
Africa-Press – Djibouti. La Nation: Docteure Fatouma, que représente pour vous cet événement de lancement de vos traductions au CERD ?
C’est un moment important. Il s’agit de la présentation, sous forme d’ouvrages publiés, de travaux que j’ai menés depuis plusieurs années. C’est la toute première fois que ces textes sont portés à la connaissance du public sous cette forme. Ce lancement est donc fondamental à mes yeux, car il marque une étape importante dans ce travail de mise en valeur et de diffusion de notre patrimoine poétique oral.
Pourquoi avez-vous choisi ces trois pièces en particulier ?
Je dirais que ce ne sont pas tant moi qui les ai choisies que les pièces elles-mêmes qui se sont imposées à moi. Aujourd’hui, il est devenu très rare de trouver des enregistrements – qu’ils soient audio ou vidéo – des pièces de théâtre classiques des années 1980, 1990 voire même des années 2000. Lors de mes premières recherches, ce sont ces textes que j’ai trouvés, un peu par hasard. Pour le premier ouvrage, on m’a transmis un enregistrement audio d’une lecture de pièce. Quant aux deux autres, j’ai pu me procurer des vidéos de qualité moyenne, enregistrées au centre-ville. Ce fut donc une sélection dictée par les documents disponibles. Nous sommes dans une logique de sauvegarde, et dans ce cadre, il faut travailler à partir de ce qui existe encore.
Vous êtes également chercheuse et éducatrice. Comment ces rôles enrichissent-ils votre travail de traduction ?
Au sein de l’Institut des langues et de la culture, où je travaille, la traduction fait partie intégrante de nos missions. Nous collectons essentiellement des textes oraux dans les langues nationales, qu’ils soient en somali ou en afar. L’objectif est d’en permettre l’accès, d’abord au public local, puis à un public plus large, y compris international. Il nous importe de sortir ces textes de l’anonymat, de les préserver et de les mettre à disposition de notre jeunesse francophone, afin qu’elle puisse y accéder et les comprendre. C’est pourquoi les ouvrages sont bilingues: les jeunes peuvent passer du français à leur langue nationale. Quant au public francophone étranger, cette démarche leur permet de découvrir notre culture dans toute sa diversité.
Quelle est la plus grande difficulté que vous avez rencontrée dans la traduction de ces œuvres ?
Les difficultés ont été nombreuses. D’abord, ces textes sont versifiés, ce qui rend leur compréhension particulièrement ardue car il faut maitriser les règles de la métrique du somali. Ensuite, la langue utilisée est souvent voilée, empreinte de métaphores, d’ellipses, de détours: rien n’est jamais dit de manière directe. Il m’a fallu mener de longs travaux de terrain pour comprendre les textes au premier degré, mais également pour saisir les sens secondaires, qui ne résident pas seulement dans les mots, mais dans l’interprétation et la compréhension globale. Cela a nécessité un investissement considérable, notamment pour vérifier chaque mot, comprendre ce que l’auteur a voulu dire, dans son contexte. C’est un travail exigeant, dense, et de longue haleine.
D’où vient cette forme un peu figée de la mise en scène des pièces classiques en langue somalie ?
La majorité des auteurs et dramaturges n’ont pas reçu de formation académique dans le domaine de la scénographie ou des arts de la scène. Ce sont avant tout des poètes, des penseurs, qui interrogent leur société et mettent en scène leurs réflexions, parfois même leur idéologie. Mais pour ce qui est de la mise en scène à proprement parler, il leur manque les outils, les techniques. Cela donne lieu à une forme de théâtre autochtone, caractérisée par une certaine fixité, une répétitivité, une absence de renouvellement ou de modernisation. Nous espérons que les nouvelles générations apporteront ce souffle nouveau. Cela étant dit, il existe tout de même un jeu scénique: des personnages absents physiquement sont parfois omniprésents dans les dialogues, des figures qui apparaissent ou disparaissent, des surgissements inattendus – autant d’éléments qui participent à une forme de richesse malgré une structure formelle parfois rigide.
Un message à passer pour les jeunes Djiboutiens soucieux de la préservation de nos langues nationales ?
Je les invite vivement à s’intéresser au théâtre et à leurs langues. On ne peut jouer véritablement une pièce que si l’on comprend le texte ; c’est donc aussi un moyen de renouer avec leurs langues nationales. Ces langues sont d’une grande richesse poétique, mais elles ne sont pas simples: leur mise en scène, leur expressivité, la densité de leurs images et de leurs métaphores en font un véritable défi. C’est ce défi que je souhaite leur lancer: celui de se replonger dans leur culture, de s’approprier cette langue voilée, subtile, et profondément enracinée dans notre mémoire collective.
Propos recueillis par Mohamed Chakib
Pour plus d’informations et d’analyses sur la Djibouti, suivez Africa-Press