Didier Ratsiraka, ancien président malgache : « Nous ne sommes toujours pas pleinement souverains »

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Didier Ratsiraka, ancien président malgache : « Nous ne sommes toujours pas pleinement souverains »
Didier Ratsiraka, ancien président malgache : « Nous ne sommes toujours pas pleinement souverains »

Africa-PressMadagascar. Ses débuts en politique, son engagement contre l’apartheid, ses relations avec Boumédiène, Houphouët-Boigny, Bongo ou encore Chirac… Pour J.A., l’ancien président malgache, témoin privilégié de l’Histoire de Madagascar et du continent pendant près de six décennies, a accepté de dérouler la bobine de ses souvenirs.

À 83 ans, Didier Ratsiraka va bien, merci. Ce virus qui terrifie la planète ne semble pas l’inquiéter outre mesure. Le 8 avril, il a tout de même appelé ses compatriotes à la prudence, annonçant qu’il allait faire don de sa pension d’ancien chef de l’État (1 000 dollars mensuels) au système de santé malgache.

Mais sinon, on ne le voit plus beaucoup. Président à deux reprises, de 1975 à 1993 et de 1997 à 2002, puis de nouveau candidat à la magistrature suprême en 2018, il vit, de fait, en quasi confinement depuis de longs mois, entouré de quelques proches, dans sa résidence de Mangarivotra. Mis à sa disposition par l’État malgache en 2014, l’endroit domine Antananarivo. Il est aussi situé à quelques centaines de mètres seulement du domicile de Marc Ravalomanana, l’homme qui l’avait contraint à quitter le pouvoir il y a presque vingt ans.

C’est là qu’il a reçu Jeune Afrique, bien avant que le coronavirus ne cloue au sol appareils, politiques et journalistes. Coupe de cheveux impeccable, élégant dans son costume trois-pièces de bonne coupe, arborant toujours ses fameuses bagues de jaspe et d’onyx au doigt, il a posé une seule condition : il ne souhaitait pas parler de l’actualité.

Nous voici donc dans la petite pièce épurée qui lui sert de bureau. L’œil a certes perdu de son acuité, mais la voix demeure chaude. Les idées et la mémoire, surtout, restent claires. Des cinq téléphones portables posés devant lui, pas un ne sonnera durant la longue interview qu’il nous accordera.

Pour J.A., cet homme qui fut un acteur et un témoin privilégié de l’Histoire de Madagascar et du continent pendant près de six décennies, a accepté de dérouler la bobine de ses souvenirs. Et si l’on tendait bien l’oreille, on pouvait sans doute l’entendre fredonner « Non, je ne regrette rien », le tube d’Édith Piaf qu’il avait entonné sur le tarmac de l’aéroport d’Ivato à son retour d’exil en 2011.

Madagascar s’apprête à fêter le 60e anniversaire de son indépendance. Comment le jeune Didier Ratsiraka a-t-il vécu le 26 juin 1960 ?

Didier Ratsiraka :

Avec un passeport français et un uniforme français, puisque à l’époque je venais d’intégrer l’École navale de Brest. J’étais bien entendu pour l’indépendance et pour que mon pays prenne son destin en main, mais j’étais totalement impliqué dans mes études.

Deux ans plus tôt en revanche, en 1958, je m’étais opposé à ce que Madagascar rejoigne la Communauté française que nous proposait le général de Gaulle. Étudiant en classes préparatoires au lycée Henri-IV, à Paris, j’avais cumulé les petits boulots pour pouvoir me payer un aller-retour à Madagascar et voter non au référendum. Ce que j’ai fait.

Comment est né votre anticolonialisme ?

Il date de mes années au collège Saint-Michel, à Antananarivo. Les Malgaches comme moi devaient se contenter d’un bol de riz, agrémenté d’un peu de sucre roux, quand les Français avaient droit à du café et des tartines beurrées. J’ai organisé la première grève de l’histoire de cet établissement, jusqu’à ce que nous soyons tous mis au même régime. Nous étions en 1953, c’était l’année où les Français commençaient à occuper Diên Biên Phu, en Indochine ; l’année suivante, Mohammed V, le roi du Maroc, arrivait en exil à Antsirabe. Moulay El Hassan, le futur Hassan II, était dans la classe de mon frère tandis que Moulay Abdallah, son cadet, était dans la mienne. Tout cela n’a fait que renforcer mes convictions.

