Africa-Press – Côte d’Ivoire. On les appelle – petits réacteurs modulaires – (small modular reactors, SMR) et « réacteurs modulaires avancés » (advanced modular reactors, AMR). Pourquoi modulaires ? Parce qu’ils peuvent être utilisés seuls ou en grappes, selon les besoins: production de chaleur ou d’électricité, dessalement d’eau de mer, propulsion de cargos. Les SMR sont en quelque sorte des versions réduites des réacteurs actuels, alors que les AMR font appel à d’autres concepts, pour certains expérimentés depuis des décennies.
Tous ont en commun de produire de l’énergie par fission: il s’agit de bombarder avec des neutrons de gros noyaux fissiles par exemple ceux de l’uranium 235 afin qu’ils se scindent en noyaux plus petits tout en libérant de la chaleur et d’autres neutrons, qui à leur tour provoqueront des fissions. Et tous visent une sécurité passive: ils doivent s’arrêter sans intervention extérieure en cas d’accident ou de coupure d’alimentation.
Dix à cent fois moins puissants que les réacteurs actuels qui fournissent entre 900 et bientôt, pour l’EPR de Flamanville, 1.650 mégawatts d’électricité (MWe, ou mégawatts électriques), SMR et AMR pourraient, dès la décennie prochaine, être produits par centaines, voire milliers, par assemblage de composants fabriqués en série, en usine, au lieu d’être construits sur site comme les réacteurs actuels. C’est en tout cas ce qu’espèrent les dizaines de start-up qui se sont lancées dans l’aventure ces dernières années, notamment aux États-Unis et en Europe, avec le soutien des pouvoirs publics et des acteurs du capital-risque.
Car l’enjeu est de taille. Des pans entiers de l’industrie pourraient avantageusement utiliser une énergie d’origine nucléaire produite au plus près de leurs installations. SMR et AMR constitueraient en outre un atout pour les pays qui ne disposent pas de vastes réseaux de distribution électrique et pourraient ainsi s’électrifier à moindre coût. Et, partout, ils seraient un avantage en matière d’efficacité énergétique, puisqu’une grande partie d’entre eux sont conçus pour produire non seulement de l’électricité mais aussi de la chaleur, indispensables à de nombreux processus industriels.
Des petits réacteurs nucléaires dédiés à la production de chaleur
Arrêtons-nous un instant sur le fonctionnement d’un réacteur nucléaire classique. Il fonctionne à une température relativement basse (environ 320 °C) et utilise des neutrons dits « lents »: en entrant en collision avec un modérateur généralement l’eau sous pression du circuit primaire de chaleur, les neutrons cèdent à celui-ci une partie de leur énergie, ce qui les freine à une vitesse d’environ 2 km/s. Sans ce ralentissement, ils ne pourraient provoquer efficacement de nouvelles fissions. L’uranium naturel, « carburant » du réacteur, contenant moins de 1 % d’uranium 235, forme fissile de cet élément, il faut en enrichir la concentration, entre 3 % et 5 %.
Mais seule une partie en est consommée. Le combustible usagé contient encore de l’uranium 235, de l’uranium 238, et toute une série d’éléments produits dans le réacteur. Autant de composants traités comme des déchets, mais qui contiennent encore beaucoup d’énergie: près de 99 % de l’énergie nucléaire de départ ! Un vrai gaspillage.
Les réacteurs classiques engendrent une autre forme de gaspillage, de chaleur cette fois. En effet, le rendement final de conversion en électricité ne dépasse guère les 35 %. Autrement dit, près des deux tiers de la chaleur libérée dans le réacteur sont perdus, le plus souvent rejetés dans l’environnement. Sur les 440 centrales en activité dans le monde, une quarantaine seulement sont équipées d’un dispositif de récupération de chaleur, ce qu’on appelle la cogénération production conjointe d’électricité et de chaleur. Or, nous l’avons évoqué, de nombreux procédés industriels utilisent surtout de la chaleur, aujourd’hui issue le plus souvent de la combustion d’hydrocarbures, et notamment du gaz. Remplacer par exemple des brûleurs à gaz par de l’électricité même décarbonée pour chauffer des fours représenterait un immense gâchis. Un petit réacteur nucléaire dédié directement à la production de chaleur serait beaucoup plus efficace.
La quasi-totalité des projets de réacteurs modulaires à l’étude dans le monde misent donc sur la production de chaleur ou la cogénération. En France, pas moins de onze dossiers ont été sélectionnés dans le cadre de l’appel d’offres « réacteurs nucléaires innovants » lancé en 2022 par la Banque publique d’investissements (BPI France) dans le cadre du programme d’investissement France 2030, et doté d’un milliard d’euros. Deux d’entre eux concernent la fusion nucléaire, neuf la fission.
