Marc Genot (Sifca) : « Assurer la traçabilité du caoutchouc est difficile mais pas impossible »

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Marc Genot (Sifca) : « Assurer la traçabilité du caoutchouc est difficile mais pas impossible »
Marc Genot (Sifca) : « Assurer la traçabilité du caoutchouc est difficile mais pas impossible »

Estelle Maussion

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Pariant sur la Côte d’Ivoire, poids lourd africain de l’hévéa, et sur le Ghana, potentiel futur champion, le directeur du pôle caoutchouc du groupe agro-industriel Sifca met en avant les efforts de la filière pour concilier hausse de la production et traçabilité.

Comme le cacao, l’hévéa ivoirien est concerné par la législation européenne visant à lutter contre la déforestation devant entrer en vigueur l’an prochain. Un changement qui ne fait pas peur à Sifca, groupe agro-industriel dirigé par Alassane Doumbia et leader africain du caoutchouc via sa filiale, la Société internationale de plantations d’hévéas (SIPH).

Pilotée depuis début 2023 par Marc Genot, un ancien de Michelin, et active en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria et au Liberia, la SIPH, qui a réalisé 515 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022, a inauguré fin octobre une sixième usine à Soubré, à 350 kilomètres à l’ouest d’Abidjan. Ce qui traduit bien sa volonté d’augmenter ses capacités de production, malgré un contexte difficile avec des cours mondiaux moroses depuis la mi-2022. Acteur historique de la filière hévéa ouest-africaine, la SIPH, portée par son navire amiral ivoirien, la Société africaine de plantations d’hévéas (SAPH), croit à la pertinence de son modèle.

Fondé sur l’alliance entre planteurs villageois et acteurs industriels, celui-ci est à même de répondre aux enjeux de traçabilité tout en assurant la durabilité d’une filière régulièrement accusée de nuire aux forêts. Passé par le Ghana et ex-patron de SAPH durant plus de dix ans, Marc Genot souligne le potentiel de l’hévéa en Afrique de l’Ouest, et dépeint une chaîne de valeur du caoutchouc en pleine mutation.

Jeune Afrique : Les résultats des producteurs de caoutchouc dépendent fortement des cours mondiaux de cette matière première, lesquels sont moroses depuis la mi-2022. Comment faites-vous face à cette conjoncture ?

Marc Genot : Alors que les cours étaient porteurs au début de 2022, la situation a en effet basculé à partir du milieu de cette année et, depuis, les niveaux de prix restent bas, en moyenne à 1,35 dollar le kilo sur les trois premiers trimestres de 2023, contre 1,63 dollar sur la même période en 2022. Cela s’explique notamment par le fait que la reprise du secteur automobile post-pandémie de Covid-19, en particulier en Chine, est plus timide qu’anticipé.

Cette situation, conjuguée à l’inflation généralisée, à la pression fiscale et au fait que le prix d’achat du caoutchouc aux planteurs n’a pas baissé dans les mêmes proportions que le prix de vente, pèse sur nos résultats financiers. Et, malgré une légère reprise des cours depuis septembre, on ne s’attend pas à une réelle amélioration avant 2024. Dans ce contexte, on résiste en retardant les investissements non prioritaires et en se concentrant sur la hausse des capacités de production, d’où l’inauguration d’une sixième usine fin octobre, afin de grossir, et de réduire nos charges fixes, moyen de contrebalancer le double impact négatif des cours et de l’inflation.

SIPH, qui a des filiales en Côte d’Ivoire (SAPH), au Ghana (Ghana Rubber Estates Limited, GREL), au Nigeria (Rubber Estates Nigeria Limited, RENL) et au Liberia (Cavalla Rubber Corporation, CRC), table sur un essor de sa production de 341 000 tonnes en 2022 à 420 000 tonnes en 2026 et à 445 000 tonnes en 2031. Sur quels pays misez-vous le plus ?

Notre filiale ivoirienne SAPH, qui est le poids lourd de la production aujourd’hui avec quelque 17 000 planteurs partenaires sur les 28 000 avec lesquels travaille le groupe, va le rester. Plus globalement, avec 1,3 million de tonnes en 2022, la Côte d’Ivoire occupe une position de choix, premier producteur africain et quatrième au niveau mondial [loin derrière la Thaïlande et l’Indonésie, mais proche du numéro trois mondial, le Viêt Nam], qu’elle devrait consolider sachant que sa production pourrait atteindre les 2 millions de tonnes à l’avenir.

L’autre pays au fort potentiel, qui devrait enregistrer un rythme de croissance de sa production supérieur à celui de la Côte d’Ivoire et du Liberia, c’est le Ghana, Accra et Monrovia produisant actuellement environ 100 000 tonnes annuelles chacun. Si l’hévéaculture villageoise ne s’y est développée qu’assez récemment, à partir de 1974, les perspectives sont encourageantes. Nous voulons y reproduire le modèle qui a fait ses preuves en Côte d’Ivoire : encourager l’essor des planteurs indépendants en investissant dans des capacités de transformation, les volumes produits par les paysans alimentant les usines des agro-industriels, ce qui assure une croissance commune.

Ces dernières années, SIPH a vu la concurrence s’intensifier, soit parce que des acteurs déjà implantés comme la Société des caoutchoucs de Grand-Béréby (SOGB), filiale du groupe Socfin, redoublent d’efforts, soit parce que de nouveaux opérateurs, notamment asiatiques, sont entrés sur le marché. À quel point cela vous bouscule-t-il ?