Sentant mon malaise, et en dépit du fait que nous avions peu d’argent, mon père a décidé de m’envoyer poursuivre mes études en France. J’ai quitté Madagascar en 1955 à bord du Pierre-Loti, via Djibouti et Alexandrie, et j’ai débarqué un mois plus tard à Marseille. C’est là que j’ai fait la connaissance du Djiboutien Hassan Gouled Aptidon, qui était alors député pour la Côte française des Somalis. « Tu as bien grandi, Didier », me dira-t-il vingt ans plus tard, quand nous serons présidents de nos pays respectifs.

Vous pensiez déjà à la politique ?

Non, cela viendra dans le courant des années 1960. En revanche, je savais que je voulais embrasser une carrière militaire depuis que j’avais vu des tirailleurs sénégalais brûler notre maison et menacer de tuer notre famille lors l’insurrection du 29 mars 1947. Je n’avais pas encore dix ans, mais j’avais déjà compris que le « pouvoir était au bout du fusil », comme le dira plus tard Mao Zedong.

Vous poursuivez donc vos études en France, et à l’époque, vous vous dites révolutionnaire et socialiste…

À Paris, je militais à l’Union nationale des étudiants de France [UNEF], aux côtés notamment de mon camarade de classe – et ami – Henri Lopes, le futur Premier ministre de la République du Congo. J’étais très jeune, mais cela ne m’avait pas empêché de suivre avec attention la conférence des non-alignés de Bandoeng, en avril 1955.

Je m’intéressais à ce que faisaient Kwame Nkrumah au Ghana, Ahmed Sékou Touré en Guinée, le général Võ Nguyên Giáp au Vietnam ou le président Soekarno en Indonésie. J’ai également été très marqué par le chef de l’État Gamal Abdel Nasser et le courage qu’il a eu lorsqu’il a pris la décision de nationaliser le canal de Suez.

Vous dites avoir été très marqué par l’esprit de Bandoeng. C’est d’ailleurs vous qui, en tant que ministre malgache des Affaires étrangères entre 1972 et 1975, avez insisté pour que votre pays rejoigne le mouvement des non-alignés…

Il fallait que nous restions à équidistance des deux blocs qui se faisaient face. Dès notre adhésion, nous avons été parmi les plus actifs au sein du mouvement, encore plus après la disparition de ses pères fondateurs qu’étaient Nasser, Nehru ou Soekarno, que j’ai d’ailleurs pu rencontrer lors de la conférence d’Alger.

Bien sûr, par pragmatisme, nous étions plus proche du bloc de l’Est que de l’Occident, qui conservait encore des colonies en Afrique et ailleurs, tandis que l’Union soviétique soutenait les mouvements de libération nationale et était opposé à l’apartheid. Mais nous n’étions les valets de personne.

Vous étiez pourtant surnommé « l’amiral rouge » ?

Dès mon arrivée au pouvoir, j’ai milité pour la démilitarisation et la dénucléarisation de l’océan Indien, et cela m’a valu d’être traité de communiste et de marxiste – ce que je n’ai jamais été. On a voulu me salir parce que je critiquais la France qui était à Djibouti et à La Réunion, ou les États-Unis qui étaient installés sur l’île de Diego Garcia. Mais après l’évacuation des bases françaises et la fermeture de la station d’écoute de la Nasa à Imerintsiatosika, je n’ai pas accordé aux Russes la base qu’ils me demandaient pourtant avec insistance.

Nous n’étions pas sortis de la zone franc pour entrer dans le Comecon [acronyme anglais de Conseil d’assistance économique mutuelle, organisation créée par Staline qui réunissait différents pays communistes], comme me le demandait le Politburo ! En tant que non-aligné, j’ai demandé aux deux camps d’aller se battre ailleurs. Et si, en 1978, nous avons finalement signé un premier contrat de fourniture d’armement avec Moscou, c’est parce que Brejnev m’accordait ce que me les autres me refusaient. J’avais un pays à gérer, un peuple à protéger.

Vous vous êtes très tôt engagé contre l’apartheid en Afrique du Sud. À quelle occasion avez-vous découvert le régime ségrégationniste ?

En 1968, j’ai été envoyé à Cherbourg, en France, réceptionner un patrouilleur pour la marine malgache, le Maïlaka II. Pour rentrer sur la base de Diego-Suarez, nous avons longé les côtes africaines, en passant par les Canaries, Abidjan, Port-Gentil… Et à chaque escale, je rendais une visite de courtoisie à l’ambassadeur ou au consul. Un jour, nous arrivons à Walvis Bay, en Namibie. Je suis invité par le consul malgache et commence à discuter avec les serveurs, tous Noirs. Ce sont eux qui m’ont appris l’horreur de l’apartheid.

