Mustapha Ouarab
Africa-Press – Niger. Depuis quelques années, l’Afrique est le théâtre d’une nouvelle compétition stratégique. La multi-polarisation du monde, la remise en cause de l’ordre international par certains acteurs Mondiaux, l’attrait croissant de puissances pour l’accès aux ressources du continent et la volonté des États africains, de diversifier leurs partenariats, sont autant d’éléments qui expliquent le regain d’intérêt de certains acteurs Étatiques, pour nouer leur coopération avec les pays africains.
Dans ce contexte controversé, l’Afrique de l’Ouest en particulier et la région du Sahel plus particulièrement, fait l’objet de convoitises croissantes de la part d’acteurs comme la Russie, qui s’est notamment appuyée sur les forces de l’ancien groupe Wagner, pour renforcer ses partenariats de sécurité et répandre considérablement son influence. Dans ce contexte animé par un esprit anti-occidental, la Russie jouissait jusque-là d’une hégémonie croissante, concurrencée ─légèrement─ par la Turquie.
Mais depuis cinq semaines, un nouvel acteur est entré en scène: l’Ukraine. Bien que déjà présente ─discrètement─ au Soudan, l’annonce par les Ukrainiens eux-mêmes de leur implication militaire dans le très compliqué conflit Malien, sème le doute sur une extension de la guerre par procuration que se livre le bloc occidental et la Russie sur notre continent.
Déroute des Occidentaux
Depuis quelques années, un vent antioccidental (plus particulièrement antifrançais) souffle sur les anciennes colonies françaises en Afrique subsaharienne. Ainsi des manifestations antifrançaises ont été organisées en République centrafricaine en 2013, au Sénégal en 2015, au Niger en 2019, au Mali en 2020, Tchad 2022, Niger 2023, Burkina 2023 et 2024, etc. Et après les coups d’État au Mali, au Burkina et au Niger, les juntes militaires qui ont pris le pouvoir dans ces trois pays ont mis en déroute les occidentaux, qui détenaient les clés de l’économie et de la défense dans ces pays depuis leurs indépendances. La France a plus particulièrement fait les gros titres de l’actualité, après avoir été «chassée» difficilement par les putschistes des trois pays, et les USA ont dû négocier le retrait de leurs forces militaires du Niger.
Ainsi, l’éviction des forces occidentales du Sahel, illustrée par le départ contraint des troupes françaises et américaines du Niger, marque un tournant décisif dans l’influence géopolitique en Afrique. La fin de la présence militaire occidentale dans cette région, stratégique mais instable, ne symbolise pas seulement un repli tactique; elle expose une perte de terrain face à des puissances comme la Russie, dont l’ascendant va grandissant.
La France, principale perdante de ces changements drastiques, a subi des incidences majeures. La principale incidence a touché son emprise quasi-totale sur ce qu’elle considérait son «arrière-cour». L’uranium et les hydrocarbures du Niger, l’or du Mali et du Burkina Faso, les marchés octroyés il y a si peu aux entreprises françaises sans appels d’offres, etc.
La seconde incidence concerne le rang prestigieux de Paris à l’ONU. Membre permanent du Conseil de sécurité, la France y tient la plume pour les affaires africaines, c’est-à-dire que c’est elle qui rédige les projets de résolution. Plus généralement, le rôle de porte-parole des pays africains que la France s’était auto-attribuée dans les instances multilatérales (G7, G20, etc.). Ce rang lui sert de moyen de pression et de chantage sur ses anciennes colonies africaines. Mais Paris a payé très cher en crédibilité.
Dans ce contexte trouble mais qui lui est favorable, et pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, lorsque l’Union Soviétique soutenait des régimes socialistes en Afrique, la Russie aura donc à nouveau une présence militaire officielle sur le continent par l’intermédiaire de sa «légion africaine». Ce nouveau corps créé en août 2023 après la mort du fondateur de Wagner, Evgeny Prigozhin, remplace l’organisation qui devait faire face à des défis juridiques et politiques pour ses activités en Afrique.
En tant que telle, la Légion africaine sera dorénavant une force militaire plus formelle et légitime, relevant directement du ministère russe de la Défense et coopérant avec l’Union Africaine et les autres organisations régionales.
Selon les médias russes, la Légion africaine serait activée dès l’été 2024 et opérera dans cinq pays africains: le Burkina Faso, la Libye, le Mali, la République centrafricaine et le Niger. Cette initiative reflète la volonté de Moscou d’étendre son influence militaire sur le continent africain, en contrant la présence européenne et américaine, ainsi que de protéger ses intérêts économiques et stratégiques. Notamment les pays qui ont littéralement chassé les Français et les Américains de leurs anciennes bases, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, avec lesquels Moscou a noué des accords de coopération multisectorielle, dans les domaines de la sécurité et de la défense, ainsi que l’exploitation des ressources minières.
Une concurrence Russo-Turque?
