Expéditions scientifiques : “Pourquoi s’aventurer si loin, alors que c’est si dangereux ?”

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Expéditions scientifiques :
Expéditions scientifiques : "Pourquoi s'aventurer si loin, alors que c'est si dangereux ?"

Africa-Press – Djibouti. Christian Grataloup est un géohistorien et professeur émérite à l’Université Paris-Diderot. Spécialiste de la mondialisation, il travaille sur l’histoire des sociétés humaines qu’il analyse au prisme de la géographie, de l’économie ou même du climat. Il dirige la collection des atlas historiques aux éditions des Arènes.

Les Dossiers de Sciences et Avenir: Le premier explorateur scientifique de l’histoire serait un Marseillais… Est-ce une galéjade ?

Au 4e siècle avant Jésus-Christ, l’astronome Pythéas, un Grec de Marseille, est en effet parti explorer le Grand Nord, dans un but notamment scientifique: il est le premier à mesurer la durée du jour à plusieurs latitudes afin de confirmer expérimentalement la rotondité de la Terre. Probablement cherchait-il aussi des matières premières, mais son voyage semble motivé d’abord par la curiosité. Curiosité pour ce qui n’est pas immédiatement utile, au-delà de l’horizon, outre-mer… On peut d’ailleurs y voir une définition de la science au sens large: savoir des choses sur ce qu’on ne voit pas, et transmettre ces connaissances.

Mais l’exploration scientifique démarre vraiment au 18e siècle. Ne s’est-il rien passé entretemps ?

Cela s’inscrit dans la suite de ce qu’on n’appelle plus “les grandes découvertes” – l’expression, inventée par Alexandre de Humboldt au début du 19e siècle, exprime un point de vue uniquement européen et néglige les connexions antérieures. Au 16e siècle, il se passe quelque chose d’essentiel. C’est un premier moment clé du tissage de la mondialisation. De grandes connexions s’établissent entre des lieux qui n’étaient jusqu’alors pas en relation. Ces voyages n’étaient pas scientifiques, mais ils n’étaient pas dénués d’une curiosité qui intéressait aussi les scientifiques, à commencer par les cartographes.

C’était l’un des buts de ces premiers grands voyages ?

La mission des capitaines va consister à explorer, en particulier, les deux zones les plus mal connues, le Grand Nord et le Grand Sud. Dans le Grand Nord, on va tenter de trouver des raccourcis vers l’Extrême-Orient, par l’est ou par l’ouest. Mais le Sud, plus encore, est une terra incognita. Les mappemondes, jusqu’au 17e siècle, reflètent une vision du monde issue de la physique aristotélicienne: la Terre a un haut et un bas. Et pour que le globe soit équilibré, on se dit que l’hémisphère Sud doit être plus lourd que l’hémisphère Nord, et donc contenir davantage de terres, qu’il doit y avoir un énorme continent anti-podique, peuplé de créatures bizarres: la Terra Australis… Jusqu’à cette époque, dès qu’on aperçoit une terre très au sud, on pense que c’est un petit bout de ce continent. L’Australie – qui est pourtant dans la zone intertropicale – en garde la trace dans son nom.

“Quand James Cook décide de faire le tour de l’Antarctique, son but est scientifique”
Mais une fois que l’on a compris que ce continent n’existe pas, pourquoi renouveler ces voyages ?

Et pourquoi faire cette chose curieuse d’aller très loin alors que c’est si dangereux ? On est peut-être là vraiment dans le “conte” de l’expédition scientifique. Autant dans le Grand Nord, trouver le passage du Nord-Ouest ou du Nord-Est peut constituer un enjeu commercial, autant vers le sud… Quand Cook décide de faire le tour de l’Antarctique, son but est purement scientifique: compléter précisément la carte du monde.

N’y a-t-il pas des motivations commerciales, religieuses ?

Mobiliser un bateau est coûteux et nécessite des spécialistes: le capitaine, le pilote et les quelques officiers qui ont des compétences rares – astronomie, géographie – et donc chères. Même les quartiers-maîtres sont chevronnés. C’est une opération financière à la fois risquée – souvenez-vous de La Pérouse, disparu dans le Pacifique – et qui ne rapporte pas forcément grand-chose d’autre que des connaissances. Ces expéditions sont donc l’affaire d’un tout petit milieu… Au départ, il y a toujours une puissance non commerciale, l’État, ou l’Église avec des visées missionnaires. Les pures entreprises commerciales ne s’aventurent que quand les choses sont bien avérées. On peut comparer avec la Lune: son usage militaire et économique, pour le moment, est lointain…

Le financement, d’ailleurs, n’est pas toujours public. Il y a aussi des sponsors, comme on dirait aujourd’hui. Par exemple le botaniste Banks, qui s’embarque dans plusieurs expéditions, notamment le premier voyage de Cook qu’il finance en partie. Une parenthèse, pour expliquer que ces grandes expéditions n’ont pas eu lieu plus tôt: l’aspect sanitaire. À partir du troisième voyage de Cook, on va maîtriser le scorbut – c’est un élément clé. Auparavant, organiser des voyages très lointains, ç’aurait été faire mourir l’équipage.