Plus tard, nous nous arrêtons au Cap, pour une escale technique. Quand les ouvriers prennent leur pose, les Noirs et les métis sont d’un côté, les Blancs de l’autre. Pareil à la messe le dimanche. Un jour, je me rends à La Poste. Je rejoins la file d’attente réservée aux Noirs mais, parce que je porte l’uniforme, on me redirige vers celle qui est réservée aux Blancs. Un officier de liaison sud-africain m’expliquera plus tard les inepties de ce système, et je les dénoncerai dès mon arrivée à Madagascar auprès du président Tsiranana qui, de mon point de vue, entretenait des relations coupables avec le régime de Pretoria.

En 2019, vous avez été décoré de l’Ordre des compagnons d’Oliver Tambo par la présidence sud-africaine…

Oui et j’en suis très fier car nous étions comme deux frères, Oliver Tambo et moi. Il faut se souvenir que pendant plus d’une décennie, l’ANC prenait chaque jour à partir de 22 heures le relais de notre radio nationale pour diffuser ses messages depuis Antananarivo.

En 2013, l’ANC a encore rappelé à quel point Madagascar avait contribué à la fin de l’apartheid. Pourtant, Nelson Mandela ne m’a même pas invité le jour de son investiture. Peut-être n’avait-il pas apprécié que les présidents De Klerk et Botha viennent me voir pour discuter de sa libération. L’OUA a également largement soutenu la cause, notamment en aidant à la formation des combattants de l’ANC en Zambie ou en Tanzanie. Mohamed Ben Brahim Boukharouba, dit Houari Boumédiène, alors ministre de la Défense à Alger (Algérie), en septembre 1962 © Archives Jeune Afrique-REA

Quelles sont les principales amitiés que vous avez liées lors cette époque au sein de l’organisation africaine ?

J’appartenais au clan des « progressistes », avec l’Angolais Agostinhio Neto, le Congolais Marien Ngouabi, le Zimbabwéen Joshua Nkomo, et le Mozambicain Samora Machel. J’étais très proche du Tanzanien Julius Nyerere et de l’Algérien Houari Boumédiène bien sûr. J’ai également tissé de vrais liens avec des « conservateurs », surtout avec Félix Houphouët-Boigny ou Omar Bongo, qui m’ont aidé personnellement par la suite lors de mes différentes périodes d’exil à Paris.

Vous dites de Boumédiène qu’il était un véritable ami. Comment ce lien est-il né ?

En 1975, le directoire militaire m’a remis le pouvoir « sans eau et sans biscuit ». À cette époque-là, les caisses du pays sont vides après sept mois de loi martiale et le Clemenceau tourne autour de Madagascar depuis trois mois. Je me rends donc à Paris pour y rencontrer Jacques Chirac, qui est alors Premier ministre et qui me rassure sur les intentions de la France. Mais je ne peux pas demander à ce pays de renflouer les caisses du Trésor malgache après avoir négocié notre sortie de la zone franc deux ans plus tôt !

Je prends donc la direction d’Alger et vais expliquer notre situation à Boumédiène, qui me demande combien je veux. Je lui réponds que je n’en sais rien. Il me fait alors une proposition sur un bout de papier en me disant de revenir le voir si cela ne suffit pas. C’est comme cela que nous avons pu renflouer les caisses de l’État et payer les fonctionnaires malgaches. Et c’est à ce moment-là que j’ai su que j’allais accepter le pouvoir qui m’avait été confié.

Vous citez Jacques Chirac. Quels rapports avez-vous entretenu avec les différents présidents français que vous avez côtoyés ?

J’ai travaillé avec les présidents Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac, et je peux affirmer que j’ai eu de bonnes relations avec tous. J’étais ainsi en très bons termes avec Pompidou et il a largement contribué à la réussite de la renégociation des accords de coopération en 1972, en me recevant en tête à tête pendant une quarantaine de minutes.

Avec Giscard, les choses avaient mal commencé. En 1975, lorsque je me rends à Paris, il refuse d’abord de me recevoir – il faut dire qu’il était ministre des Finances lorsque nous avions obtenu notre retrait de la zone franc trois ans plus tôt. Nos relations se sont par la suite réchauffées et je venais même le voir une fois par an pour parler des relations entre nos deux pays.

Cote d’ Ivoire1995, French president Jacques Chirac on an official visit to the Cote d’Ivoire (Ivory Coast) meeting with residents of a small village in the midst of the jungle., (Photo by Francis Apesteguy/Getty Images) © Francis Apesteguy/Getty

Et avec François Mitterrand, qui sera le premier président français à se rendre à Madagascar en visite officielle, en 1990 ?