Parmi ces derniers, le projet Nuward d’EDF s’était vu octroyer la part du lion, 500 millions d’euros. Mais l’industriel a annoncé, en juillet dernier, qu’il jetait l’éponge, en raison de retards qui risquaient d’avantager la concurrence. Restent donc huit start-up sur les rangs, qui recevront chacune, dans un premier temps, entre 5 et 32 millions d’euros. Une amorce seulement, puisque chaque premier exemplaire de ces réacteurs modulaires devrait coûter de 300 millions à plus d’un milliard d’euros. Une fois lancée la production en série, les industriels espèrent diviser ce montant par deux ou par trois.
Un combustible confiné dans des billes d’un millimètre de diamètre
Les projets de SMR diffèrent par le choix de leur combustible, de leur caloporteur le fluide qui récupère la chaleur produite dans le cœur du réacteur et l’achemine au-dehors ou encore de leur modérateur. Parmi les défenseurs de la filière à uranium enrichi, on trouve Calogena. Son SMR entend alimenter des réseaux de chauffage urbain avec une eau à 100 °C. C’est un réacteur de type piscine: l’eau assure le refroidissement du cœur, la modération, et sert de barrière contre les radiations.
Dans le projet de Calogena, elle n’est pas pressurisée, ce qui permet de simplifier et fiabiliser le fonctionnement du réacteur dans les centrales classiques, la pression du circuit primaire, indispensable pour que l’eau n’entre pas en ébullition, atteint 155 fois la pression atmosphérique, ce qui engendre des risques de pannes supplémentaires. En cas de coupure d’alimentation, a piscine pourra refroidir le réacteur pendant sept jours sans intervention humaine.
De son côté, Jimmy Energy mise sur un AMR basé sur un combustible innovant développé aux États-Unis, le Triso. Il s’agit d’un uranium hautement enrichi à près de 20 % pour maximiser l’autonomie de fonctionnement (dix ans sans rechargement). Le combustible est confiné dans de petites billes d’un millimètre enrobées de carbure de silicium qui leur confère une résistance exceptionnelle à la pression et à la température: elles supportent sans dommage trois cents heures d’exposition à 1.800 °C. « Selon nos simulations, en cas d’accident, une personne située à dix mètres du réacteur serait, au pire, exposée à une dose inférieure à celle reçue lors d’un scanner médical », explique Antoine Guyot, cofondateur et PDG de Jimmy Energy.
Outre une sûreté améliorée, le Triso permet d’augmenter sensiblement la température de fonctionnement du réacteur et donc le rendement de conversion de chaleur en électricité. L’entreprise ne traîne pas: elle a grillé la politesse aux autres lauréats de France 2030 en soumettant dès ce printemps deux demandes de construction d’installations nucléaires à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). À noter que le Triso sera également utilisé par Blue Capsule, autre start-up française qui vise la fourniture de chaleur à très haute température (700 °C) pour produire de l’hydrogène sans émission de CO2 et d’autres produits chimiques.
Le MOX, un assemblage issu du recyclage du combustible nucléaire
Les autres lauréats de France 2030 misent quant à eux sur un mélange de plutonium et d’actinides mineurs (les éléments radioactifs qui ont la durée de vie la plus longue) extraits des combustibles classiques usagés, souvent associé à de l’uranium appauvri résidu du processus d’enrichissement. C’est ce que l’on appelle le MOX, qui génère des déchets moins encombrants et dangereux que ceux de l’uranium 235. Compte tenu des réserves de déchets qu’elle détient déjà, la France pourrait, avec le MOX, assurer sa production électrique actuelle pendant des milliers d’années, sans extraire le moindre gramme de minerai !
Le MOX suppose un fonctionnement bien différent des réacteurs. Car le noyau d’uranium 238 n’est pas fissile, mais fertile. Ce qui signifie qu’il peut capturer un neutron pourvu que celui-ci possède assez d’énergie pour pénétrer dans le noyau et le transformer en plutonium 239, qui est, lui, fissile. C’est ce que l’on appelle les neutrons rapides, qui se déplacent à environ 20.000 km/s. Plus question d’utiliser un modérateur, et donc de refroidir les cœurs avec de l’eau. Il faut se tourner vers d’autres matériaux, comme le sodium ou le plomb liquide. C’est ce qu’avait fait la France avec Superphenix (1.240 MWe), associant MOX sous forme solide, neutrons rapides et refroidissement au sodium liquide, qui a fonctionné de 1985 à 1996, puis avec Astrid, un projet de réacteur plus petit lancé en 2010 et abandonné en 2019 en raison de son coût.
