Africa-Press – Côte d’Ivoire. En observant la tête des crocodiles au microscope, on ne trouve pas de placodes épidermiques, ces petites structures embryonnaires qui commandent habituellement la formation des poils, des plumes ou des écailles. Et pourtant, leur tête porte bien des écailles aux formes irrégulières et à la disposition organisée de manière désordonnée. Leur origine n’est pas liée à une quelconque expression génétique: c’est un effet de la croissance plus lente des tissus sous-jacents, notamment les tissus osseux, qui compriment mécaniquement la peau jusqu’à ce qu’elle se plisse. Ce phénomène, découvert il y a une dizaine d’années par Michel Milinkovitch, professeur à l’Université de Genève, porte un nom: la mécanogenèse. Il vient d’être à nouveau décrit chez un autre groupe de reptiles, les tortues, où il coexiste avec la voie classique du développement génétique.
Deux voies pour former des écailles
Dans une étude publiée dans la revue iScience, les chercheurs suisses ont mis en évidence chez les tortues un phénomène inédit: la coexistence de deux mécanismes de formation des écailles sur une même tête. Les zones périphériques du crâne présentent des écailles bien ordonnées, produites via les placodes cutanées, comme chez la plupart des reptiles. Mais au sommet du crâne, les écailles prennent la forme de polygones irréguliers avec des bords incomplets signant un mode de formation différent, par mécanogénèse.
Pour établir cette distinction, l’équipe de Michel Milinkovitch a utilisé la microscopie 3D à feuille de lumière et des modèles numériques simulant les contraintes de croissance osseuse. Ces analyses ont permis de montrer que les zones centrales de la tête des tortues sont clairement issues d’un pliage mécanique, tandis que les bords du crâne relèvent d’un déterminisme génétique. « Nous avons observé une géométrie typique de compression aléatoire, comme si la peau plissée se figeait en écailles », explique le chercheur.
Entre les deux, une région intermédiaire intrigue les scientifiques: « Il y a une zone où la situation est difficile à déterminer. Chez le juvénile ou l’adulte, il est parfois ambigu de trancher entre les deux origines. Il semblerait que la peau puisse, dans cette zone, basculer dans sa décision pour subir un déterminisme génétique ou un pliage mécanique. Ce qui cause ce basculement n’est pas clair ».
Un héritage d’un ancêtre commun
Cette découverte chez les tortues vient conforter l’idée que la mécanogenèse est un processus ancestral partagé par plusieurs lignées de reptiles. Déjà documentée chez les crocodiles, cette déformation spontanée de la peau pourrait aussi avoir existé chez de nombreux dinosaures. « Cela ne fait pas de doute à mes yeux que les dinosaures avaient certainement du pliage compressif de leur peau, au moins au sommet du crâne et peut-être au-delà, sur le reste de la tête et les mâchoires, comme pour les crocodiles », affirme Michel Milinkovitch. En revanche, ce mécanisme semble avoir disparu chez les oiseaux modernes, les lézards ou les serpents, bien que les données soient insuffisantes pour le confirmer chez ces deux derniers.
Pour ls dinosaures, les données fossiles restent encore trop rares pour trancher/ Il n’y a pas assez d’échantillons de peau crânienne de dinosaures bien conservées. Mais le chercheur reste optimiste. « Je suis en contact avec des paléontologues pour rechercher de nouvelles données dans ce sens. Si de bons fossiles de disposition d’écailles devenaient disponibles, il serait relativement simple d’identifier des signatures de pliage compressif comme des bords incomplets et des polygones très irréguliers ».
En révélant la coexistence de ces deux modes de formation, l’étude genevoise éclaire un pan discret mais fondamental de l’évolution, à savoir que la morphologie des êtres vivants ne résulte pas uniquement d’un programme génétique mais aussi de contraintes mécaniques. C’est d’ailleurs sans doute comme cela que les premiers organismes vivants ont développé leur intestin sous les coups de boutoir des vagues de l’océan primordial, il y a des centaines de millions d’années ou que les trous des narines se forment. Une leçon utile bien au-delà de la zoologie, notamment en médecine régénérative ou dans les recherches liées au biomimétisme.
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