Bien que plus discrète, la Turquie met également en œuvre une stratégie d’influence multifactorielle, reposant aussi bien sur des volets religieux, économiques que sécuritaires. Telle que sa «diplomatie des drones». Ankara dispose à cet effet de sa propre entreprise de service de sécurité et de défense (ESSD), qui porte le nom de «SADAT International Defense Consultancy Inc.»,et dont le modèle semble plus proche de celui de la société militaire privée Wagner que des modèles anglo-saxonnes, engagés historiquement dans des missions de soutien aux armées, ou Chinoises dont la majorité est constituée de sociétés de conseil et de gardiennage) par exemple.
Si SADAT fait pour l’heure moins parler que les ESSD Russes, ou même Chinoises telle que «Frontier Services Group», l’entreprise se développe doucement mais sûrement sur le continent, conformément à la stratégie d’influence d’Ankara en Afrique.
Rappelons que SADAT a été fondée en 2012 par Adnan Tanriverdi, ancien chef du département des opérations spéciales de l’État-Major général Turc. Elle se présente comme «la première et la seule société militaire privée en Turquie, qui fournit des services de conseil, de formation militaire et de logistique dans le secteur international de la défense et de la sécurité intérieure». Avec pour mission d’ « établir une collaboration en matière de défense […] entre les pays islamiques pour aider le monde islamique à prendre la place qu’il mérite parmi les superpuissances ». SADAT se positionne en effet comme une alternative aux sociétés occidentales, visant à renforcer l’autonomie des pays islamiques dans le domaine de la défense.
SADAT se veut donc une réponse à l’impérialisme occidental, et à «l’ingérence des sociétés privées de défense occidentales dans les affaires des pays islamiques». Bravant même par son bras médiatique un discours antioccidental, belliciste et islamiste.
Mais SADAT montre elle-aussi des signes d’expansion en Afrique de l’Ouest. Son développement sur le continent est en fait un corollaire de la politique africaine d’Erdoğan, initiée au milieu des années 2000, qui a permis à la Turquie de devenir le 4e pays qui a la plus large représentation diplomatique en Afrique (devant la Russie!).
Dans un contexte de détérioration de ses relations avec les États-Unis et l’Europe, la Turquie est particulièrement attirée par le potentiel du marché africain, qui représente de multiples débouchés pour ses entreprises (en particulier de défense). Ankara a ainsi multiplié exportations d’armements et accords de défense (au moins 33) avec de nombreux pays africains, tels que le Niger en 2020, le Tchad et la Côte d’Ivoire, entre autres. Les très populaires drones «Bayraktar TB2» ont séduit des pays, comme le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Nigeria, l’Algérie, l’Angola, l’Éthiopie et le Maroc, ces cinq dernières années. Les accords miniers constituent également une priorité dans la stratégie Turque. Ankara cherche à mettre en place une architecture commerciale s’étendant du Maghreb à la côte ouest-africaine, et intégrant des activités manufacturières qui sous-tendent son complexe militaro-industriel en Afrique, selon certains analystes occidentaux.
Ainsi des «conseillers» de SADAT seraient déployés sur deux sites miniers au Burkina, situées au nord du pays depuis janvier 2024. Et depuis mai 2024, certains rapports font aussi état de centaines de combattants syriens pro-turcs, envoyés au Niger par SADAT depuis 2023, afin de garder des mines et potentiellement de participer à des combats contre les Djihadistes. SADAT serait également active au Nigéria et en Guinée, selon des medias occidentaux bien renseignés.
Mais pour l’instant, la présence Turque profite d’une tolérance favorable, pour se hisser une place au sein des États de l’Afrique antioccidentaux, grâce aussi et surtout à la de confession musulmane des turcs. D’autre part, les occidentaux (surtout les américains) ne semblent pas dérangés par cette présence Turque grandissante, surtout qu’Ankara est membre important de l’OTAN.
toutefois si la Russie et la Turquie ne semblent pas ─encore─ confrontées à une quelconque concurrence, jusqu’à présent, elles mettent en œuvre des politiques de sécurité et d’externalisation du monopole des outils de guerre répondant à des logiques similaires, qui combinent exportations d’armement et recours aux ESSD, comme des outils au service d’objectifs stratégiques. On assiste ainsi donc au déploiement de deux stratégies d’influence similaires, s’appuyant sur des outils sécuritaires qui pourraient déboucher à terme sur une concurrence entre la Russie et la Turquie.
Surgissement de l’Ukraine
Mais alors que l’Ukraine et la Russie s’affrontent dans une guerre sans merci, depuis février 2022 sur leurs territoires, les échos de cette guerre ont atteint bien au-delà de l’Europe de l’Est. Des rapports avaient rapporté il y a un an, que les services spéciaux ukrainiens (GUR) pourraient avoir joué des rôles, dans la guerre civile qui fit rage au Soudan. Notamment dans des attaques contre les forces affiliées au groupe russe Wagner allié aux Forces de soutien rapide (RSF).
