Africa-Press – Côte d’Ivoire. La découverte d’une réserve de graines de jusquiame sur un site romain des Pays-Bas apporte pour la première fois la preuve de l’utilisation pharmacologique de cette plante toxique dans l’Antiquité.
Il n’est pas évident pour les archéologues de démontrer que la présence de cette « mauvaise herbe » sur un site de fouilles est le signe de son usage dans le passé, car elle pousse naturellement sur les sols perturbés. Mais dans un fossé du site romain d’Houten-Castellum, plusieurs centaines de graines de jusquiame noire ont été retrouvées enfermées dans un contenant atypique: un os d’ovin ou de caprin.
Une équipe sous la direction de l’archéologue Maaike Groot, de l’université libre de Berlin, tente aujourd’hui de déterminer, dans une étude publiée dans la revue Antiquity, quel usage a pu en être fait à l’époque.
Les Romains utilisaient la jusquiame, plante toxique et hallucinogène, dans leur pharmacopée
La jusquiame noire (Hyoscyamus niger) est une plante originaire d’Europe et d’Asie qui fait partie de la famille des Solanacées ; autrement dit, elle est extrêmement toxique. Parce qu’il s’agit d’une espèce rudérale – ce qui signifie qu’elle pousse sur des sols perturbés, que ce soit naturellement (par l’eau, ou les animaux) ou par l’action humaine –, elle prospère dans les anciennes zones d’habitation, où on la trouve le plus souvent au niveau des tas de fumier ou dans les jardins potagers.
Il n’est donc pas rare de découvrir des graines de jusquiame noire en contexte archéologique, et ce, dès le néolithique, dans le nord-ouest de l’Europe (Pays-Bas, Luxembourg, Belgique et Allemagne), où l’on présume qu’elle a pu être apportée par les premiers agriculteurs venus s’installer vers 5500 avant notre ère.
Mais sa présence ne suffit pas à indiquer son usage. C’est pourquoi les chercheurs définissent trois critères permettant de déterminer une utilisation intentionnelle de la plante pour ses propriétés: il faut qu’elle se trouve dans un contenant ou un contexte archéologique précis – une sépulture, un lieu de soins, un site d’offrande –, qu’il y en ait une quantité significative, et qu’elle soit associée à d’autres espèces végétales connues pour leur usage pharmacologique.
La jusquiame était utilisée comme antidouleur, mais aussi comme drogue
La plante est mentionnée sous ses différentes espèces (blanche et noire) par les médecins grecs et romains, qui en connaissaient divers usages.
Toutes ses parties (graines, feuilles, tige, jus, racine) sont mises à contribution, que ce soit pour soigner la fièvre, la toux et toutes sortes de douleurs, ou pour provoquer des états seconds. Mais, selon Pline l’Ancien, la plante est dangereuse sous toutes ses formes, il la considère « à la fois comme un remède et comme un poison ».
Les Romains connaissaient donc ses propriétés médicinales en tant qu’analgésique autant que ses effets secondaires, que Plutarque allait jusqu’à qualifier d’ »aliénation de l’esprit ou de folie ». La jusquiame contient en effet des alcaloïdes (atropine, hyoscyamine et scopolamine) potentiellement mortels qui ont un effet psychoactif à faible dose, provoquant des hallucinations.
Plusieurs occurrences sur un site romain
En 2017, les archéologues ont trouvé un grand nombre de graines de jusquiame dans le centre des Pays-Bas, à Houten-Castellum, un établissement rural habité dès le début de l’âge du fer, au 6e siècle avant notre ère.
Le site, qui comporte des fosses, des clôtures, des ponts, des fermes et un enclos rituel, était centré sur un canal contenant des dépôts et des déchets. Parmi la multitude de découvertes – tessons de céramiques, objets métalliques et fragments d’os d’animaux –, les archéologues ont identifié des vestiges de jusquiame à différents endroits.
