaires voire nécessaires, les déguerpissements accompagnent chaque grand projet de construction. Rocade Y4 – voie de contournement d’Abidjan –, “4e pont” reliant Yopougon à Cocody, ligne 1 du métro… « Abidjan est une ville en transformation, en chantier permanent. Mais cette transformation se fait au détriment des plus pauvres », déplore Sékou Sylla, président de l’ONG Colombe Ivoire, qui accompagne les victimes de déguerpissement.

« Tous ces projets sont pensés pour améliorer la vie des populations. Mais ils entraînent d’énormes sacrifices pour les plus démunis, en mettant des milliers de familles dans la rue », explique-t-il. Si les promesses d’indemnisation ont été largement respectées dans le cas du “4e pont”, mais ce n’est pas le cas pour le chantier du métro. Le projet est qualifié par le Premier ministre, Patrick Achi, de « révolution qui va transformer la façon dont nous vivons Abidjan, en termes de mobilité et de déplacements facilités, de congestion et de pollution réduite » .

En théorie, près de 500 000 personnes pourraient emprunter chaque jour les rames de ce métro long de 38 kilomètres et ponctué de 18 stations. Il faudra alors environ une demi-heure pour traverser la ville du nord au sud. Mais, pour que ce métro voie le jour, il faut faire place nette sur son tracé. Plus de 9 000 foyers et entreprises sont concernés, soit plusieurs dizaines de milliers de personnes.

« Le métro est aujourd’hui un calvaire pour les populations concernées. Les responsables du projet n’ont jamais respecté le cahier des charges, d’Anyama à Port-Bouët. Des immeubles qui n’étaient pas concernés ont été rasés dans le but d’y faire construire des résidences de plus haut standing », dénonce Sékou Sylla.

La modernisation d’Abidjan se fait-elle au détriment des plus pauvres, inexorablement rejetés aux extrémités de la ville ? En 2019, le ministre de la Construction, Bruno Koné, a annoncé la destruction, d’ici à 2025, de 132 quartiers précaires, où vivent près de 1 million de personnes. « Mais que compte faire le gouvernement pour ces populations ? Quelle est sa politique pour les pauvres ? Abidjan est devenue une ville de riches », conclut le président de l’ONG Colombe Ivoire.

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