Le politique est donc souvent moteur ?

Le politique – on pourrait dire la géopolitique, l’impérialisme – et l’économique s’entremêlent. Les grandes puissances, en particulier occidentales, se marquent à la culotte ! Au siècle suivant, dans la foulée des expéditions scientifiques, ce sera la “course au drapeau”, notamment en Antarctique.

Pour en revenir au 18e siècle, les conditions géopolitiques sont essentielles. La guerre de Sept Ans entre Français et Anglais occupe une place centrale. Elle commence en 1756 et se déroule sur trois continents. C’est un conflit très largement maritime, où les flottes jouent un grand rôle. Cet épisode va créer une sorte de manque quand il sera terminé, en 1763. Que faire des flottes de guerre en temps de paix ?

“On s’intéresse à tout, y compris aux insectes ou aux mollusques… ce qui est plus compliqué à rapporter”
On va donc retrouver dans ces expéditions des vétérans de la guerre de Sept Ans…

Tout à fait. Les officiers de marine qui se battent en 1760 sont les mêmes qui, quelques années plus tard, embarqueront pour les grands voyages scientifiques. Ils se connaissent tous entre eux, ces grands marins ! Ce qui va changer, c’est que des savants seront constamment invités à bord – savants dans un sens bien plus polyvalent qu’aujourd’hui. Les officiers sont eux-mêmes des astronomes par nécessité. Il y a des médecins, des botanistes – c’est le grand siècle de la botanique, le siècle de Linné. On veut tout classer, tout décrire.

L’un des marqueurs de ces expéditions scientifiques, c’est qu’il faut ramener des collections, en particulier des herbiers. Alors on va herboriser… On rapporte si possible des plantes vivantes pour les jardins d’acclimatation, le jardin du Roi, etc. Ainsi que des espèces animales, quand on le peut. On s’intéresse à tout, y compris aux insectes ou aux mollusques – ce qui est plus compliqué à transporter ! Et ces expéditions réellement scientifiques donnent lieu à une littérature, des récits de voyage. Dès qu’il y a un tour du monde, le capitaine, s’il a survécu, ou ses compagnons, racontent. Ce sont des best-sellers constamment réédités.

C’est donc avec Cook et Bougainville que les grandes expéditions commencent…

Une fois la guerre de Sept Ans terminée… Mais avant, il y a eu les grands voyages de La Condamine et de Maupertuis, entre 1736 et 1740. Ce sont des expéditions scientifiques à part entière: une institution scientifique – l’Académie des sciences à Paris – finance et mandate des scientifiques pour trancher un débat sur la forme de la Terre: celle-ci est-elle aplatie aux pôles, comme l’avance Newton, ou plutôt en forme d’obus, comme le dit Cassini ?

Il y a là une programmation, un cahier des charges, la constitution d’une équipe, le rassemblement d’un matériel. Ironie de l’histoire, alors que c’est la France qui est à l’initiative du projet, le résultat va donner raison à l’Anglais… Mais l’existence même de cette expédition suppose qu’antérieurement, l’Académie des sciences ait été créée. Et pour qu’il y ait Académie des sciences, il faut qu’il existe une sorte d’institution mentale, la science, une idée qui prend corps dans la seconde moitié du 17e siècle.

Il y a des facteurs techniques qui permettent cet envol ?

Le bateau est un élément essentiel dans ces expéditions. C’est l’objet technique le plus gros, le plus complexe produit avant la révolution industrielle. Au 18e siècle, on atteint une sophistication extrême, une architecture de voiles extrêmement compliquée, avec quarante ou cinquante voiles différentes. C’est aussi à ce moment-là qu’on commence à doubler la coque avec du cuivre. Pour éviter que de petits animaux prolifèrent et freinent la progression du navire, rongent la coque. C’est très cher, cela alourdit le bateau, mais contribue à sa stabilité. Et cela va permettre de partir plusieurs années.

C’est aussi l’époque où l’on peut utiliser les points d’appui que les Européens maîtrisent dans l’océan Indien depuis le début du 16e siècle et, plus tard, dans les mers de Chine. Les lieux où pratiquement tout le monde passe, c’est Batavia – l’actuelle Jakarta, en Indonésie – et l’île de France – l’île Maurice, où il y a de bons ports.