Ainsi, une inflorescence de jusquiame noire a été trouvée dans un fossé, près d’un panier (ou d’un piège à poisson) et de plusieurs pots de cuisson datant du 1er siècle de notre ère. Les archéologues interprètent ce dépôt comme une « offrande d’abandon » (une offrande rituelle au moment où le lieu entre en déshérence). Autre occurrence: en analysant les restes fauniques récoltés sur le site, les archéologues ont trouvé un fémur de mouton ou de chèvre, fermé à l’une de ses extrémités par une sorte de bouchon noir. Une fois ouvert, s’en sont échappées des centaines de graines, identifiées par la suite comme de la jusquiame noire.
Sur le site de Houten-Castellum, une fleur de jusquiame (indiquée par la flèche), un panier renversé et des poteries datant de la fin du 1er ou du début du 2e siècle de notre ère ont été découverts dans un fossé gorgé d’eau. Il s’agit sans doute d’une offrande d’abandon. Crédits: van Renswoude et al., 2017 / de Groot et al., 2024
Un os soigneusement travaillé
Afin de déterminer la destination de cet os, les chercheurs l’ont soumis à diverses analyses. Leurs premières observations établissent que l’os cylindrique d’une longueur de 7 cm a été largement manipulé, puisqu’il a non seulement été travaillé aux deux extrémités, mais qu’il a aussi été creusé et obturé.
Si un seul bouchon a subsisté, il est probable qu’un second fabriqué dans un matériau périssable – comme du cuir ou du tissu –, se soit entre-temps décomposé, malgré les bonnes conditions de conservation du fossé saturé d’eau.
Ces conditions ont également permis la préservation du contenu abrité dans l’os, soit près de 1000 graines de jusquiame noire. Les chercheurs estiment qu’une fois rempli, il pouvait contenir jusqu’à 4000 graines. Diverses analyses révèlent que le bouchon a été fabriqué à partir de goudron d’écorce de bouleau, un matériau connu depuis le Paléolithique, que les Romains utilisaient pour sceller des pots.
Récipient de stockage ou pipe à fumer ?
Comment interpréter cet artefact ? D’aucuns pourraient y voir une pipe pour fumer des graines chauffées ou inhaler des vapeurs de jusquiame, mais les chercheurs écartent cette possibilité, non seulement parce que l’os ne présente aucune trace de brûlure, mais également parce que les graines n’ont pas été carbonisées, et qu’elles sont bien trop nombreuses. Leur inhalation aurait très certainement conduit à un surdosage mortel.
Ultime argument: les pipes sont extrêmement rares en Europe avant l’introduction du tabac. Le cylindre servait donc plus probablement de récipient pour conserver les graines. Il remplit ainsi deux des critères requis pour interpréter un usage intentionnel de la plante.
Le troisième est également présent à Houten-Castellum, car les artefacts retrouvés dans le fossé à côté de l’os (plusieurs squelettes d’animaux et des pierres de quartz) constituent très probablement des offrandes d’abandon, indiquant la vocation rituelle de l’emplacement.
La première preuve directe de son utilisation pharmacologique
Si d’autres découvertes archéologiques ont suggéré l’utilisation de la plante pour ses effets analgésiques ou son potentiel hallucinatoire, les preuves directes les plus anciennes (datant du 1er siècle de notre ère) sont celles de l’hôpital de Neuss (Novaesium), en Rhénanie, où une centaine de graines de jusquiame noire ont été retrouvées avec d’autres plantes médicinales (fenugrec, verveine, centaurée, millepertuis, aneth et coriandre).
Pour ce qui est d’un contenant, jusqu’à présent, l’objet le plus ancien ayant servi à abriter des graines de jusquiame noire a été retrouvé dans la tombe d’une voyante viking enterrée au 10e siècle de notre ère dans une forteresse du Danemark ; il devait s’agir d’une bourse en cuir. L’os d’Houten-Castellum constitue donc l’exemple le plus ancien de contenant intentionnellement fabriqué pour recevoir des graines de jusquiame.
Et dans la mesure où la jusquiame est souvent retrouvée en association avec des plantes médicinales, les chercheurs préconisent que les archéologues ne la classent plus systématiquement comme une plante sauvage, mais qu’ils la considèrent en fonction de son contexte de découverte, au risque de négliger la présence d’un remède sans doute courant dans la pharmacopée romaine, puisqu’on le trouvait « même dans les établissements ruraux à la périphérie de l’Empire ».
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