Nous n’avons certes plus les mêmes parts de marché que par le passé. Cela dit, nous pensons que la compétition va, à un moment donné, se tasser, entraînant le repli ou la disparition de certains acteurs, dont nous ne serons pas. Nous sommes un opérateur à la fois historique et solide, dont le modèle, fondé sur la construction d’une chaîne de valeur et la coopération avec les planteurs, a fait ses preuves. Certains de nos concurrents n’ont jamais vu un plant d’hévéa, ils achètent la matière première, souvent via des intermédiaires, pour alimenter leur usine. De notre côté, non seulement nous avons nos propres plantations mais nous construisons aussi une relation de long terme avec nos paysans partenaires. C’est notre force.

L’enjeu du moment pour la filière – comme pour le secteur du cacao – est l’entrée en vigueur avant la fin de 2024 de la législation de l’Union européenne interdisant l’accès à son marché de produits responsables de déforestation importée. Serez-vous prêts ?

Nous avons mis en place une politique de durabilité de longue date, depuis 2007, qui garantit une production de qualité, maîtrisée sur le plan environnemental, et traçable. Nous produisons sur nos exploitations maison selon des standards bien établis, et nous achetons en direct à des paysans à qui nous tenons le même discours depuis le départ : « si vous déforestez pour planter de l’hévéa, nous ne vous achèterons pas votre production. »

Résultat, nous serons en mesure de répondre à la norme européenne à partir de la mi-2024 en Côte d’Ivoire, au Nigeria et au Liberia. Ce sera seulement en partie le cas pour notre production au Ghana parce que, dans ce pays, nous sommes encore en train d’asseoir notre approvisionnement en direct auprès des planteurs, ce qui constitue la clé de la traçabilité.

Cette législation pose des défis techniques considérables lorsque l’on sait qu’un conteneur de caoutchouc quittant la Côte d’Ivoire contient de la matière première produite par 300 à 500 petits paysans…

Et, dans un pneu, il y a un mélange d’environ une centaine de caoutchoucs différents ! C’est pourquoi assurer la traçabilité est difficile mais pas impossible. Nous avons relevé ce défi en gérant en direct notre approvisionnement, en le contrôlant rigoureusement et en mettant au point un système informatique capable de traiter les données, à chaque livraison, de tous nos producteurs. Est-ce que tous les acteurs peuvent et veulent faire de même ? Nous verrons.

L’hévéa pâtit d’une mauvaise image sur le plan international en raison de la disparition des forêts que l’essor de sa culture a provoqué en Asie. Quels sont les moyens déployés pour lutter contre la déforestation en Afrique de l’Ouest et en particulier en Côte d’Ivoire ?

Depuis début 2021, le groupe Sifca a mis en place, via la signature d’un accord avec la société néerlandaise Satelligence, un contrôle satellite de l’ensemble de ses plantations, d’hévéa mais aussi d’huile de palme et de canne à sucre. Les cartographies réalisées, qui assurent un suivi en temps réel, ont aussi permis de mesurer la réalité de la déforestation sur les vingt dernières années. Conclusion : depuis 2000, celle-ci est très faible dans les zones où nous opérons, intervenant principalement dans les régions tampons des concessions et exploitations.

En Côte d’Ivoire, les zones où les forêts sont mises à mal sont connues, à savoir dans le sud-ouest du pays, à la frontière avec le Liberia, et dans le nord. Pour y remédier, l’engagement d’une société ou même d’une filière ne suffit pas. Il faut un effort national. Dans ce cadre, la législation européenne est une bonne chose en ce qu’elle va forcer les États producteurs de cultures tropicales à avoir une vraie gestion de lutte contre la déforestation.

Par ailleurs, et pour revenir sur l’image de l’hévéa, il y a un plaidoyer à mener pour expliquer le potentiel de cette culture, bien moins exigeante pour les sols que celle du cacao, en termes de séquestration du carbone.

La nouvelle réglementation européenne va vous permettre de vendre votre production, certifiée et conforme, plus chère qu’une matière première classique non traçable. Cela suffira-t-il à assurer un rebond des résultats en 2024 ?

On compte en effet sur des clients et prix plus rémunérateurs à compter de la mi-2024. En moyenne, un produit de qualité et durable, acheté par Michelin, Bridgestone ou Goodyear par exemple, a un tarif supérieur entre 20 et 50 euros la tonne à celui d’un produit standard tel que recherché par les constructeurs asiatiques, chinois et indiens notamment.

S’il y aura bien une prime au départ, il y a fort à parier que celle-ci diminuera avec le temps, au fur et à mesure que l’exigence européenne deviendra la norme dans un contexte de pression globale pour repenser la mobilité automobile et réduire les émissions de CO2 du secteur des transports. À terme, nous devrons donc trouver d’autres moyens de valoriser et de différencier notre production en allant toujours plus loin dans la durabilité.

Quelles sont les pistes ?

L’un des axes sur lesquels nous travaillons, c’est la création en Côte d’Ivoire d’une norme FSC – pour Forest Stewardship Council [Conseil de soutien de la forêt en français] – aux exigences renforcées en termes de traçabilité et de durabilité. Nous coopérons avec Olam pour financer une étude sur le sujet, sachant que cette qualité de caoutchouc constitue un marché de niche aujourd’hui, demandée par exemple par Nike pour certains modèles de baskets, par Pirelli pour un type de pneu, ou encore par des fabricants de combinaisons de plongée.

Source: JeuneAfrique

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