Encore faut-il savoir se situer…

Calculer la latitude n’est pas très compliqué: on repère la hauteur sur l’horizon d’une étoile ou du Soleil. Mais la longitude… La seule manière sérieuse de le faire, c’est, connaissant la latitude, de constater le décalage qu’il y a, à un instant t, entre l’heure au point de départ et celle du lieu où l’on se trouve… et de le traduire en distance. Or, jusqu’au milieu du 18e siècle, il est impossible d’avoir une heure précise sur un bateau.

La solution sera trouvée en Angleterre, où le Parlement promet une somme colossale au premier qui arrivera à concevoir un chronomètre de marine exact. Pendant trente ans, la concurrence fait rage entre les astronomes, dont Newton, et les horlogers. Et c’est un horloger, John Harrison, qui a gagné ! Cook et Bougainville, après 1766, emportent donc des chronomètres de marine qui leur permettent non seulement de naviguer avec plus de sûreté, mais de faire des repérages précis.

Cet esprit d’exploration se diffuse-t-il ?

On est à l’époque des cabinets de curiosités, des premières formes de presse, des lectures publiques… Joseph-Marie de Gérando, de la seconde génération des encyclopédistes, rédige en 1800 un petit guide pour le “voyageur philosophe” – au sens de savant. Pas forcément un scientifique, mais un commerçant, un capitaine, un médecin… Il liste les questions qu’il faut se poser chaque fois que l’on arrive dans un lieu inconnu. Comment sont les cailloux, les nuages, les plantes, les animaux ? Est-ce qu’il y a des remèdes possibles, des aliments, des poisons ? Comment sont les humains, quelle est la couleur de leur peau ?

Et vient une phrase que j’aime bien, parce que c’est l’invention, quasiment, de la vision moderne du monde. “Le voyageur philosophe, qui navigue vers les extrémités de la terre, traverse la suite des âges, il voyage dans le passé ; chaque pas qu’il fait est un siècle qu’il franchit.” Pour comprendre cette phrase, il faut concevoir l’Europe comme au centre du planisphère. Des extrémités de la terre, cela n’a aucun sens ! Mais il y a là l’idée que les sauvages, c’est nous il y a longtemps. Et qu’entre les deux, il y a des barbares.

“Tout contact des Occidentaux avec des peuples isolés du monde a entraîné chez ceux-ci des pandémies”
Comment les populations locales ont-elles vécu ces expéditions ?

Ce qui est le plus frappant, c’est la Polynésie. “Nos” grands marins y ont rencontré d’autres grands marins. Et ils se sont très vite reconnus. Les Polynésiens avaient des techniques de navigation extraordinaires, notamment par l’odorat. Ils avaient même systématisé cette pratique en embarquant sur leurs bateaux des chiens et des cochons dressés pour cela, capables de détecter un archipel parfois à 100 kilomètres. Les Polynésiens se fiaient aussi aux formes des vagues, aux croisements de houle…

Et ils avaient développé une cartographie, ce qu’on appelle les stick charts, des bâtonnets attachés avec des cailloux ou des coquillages marquant des îles ou des étoiles, qui indiquent non pas des latitudes, mais des courants permettant de se repérer.

Lors du deuxième voyage de Cook, les Européens ont discuté avec les navigateurs tahitiens et en particulier l’un d’entre eux, très compétent, dénommé Tupaia. Celui-ci a voyagé avec Cook et a pu lui servir de guide et d’interprète. C’est malheureusement un cas très rare.

Quel rapport ces marins entretenaient-ils avec les populations locales ?

Il y a une chose qu’il faut constamment rappeler, c’est que tout contact des Occidentaux avec des peuples isolés du monde a entraîné chez ces derniers des pandémies, et souvent une hécatombe démographique. Par ailleurs, si des échanges ont bien eu lieu – dans le domaine de la navigation, on l’a vu, mais aussi en agronomie, par exemple, notamment sur des pratiques d’élevage ou de cueillette – ces sociétés n’ont été considérées que très récemment à leur juste valeur. La plupart d’entre elles n’ont pas laissé de traces écrites. Souvent, les savoirs dont on dispose sur ces populations ont été recueillis par des missionnaires ou des anthropologues. Il y a un manque historique.

Quel est aujourd’hui l’horizon des explorateurs ?

S’il y a une partie de la surface de la Terre qui reste à découvrir et qu’on connaît même moins bien que la surface de la Lune, ce sont les océans. On découvre des sources hydrothermales, on découvre des nodules polymétalliques très prometteurs… Tout un monde s’ouvre à nous. Reste que si l’on considère l’exploration dans le sens de “découverte de terres lointaines”, c’est aujourd’hui certainement vers le Système solaire qu’il faut regarder.

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