Mais depuis le déclenchement de la guerre au Soudan au printemps de l’année dernière, déjà, des soupçons avaient circulé, selon lesquels des mercenaires ukrainiens combattent aux côtés des Forces armées soudanaises (SAF), dans leur guerre contre les Forces de soutien rapide (RSF).
De nouvelles preuves vidéo ajoutent du poids aux affirmations selon lesquelles la Direction du renseignement de défense ukrainienne opère au Soudan contre les forces de Wagner.
Les vidéos montrent un tireur d’élite de l’unité spéciale de la Direction du renseignement de défense ukrainien (GUR) menant des frappes de précision contre les forces de la Compagnie militaire privée Wagner (PMC) au Soudan.
Jusque-là, on pensait que les activités militaires des unités d’élite Ukrainiens étaient exceptionnellement limitées au conflit Soudanais. Quand l’opinion publique africaine fut choquée d’apprendre le 27 juillet dernier, que les services spéciaux ukrainiens étaient impliqués aussi dans le conflit Malien. Cela étend le théâtre du conflit entre l’Ukraine et la Russie à l’Afrique, les (GUR) s’engageant à traquer les forces de Wagner partout dans le monde. Et les officiels Ukrainiens l’avouent tout haut et sur tous les micros. Ce qui veut dire en termes clairs, que l’implication de l’Ukraine dans la guerre déclarée contre les forces de Wagner en Afrique, signifie une expansion limitée mais notable du conflit ukrainien.
Pour être bref, rappelons que le 27 juillet dernier, des groupes armés avaient annoncé avoir tué des dizaines de paramilitaires Russes et de soldats Maliens, lors de combats acharnés à Tinzaouatine, à la frontière algérienne dans l’extrême Nord-Est du pays. L’armée Malienne et Africa Corps (qui perpétuent le groupe Wagner) avaient reconnu avoir subies des pertes importantes, sans donner de bilan précis. Cette défaite serait la plus lourde subie en une bataille par les paramilitaires Russes en Afrique, selon les analystes.
Les Maliens ont de suite pointé Kiev du doigt. Et pour preuve, selon Bamako, un haut responsable Ukrainien aurait avoué «l’implication» de son pays dans une lourde défaite de l’armée Malienne assistée de paramilitaire Russes, lors de combats avec des séparatistes et des djihadistes.
Le gouvernement du Mali «a pris connaissance, avec une profonde stupeur, des propos subversifs par lesquels Andri Ioussov, porte-parole de l’agence ukrainienne de renseignement militaire, a avoué l’implication de l’Ukraine dans une attaque lâche, traître et barbare de groupes armés terroristes ayant entraîné la mort d’éléments des Forces de défense et de sécurité maliennes à Tin Zaouatine, ainsi que des dégâts matériels», avait dénoncé le Colonel Abdoulaye MAIGA, porte-parole du Gouvernement dans un communiqué.
L’ambassadeur Ukrainien au Sénégal a, pour sa part, reconnu clairement dans une vidéo qui lui attirées les protestations des autorités de Dakar, que «les rebelles (du Nord du Mali) ont reçues les données nécessaires qui leur ont permis de mener à bien une opération contre les criminels de guerre russes».
Ainsi, la même «profonde stupeur» exprimée par Bamako a été ressentie dans toute l’Afrique de l’Ouest, voire le contient entier. L’Ukraine a ouvert quatre ambassades en Afrique depuis l’invasion Russe en 2022, et prévoit déjà d’en ouvrir six supplémentaires. On croyait que cet effort diplomatique ciblait les voix des États Africains dans les instances mondiales, lors des votes cruciaux face à l’ennemi Russe. Mais les derniers retournements de situation laissent craindre qu’au-delà du renforcement des liens diplomatiques, économiques et commerciaux avec les pays Africains, Kiev entend bien contrer la progression militaire Russe sur le continent Africain.
Difficile de croire que les activités militaires Ukrainiennes sur le sol africain, sont le fruit d’une initiative de Kiev. On connaît peu de choses sur la Direction du renseignement de défense ukrainien (GUR), que certaines sources russes accusent d’être dirigée par les occidentaux, les américains surtout. Mais on en sait beaucoup ─par contre─ sur «l’aide» militaire et financière généreuse, offerte sans relâche par les occidentaux, l’invasion russe il y a 30 mois. Une assistance et suivi rapprochés accompagnent aussi l’effort de guerre de l’Ukraine à la minute, pour assurer la «défaite» imminente des russes.
Les ukrainiens qui ne peuvent tenir en face de la Russie, tous ces longs mois sans l’aide étrangère substantielle et vitale (américaine, française et allemande surtout), peut-on croire qu’ils peuvent mener (seuls) un effort de guerre difficiles loin de chez eux, dans des conflits difficiles au Soudan et au Mali, et ailleurs peut-être ??
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