La combinaison de MOX solide et d’un refroidissement au sodium a toujours ses adeptes. C’est le cas d’Hexana, une start-up née sous l’égide du CEA, ou d’Otrera. Newcleo s’appuiera également sur du MOX solide, avec cette fois un caloporteur en plomb liquide. Une technologie développée en URSS dans les années 1960 pour propulser des sous-marins nucléaires. « Un réacteur au plomb supporte sans problème une température de 700 °C et, grâce à des phénomènes de contre-réactions, les réactions nucléaires s’arrêtent d’elles-mêmes avant d’atteindre cette température. Il n’y a donc pas fusion du combustible ni ébullition du plomb », explique le fondateur de Newcleo, Stefano Buono. Au pire, la majorité des substances radioactives seraient piégées dans le plomb.
L’entreprise, qui a déjà levé 400 millions d’euros, veut investir 3 milliards en France pour une usine de MOX et un réacteur de 30 MWe, qui pourra également faire de la cogénération. Newcleo espère une mise en service au début des années 2030.
Un accélérateur de particules pour « transmuter » les déchets radioactifs
De son côté, Naarea emprunte une autre voie pour son réacteur de 40 MWe (80 MW thermiques). Le cœur à 700 °C contiendra un mélange de sels fondus à base de sodium, de plutonium et d’actinides mineurs, et d’un peu d’uranium appauvri. Cette technologie, testée aux États-Unis dans les années 1950, sera aussi utilisée par Stellaria, autre émanation du CEA. « Nous utilisons des neutrons rapides », explique Jean-Luc Alexandre, cofondateur et patron de Naarea. Le rendement de conversion électrique atteindra 50 %.
Naarea a multiplié les partenariats, notamment avec le Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble, et cofondé un laboratoire dédié aux sels fondus avec le CNRS, à Orsay. « Nous visons une mise en service en 2029 et une introduction sur le marché un an plus tard », explique Jean-Luc Alexandre. Quant au franco-néerlandais Thorizon, il planche sur une combinaison de combustible liquide associant du thorium aux matières issues du retraitement des déchets nucléaires.
Une start-up suisse, Transmutex, explore quant à elle une voie inédite. Elle tente en effet de concrétiser le rêve de Carlo Rubbia, prix Nobel de physique: utiliser un accélérateur de particules pour « transmuter » les déchets et s’en débarrasser. Un accélérateur de particules crée un faisceau de protons à très haute énergie qui sont transformés en neutrons dans le cœur du réacteur, où ils bombardent le combustible, mélange de déchets nucléaires et de thorium. L’ensemble est refroidi au plomb. « Il suffit de couper l’alimentation pour que la réaction s’arrête instantanément », explique Franklin Servan-Schreiber, patron de Transmutex. Une première installation est prévue pour 2035.
Toutes ces start-up s’imaginent chambouler l’industrie nucléaire. Reste à savoir si elles auront les reins assez solides pour mener leurs projets à terme.
Sécurité: des procédures accélérées, mais pas bâclées
La France a adopté, en juin 2023, une loi d’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires. Mais aussi innovants soient-ils, les réacteurs modulaires devront répondre à toutes les exigences de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). « Nous ne partons pas de rien, explique Philippe Dupuy, responsable de la mission Réacteurs innovants de l’ASN. Toutes ces technologies ont été expérimentées à divers niveaux d’avancement. » Une première phase permet aux parties de prendre langue, avant une série de réunions thématiques sur les différents aspects des projets. « On s’assure de la maturité du dossier et de la capacité de l’entreprise à disposer des ressources pour le faire avancer. » Puis la sûreté du réacteur est étudiée. Enfin, l’ASN instruit la demande de création de l’installation.
« Une étape qui prend au minimum trois ans pour le premier exemplaire d’un nouveau réacteur, prévient Philippe Dupuy. Une fois la construction achevée, il reste à obtenir une autorisation de mise en service, pour laquelle on s’assure que tout a été réalisé selon les exigences de sûreté. » Soit une année supplémentaire… Dans ces conditions, peut-on envisager qu’un réacteur innovant puisse commencer à fonctionner dès 2026, comme certains l’espèrent ? « On imagine mal que cela puisse se faire avant 2030, tempère Philippe Dupuy. Ce n’est pas parce qu’un réacteur est petit qu’il est inoffensif. Nous ne bâclerons pas les instructions. »
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