Olivier Caslin – Envoyé spécial à Djibouti
Africa-Press – Djibouti. Énergies, télécoms, finances… Le ministre djiboutien de l’Économie et des Finances se livre à un tour d’horizon du développement de son pays et de ses perspectives de croissance, conscient des défis qu’il lui faut encore relever, notamment en matière de diversification.
En mai prochain, sauf hypothétique remaniement ministériel, Ilyas Moussa Dawaleh pourra célébrer ses quatorze années passées à la tête du ministère de l’Économie et des Finances de Djibouti. Il faut dire qu’à 58 ans cet universitaire, passé par la présidence (à la direction de la Planification), puis par le port (chef de projet, directeur des opérations), avant de rejoindre le secteur privé, connaît parfaitement l’économie de son pays. Directeur de campagne d’Ismaïl Omar Guelleh lors de la présidentielle d’avril 2011, le grand argentier djiboutien est aussi, depuis 2012, le secrétaire général du Rassemblement populaire pour le progrès (RPP), le parti présidentiel.
Jeune Afrique: Quelle est la situation de Djibouti, dans le contexte actuel de crises multiples ?
Ilyas Moussa Dawaleh: Nous sommes dans une période très délicate: le pays a dû faire face à une succession de chocs exogènes qu’il nous faut gérer. La pandémie de Covid-19, l’inflation, et leurs conséquences sur la chaîne mondiale d’approvisionnement, amplifiées par la difficulté du passage, depuis un an, par le détroit de Bab el-Mandeb [en raison des attaques houtistes contre les navires marchands en mer Rouge], se font bien sûr sentir sur notre économie, qui reste principalement tirée par les activités portuaires et logistiques.
Malgré la situation au Yémen, ces secteurs se montrent plutôt résilients, mais les routes maritimes se redessinent autour d’une montée en puissance des opérations de transbordement sur Djibouti afin d’éviter le détroit. C’est un phénomène sur lequel nous espérons capitaliser, avec l’arrivée de navires encore plus grands. Nous sommes extrêmement déterminés à diversifier les usagers de nos ports.
En réduisant la part des activités liées à l’Éthiopie ?
L’idée est de rééquilibrer les trafics et la structure de notre clientèle, au profit des activités de transbordement.
L’idée est de rééquilibrer les trafics et, en conséquence, la structure de notre clientèle, au profit des activités de transbordement. C’est pour servir les générations de navires en ligne aujourd’hui ou à venir que nous venons d’investir lourdement dans quatre nouveaux portiques. Notre stratégie est certainement accélérée par le contexte régional, mais Djibouti a toujours été la plateforme de transbordement de l’ensemble de la sous-région. Sa vocation, c’est de servir le monde, pas uniquement l’Éthiopie.
Est-ce que cela ne met pas également un terme à une éventuelle concurrence avec le port somalien de Berbera ?
Notre économie et celle de l’Éthiopie sont tellement interdépendantes que nous devons continuer d’avancer ensemble. Une partie très importante du trafic avec Addis-Abeba restera à Djibouti, car notre port dispose d’une certaine avance en matière de services, avec des processus établis et des coûts de transaction très compétitifs, quoi qu’en disent les Éthiopiens. Mais le port de Berbera sert aussi l’Éthiopie, et, un jour, celui d’Assab [Érythrée] devrait à nouveau servir l’Éthiopie. Au-delà, les solutions ne sont pas viables. Les essais d’importation d’engrais via le port kényan de Lamu ont été un échec pour les Éthiopiens. Nous pouvons donc rester confiants. Aujourd’hui, aucun port de la région ne peut sérieusement nous concurrencer.
Pourquoi Djibouti a-t-il proposé, il y a quelques mois, de laisser à l’Éthiopie l’utilisation de son port de Tadjourah, situé dans le nord du pays ?
Notre rôle est de trouver des solutions qui permettent de stabiliser la région et de garantir la paix.
Notre rôle est de trouver des solutions qui permettent de stabiliser la région et de garantir la paix. C’est dans l’ADN de Djibouti, au nom de l’intégration économique et du développement mutuel. C’est en suivant cette logique et en tant que président en exercice de l’Autorité intergouvernementale pour le développement [Igad] que Djibouti a fait cette proposition. Si le problème se résume pour Addis-Abeba à disposer d’un accès maritime, alors Djibouti peut proposer une solution et éviter une dégradation des relations entre l’Éthiopie et la Somalie.
Comment les Éthiopiens ont-ils réagi jusqu’à présent ?
On ne leur met pas un pistolet sur la tempe. Notre initiative a été favorablement reçue par la communauté internationale. Tadjourah dispose aujourd’hui d’un port moderne qui peut rendre de grands services à l’Éthiopie. L’idée est de proposer à la compagnie nationale, Ethiopian Shipping Lines [ESL], d’opérer indépendamment depuis Tadjourah. La forme reste à définir, mais nous sommes prêts à apporter la solution qui facilitera la vie de toute la sous-région.
Nous avons également invité l’Éthiopie à prendre des parts dans le futur terminal pétrolier de Damerjog et nous avons lancé ensemble une réflexion sur des stratégies d’échanges d’actifs, dans les secteurs des transports et de la logistique, mais aussi dans les télécommunications, l’énergie, etc. Nous avons bien mieux à faire avec les Éthiopiens que de nous disputer.
