À cinq mille mètres sous la mer, la pêche miraculeuse du Challenger

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À cinq mille mètres sous la mer, la pêche miraculeuse du Challenger
À cinq mille mètres sous la mer, la pêche miraculeuse du Challenger

Africa-Press – Côte d’Ivoire. “Quoi ? 2.000 brasses* et pas de fond ? “, répète inlassablement Robert. Le perroquet embarqué à bord du HMS Challenger a pris l’habitude d’ouvrir ainsi le bec à chaque fois que le navire s’immobilise, tous les 370 kilomètres environ, pour faire des prélèvements. Robert participe à une aventure sans précédent: la première expédition océanographique mondiale, financée par le gouvernement britannique, organisée par la Royal Society et conduite par le naturaliste écossais Charles Wyville Thomson (1830-1882). Objectif: explorer une terra incognita, les grands fonds marins. La corvette a quitté Portsmouth le 21 décembre 1872 ; elle ne reviendra en Angleterre qu’en mai 1876, après avoir parcouru près de 127.000 kilomètres sur presque toutes les mers du globe.

Etude des abysses

Robert n’est pas seul à assister avec zèle à la remontée des filets. Pour rien au monde, Thomson ne manquerait le rituel. Dans l’eau et le limon des grands fonds, il compte en effet trouver des organismes qui lui permettront de démontrer qu’il existe bel et bien des êtres vivants dans les abysses. Car selon le consensus de l’époque, la vie est impossible au-delà de 600 mètres de profondeur, une théorie établie par un autre naturaliste écossais, Edward Forbes, en 1841. Alors qu’il effectuait des dragages en mer Égée, ce dernier a en effet constaté que les organismes s’y raréfiaient progressivement avant de disparaître totalement à cette profondeur. Mais l’idée commence à être battue en brèche: en 1860, le zoologiste français Alphonse Milne-Edwards, à l’occasion de la réparation d’un câble télégraphique posé à 2.180 mètres de fond entre la Sardaigne et l’Algérie, a trouvé sur celui-ci des mollusques et un corail.

Le Challenger a encore d’autres missions: découvrir des organismes primitifs pouvant être à l’origine de la vie sur Terre, cartographier les fonds marins, mesurer la température et la salinité des eaux océaniques… “L’enjeu de l’expédition est également politique: il s’agit de réaffirmer la puissance maritime du Royaume-Uni à un moment où le pays entre en récession”, souligne Frédéric Aitken, chercheur CNRS au Laboratoire de génie électrique de l’Université Grenoble Alpes, qui ajoute: “Thomson et son collègue William Benjamin Carpenter, membre de la Royal Society, affirment que connaître le substrat des grands fonds est indispensable pour sécuriser la pose des câbles télégraphiques sous-marins, alors en plein essor.” Un argument décisif: le gouvernement britannique donne son accord en avril 1872.

En quelques mois, la corvette de la Royal Navy est transformée en navire d’exploration scientifique. Seize des dix-huit canons sont retirés du pont. Le magasin à poudre est réaménagé pour recevoir l’alcool nécessaire à la conservation des spécimens. De tentaculaires câbles d’acier et filins de chanvre sont enroulés dans les cales. Un laboratoire de zoologie est installé sous le pont principal afin d’étudier les organismes remontés du fond. Lui sont adjoints un laboratoire de chimie, mais aussi une chambre noire. “C’est la première fois qu’un photographe est associé à une expédition océanographique. Le Challenger rapportera des prises de vues inédites des icebergs de l’Antarctique”, s’enthousiasme Frédéric Aitken. Plusieurs chaluts, des dragues pourvues de filets, des systèmes de sondage, des préleveurs d’eau de mer complètent l’ensemble. Sans compter des piézomètres et thermomètres à mercure, encapsulés dans une boîte en cuivre pour résister à la pression.

À bord, ils ne sont que cinq scientifiques, issus du réseau de l’Université d’Édimbourg: quatre naturalistes, dont le biologiste marin canadien John Murray, et un chimiste. Un océanographe et illustrateur suisse les accompagne, qui dessinera avec force détails les espèces recueillies. Chaque remontée de filet signifie un espoir de découvertes. Le reste de l’équipage – officiers, personnel technique et 240 marins de la Royal Navy – n’a que peu d’intérêt pour ces “paquets de boue blanchâtre qui salissent le pont”. Heureusement, le capitaine George Nares sait se mettre à l’écoute des chercheurs. Il convainc Thomson de donner des conférences à l’équipage afin d’expliquer le but de ses travaux.

4.717 espèces de végétaux et d’animaux prélevés

La moisson scientifique du Challenger s’avère exceptionnelle. Thomson tient la preuve que les abysses grouillent d’une faune adaptée à des conditions de vie particulières, “d’étranges et merveilleuses choses vivantes qui nous donnaient un aperçu d’un monde inconnu”, écrit-il. Une révolution dans la vision même de l’environnement sous-marin. Une espèce de brachiopode (sorte de mollusque à coquille), dénommée Abyssothyris wyvillei en son honneur, est découverte à plus de 4.700 mètres.

Deux nouveaux genres de plancton, Challengeron et Challengeria (appelé depuis Protocystis ), sont identifiés. Au total, 4.717 espèces de végétaux et d’animaux, prélevés jusqu’à 5.500 mètres, viennent enrichir la biologie marine. En revanche, aucun organisme primitif à l’origine de la vie sur Terre ne sera découvert.

De son côté, John Murray caractérise les sédiments du plancher océanique. Il identifie deux types de calcaire – le limon à ptéropodes (des mollusques) et, aux alentours de 4.800 mètres, les boues à globigérines (unicellulaires à coque calcaire) – puis, vers 5.600 mètres, des argiles rouges riches en fer et en manganèse. Dans les sédiments des grands fonds, le Challenger capture aussi des sphérules d’un millimètre de diamètre au noyau métallique, qui seront identifiées par la suite comme des micro-météorites tombées de l’espace.

Entre le Chili et Tahiti, l’équipe découvre une dorsale océanique

Au large des Philippines, tous les records de l’époque sont battus, avec un sondage à 8.180 mètres dans une zone de la fosse des Mariannes. Grâce à ses explorations, l’équipe recueille suffisamment de données topographiques pour confirmer l’existence de la dorsale médio-atlantique et découvrir la dorsale est-pacifique, entre le Chili et Tahiti.

Enfin, les données du Challenger montrent que la température des grands fonds est plus basse qu’on ne le pensait, environ + 2 °C (en dehors des régions polaires) et non + 4 °C. En outre, le chimiste allemand William Dittmar établira que les proportions relatives des différents sels contenus dans l’eau de mer demeurent constantes en tout lieu, ce qui permettra de calculer la salinité de l’eau de mer par une seule mesure.

À mission inédite, publication exceptionnelle: le rapport de l’expédition comportera 50 volumes, publiés entre 1885 et 1995. Mais Thomson ne fera que l’esquisser: il mourra prématurément en 1882, laissant la tâche gigantesque de le finaliser à Murray, l’un des pères de l’océanographie.

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