Je dirais qu’il y avait entre nous une sorte de connivence socialiste. Nous avons tous deux été à l’origine de la création de la Commission de l’océan Indien, en 1982. Je pense même avoir été l’un des rares présidents africains à avoir pu faire la sieste dans sa maison de vacances à Latche, dans les Landes. À cette époque, une crise avait de nouveau éclaté entre la Libye et le Tchad.

Le ministre français de la Défense, Charles Hernu, me téléphone pour me dire que le président Mitterrand souhaite me voir. Il sait que, même si je m’en méfie, j’entretiens de bons rapports avec Kadhafi, et il me demande donc de me rendre à Tripoli. Au milieu de la nuit, après plusieurs heures d’attente, je rencontre le « Guide » sous sa tente et lui expose la situation en insistant sur le fait que, pour l’officier que je suis et d’un point de vue militaire, il ne fait pas le poids.

Nous avons discuté de ce qui était acceptable ou non, puis je suis retourné à Latche expliquer les choses à Mitterrand, et grâce à cela il n’y a pas eu de confrontation directe entre la France et la Libye. C’est en partie parce que je lui ai rendu ce service que Mitterrand est venu en visite officielle à Madagascar en 1990. Il m’a décoré de la Grande Croix de la Légion d’honneur et a accordé à mon épouse celle de l’Ordre du mérite. Il m’a même fait cadeau d’une de ses R25 blindées !

Mais c’est encore avec Jacques Chirac que vous semblez avoir entretenu les meilleures relations…

Avec Chirac, c’était encore différent. Dès notre première rencontre, il m’a demandé de le tutoyer. En 1995, il a mis un Falcon médicalisé à notre disposition, à ma femme et à moi, pour que nous puissions nous rendre à Paris.

Bien plus tard, en 2001, nous logions tous les deux dans le même hôtel, à Yaoundé, où nous étions venus prendre part au sommet France-Afrique. Soudain, j’entends : « Mais c’est Didier ! Nous allons tous les deux chez le président Biya, montons dans la même voiture. » Je me suis assis à ses côtés, sous les yeux éberlués de ceux qui assistaient à la scène.

Et quelles étaient vos relations avec Jacques Foccart, ancien secrétaire général de la présidence française devenu un personnage central de la Françafrique ?

Je n’ai rien à voir avec ce sinistre personnage. Si j’ai assisté à ses obsèques en 1997, c’est parce que j’étais alors de passage à Paris et que Jacques Chirac me l’avait personnellement demandé. L’ancien président malgache Albert Zafy était également présent et sans doute Jacques Chirac voulait-il que nous en profitions pour enterrer la hache de guerre.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les 60 années d’indépendance de votre pays ?

Nous avons tous les attributs de l’indépendance : le drapeau, l’hymne, le Parlement… Mais nous n’avons pas une pleine souveraineté. Nous ne sommes toujours pas maître des prix des produits que nous exportons. Les cours du café et du cacao sont décidés à Londres, tout comme celui du pétrole est fixé au siège de l’Opep, à Vienne.

En 1979, j’ai proposé à la conférence des non-alignés de La Havane la création de trois fonds : le premier pour le développement économique, le deuxième pour l’aide à la balance des paiements et le troisième pour la stabilisation des cours des matières premières. Tout le monde a applaudi, mais rien n’a jamais été fait.

Même Fidel Castro, dont j’étais pourtant très proche et qui m’a longtemps envoyé, tous les mois, deux boîtes de Cohiba, n’a pas voulu soutenir ma proposition parce que j’attaquais les Russes. En 1983, lors d’un autre sommet des non-alignés organisé cette fois-ci à New Delhi, j’ai rendu visite à la Première ministre indienne, Indira Gandhi. Elle m’a dit : « Votre initiative était tellement idéale qu’elle était impossible à mettre en œuvre. »

Que n’avez-vous pas pu accomplir durant votre temps à la présidence ?

Certaines années, quand j’étais au pouvoir, nous avons réussi à ne pas importer un gramme de riz. Mais j’aurais voulu pouvoir assurer l’autosuffisance alimentaire de mon pays. Les grandes puissances sont celles qui peuvent nourrir leur population et exporter leur surplus. C’était tout l’objectif de la révolution socialiste que je voulais mettre en place. Il faut souhaiter que Madagascar parvienne à s’unir pour réaliser son destin et devienne, un jour, le sixième membre du groupe des BRICS.

Une chose que la politique vous a apprise ?

Qu’il n’y a pas d’amitiés ou d’inimitiés éternelles. Il n’y a que des intérêts permanents.

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