Concernant la question énergétique, justement, le coût de l’électricité reste élevé. Comment faire venir les investisseurs nécessaires au développement du pays ?
Nous sommes encore très loin de nos objectifs en la matière. L’exemple à suivre pour nous est celui du Kenya, qui importe lui aussi une partie de son électricité d’Éthiopie, mais qui, dans le même temps, a su développer la géothermie et le solaire. À terme, nous voudrions être en mesure d’offrir les mêmes niveaux de tarification que les Kényans et, pour ce faire, nous travaillons sur notre transition vers les renouvelables.
Nous souhaitons également engager un ambitieux plan de réformes du secteur, avec le ministère de l’Énergie et notre opérateur public, Électricité de Djibouti [EDD], pour disposer d’une analyse tarifaire qui nous permette de mieux identifier les facteurs pesant sur les prix.
À quoi pensez-vous, par exemple ?
Au rôle de l’État, qui doit pouvoir accompagner le développement de l’opérateur en lui payant ce qu’il lui doit et en anticipant aussi les besoins liés au développement urbain du pays. Il faut que nos administrations puissent libérer de l’énergie qui pourrait alors être revendue à d’autres clients, en premier lieu les entreprises.
C’est en corrigeant notre manière de consommer l’énergie que nous serons en mesure d’accueillir des producteurs indépendants, djiboutiens ou étrangers.
Pour le secteur public, nous travaillons avec nos partenaires pour que tous les bâtiments administratifs puissent être alimentés en énergies renouvelables. L’État ne peut plus peser sur la consommation énergétique du pays, qui doit au contraire être libérée en faveur du secteur industriel. C’est en corrigeant notre manière de consommer l’énergie que nous serons en mesure d’accueillir des producteurs indépendants, djiboutiens ou étrangers.
Est-ce que vous serez ainsi en mesure d’engager pleinement la diversification de l’économie djiboutienne ?
Cette question est en effet au centre de nos grandes orientations. Pour cela, nous devons changer de paradigmes, en passant d’une économie portuaire à une économie maritime et logistique, en transformant notre hub de communication en hub digital.
Dans le maritime, nous venons d’étendre notre offre de services avec l’arrivée d’un chantier de réparation navale dans le port. Nos opérations d’avitaillement aux navires vont être multipliées avec la finalisation du terminal de Damerjog, qui nous permettra de proposer les nouveaux carburants verts nécessaires à la transition énergétique du secteur. Nous souhaitons aussi développer les activités de transbordement air-mer pour capter les marchandises à forte valeur ajoutée. Nous proposons déjà ce service vers quelques pays, mais, pour l’étendre, nous devons créer de nouvelles infrastructures aéroportuaires.
En matière digitale, nous sommes le premier point d’entrée des câbles sous-marins sur le continent.
En matière digitale, nous sommes le premier point d’entrée des câbles sous-marins sur le continent. Comment utiliser cet atout pour diversifier notre économie et créer des emplois durables pour notre jeunesse ? En misant sur la digitalisation et en développant les data centers, les call centers, la fintech… L’objectif est de tenter de devenir une destination pour les entreprises qui travaillent sur les données. L’ouverture du capital de l’opérateur unique est toujours d’actualité et rentre bien sûr dans cette ambition, tout comme l’obtention de nouvelles licences.
Quel impact cette diversification doit-elle avoir sur l’économie djiboutienne ?
Celui de rééquilibrer la structure de notre PIB ainsi que la couverture de notre territoire. Le tout-service n’est plus tenable, il nous faut investir dans les infrastructures de base et dans les ressources humaines qui vont permettre cette diversification. Nous devons être capables d’ouvrir, en particulier, les sites touristiques majeurs du pays. Quatre d’entre eux sont référencés comme uniques au monde.
Cette diversification doit aussi renforcer notre sécurité alimentaire et, donc, notre souveraineté. En développant l’agriculture, via l’agritech, nous pourrions produire 40 % de nos besoins alimentaires sous serres. Nous en importons aujourd’hui 100 %, ce n’est pas raisonnable. À nous de corriger certaines politiques publiques, de mettre en place les textes réglementaires qui soutiennent les investisseurs.
Djibouti attend sa première évaluation par le Groupe d’action financière [Gafi]. Qu’est-ce que cela va changer pour son économie ?
Nous restons une économie fragile, qui doit encore se construire, renforcer ses institutions et ses processus.
Nous restons une économie fragile, qui doit encore se construire, renforcer ses institutions, ses processus, et cette évaluation du Gafi nous permet de gagner notre place dans le contexte financier international. Elle renforce nos ambitions de hub financier. Tout le gouvernement a contribué au dossier. Des textes ont été adoptés, d’autres doivent l’être prochainement pour que nous soyons en conformité en matière de lutte contre les transactions criminelles et contre la corruption. À Djibouti, chaque institution doit désormais être auditable et, avec l’aide de la digitalisation, être capable d’éviter les fraudes et les détournements.
Source: JeuneAfrique
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