Par Sylvie Nadin
Africa-Press – Niger. Cet été, Flo prévoit de partir deux semaines en Norvège. Un voyage qui la réjouit, mais l’inquiète aussi profondément. En effet, elle est atteinte d’un trouble dissociatif de l’identité (TDI): en elle, plusieurs « parties » cohabitent. « Ma crainte, en partant hors de la maison, c’est que certaines d’entre elles se réveillent paniquées en se disant: “Mais qu’est-ce qu’on fait en Norvège?” » Car ses parties – également nommées alters (pour altérations de conscience) ou identités – ont chacune une mémoire indépendante. Et peuvent avoir des prénoms, âges, sexes ou goûts différents.
Le TDI, anciennement appelé trouble de la personnalité multiple, se définit comme un trouble dissociatif caractérisé par au moins deux identités qui alternent. Ces différents alters prennent à tour de rôle le contrôle exécutif, parlent, agissent, sans que les autres parties en aient forcément conscience. Ce trouble se déclencherait à la suite de traumas, souvent répétés, ayant généralement eu lieu dans l’enfance.
« C’est un mécanisme de survie très logique pour arriver à grandir et avancer », commente Coraline Hingray, psychiatre spécialisée en psycho-traumatologie et créatrice en 2024 de la Maison de la résilience, à Nancy, un centre d’expertise et de diagnostic des troubles dissociatifs. Son équipe travaille sur une méta-analyse dont l’objectif est de chiffrer le risque d’amnésie dissociative que courent les personnes ayant été victimes de traumatismes dans l’enfance. « Il y a probablement des vulnérabilités biologiques, génétiques. Mais cela dépend avant tout de la combinaison de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, souligne-t-elle. Ainsi que du type de traumas, de leur répétition, de l’âge où ils sont survenus, des réactions de l’entourage, si l’on est cru ou non… »
Une mauvaise image associée à des faits divers et à des films
Afin de se protéger, les systèmes – regroupements d’alters à l’intérieur d’un seul corps – maintiennent des barrières dissociatives. Flo, présidente de l’association La Pieuvre dissociée, est un système polyfragmenté dont elle ne compte même plus les parties. Elle résume: « On ne pourrait pas vivre si on avait toutes les informations. Souvent, on entend: ‘Je vais te raconter ton trauma et ça ira mieux.’ Mais non. Toutes les parties ne sont pas supposées tout savoir. Certaines révélations peuvent même créer un nouveau fragment pour supporter l’impact émotionnel. » Mégane, membre de l’association, illustre: « J’ai vécu des violences conjugales, mon ex-compagnon m’a brûlée. Moi, l’hôte, je ne me souviens pas de la manière dont c’est arrivé. J’ai une alter, Noxe, qui le sait, mais les souvenirs n’arrivent pas jusqu’à moi. »
Juriste, Flo travaille trois jours par semaine depuis qu’elle a obtenu le statut de travailleuse handicapée. Elle a décidé de « faire de son handicap une réalité pour les autres » en se confiant à son entourage. « Mes collègues sont très compréhensifs. Par exemple, lorsqu’ils me demandent si j’ai passé un bon week-end, je peux leur dire quels alters étaient là, si moi-même – qui leur réponds – je n’étais pas présente. » Mais beaucoup de personnes avec un TDI préfèrent le cacher. Car ce trouble pâtit d’une mauvaise image, associée à des faits divers et à certains films tels que Split ou Identity.
Autant la jeune femme, âgée de 31 ans, est habituée au fait de switcher entre les identités et d’être plusieurs, autant l’amnésie reste pour elle très déstabilisante. Elle témoigne de problèmes de mémoire quotidiens, selon qui se trouve en front (au premier plan) et donc en contrôle du corps. Certaines de ses parties peuvent être en co-front, d’autres restent en co-conscience, d’autres ne sont pas présentes. « En fonction de là où l’on est, on peut se souvenir de tout, de la moitié, d’absolument rien. »
Elle déplore des confusions et des situations déroutantes. « On se dispute parfois avec des gens pour rien, car on ne se souvient pas d’avoir dit quelque chose. Notre entourage doit sans cesse se répéter. L’amnésie fausse la réalité. Par exemple, mon psychologue sait beaucoup plus de choses sur ma vie que moi. On se sent très vulnérable. Et on doit accepter qu’on ne puisse rien y faire. » Pour elle, l’amnésie est au centre du trouble et à l’origine du décalage entre les alters. « Toute notre identité est basée sur ce qu’on sait. C’est ce qui fait qu’on est tous différents à l’intérieur du système: chaque partie se construit avec ce qu’elle sait et se développe indépendamment. »
Elle décrit la vision fragmentée qu’elle a de sa vie. Par exemple, certains de ses alters n’ont vécu qu’à Belfast, où elle était étudiante. Ils sont revenus en front alors qu’ils étaient rentrés en France depuis dix ans, sans aucun souvenir de la décennie écoulée. « Cela crée des crises existentielles très fortes. On se demande: ‘Est-ce que moi, j’existe vraiment? Est-ce que je suis vraiment là? Est-ce que ça sert à quelque chose que je sois là si je ne me souviens pas de ce que je fais?’ » Membre de La Pieuvre dissociée, Laurine est l’hôte d’un système polyfragmenté qu’elle nomme « The Tortured System Department ». Elle confirme les propos de Flo: « C’est terrifiant parfois. On a l’impression qu’on t’a volé ton identité et qu’on t’a arraché une part de toi. »
Dans son porte-monnaie, des notes écrites destinées à ses alters
Du côté des traitements, « pour les troubles post-traumatiques complexes, comme le TDI, les thérapies spécifiques du trauma sont plus efficaces que des médicaments, décrit Coraline Hingray. Des psychotropes peuvent être prescrits afin de réguler les humeurs et les angoisses, mais ils ne sont pas efficaces directement sur le TDI. Une des premières étapes est de réaliser ce qui arrive, de créer un espace de rencontre entre les différentes parties pour qu’elles puissent expliquer leur utilité et leurs besoins. »
Chaque système développe ses techniques pour communiquer avec ses parties. Flo a dans son porte-monnaie un papier avec des explications à destination de ses alters. Laurine communique entre les différentes parties de son système de manière interne, mais aussi par le biais de notes écrites. « C’est aussi ce qui m’a permis de comprendre que je n’étais pas simplement bipolaire. Je trouvais des notes que je ne me rappelais pas avoir écrites et qui m’étaient destinées, signées par des noms que je ne connaissais pas. »
Des études de neuro-imagerie, menées notamment par les chercheuses Simone Reinders, au King’s College de Londres, et Sima Chalavi, à l’Université catholique de Louvain (Belgique), démontrent l’existence physiologique du TDI et ouvrent la voie à un diagnostic sur la base de marqueurs neurobiologiques. Dans le cerveau, les zones limbiques, tels l’amygdale ou l’hippocampe, gèrent la mémoire et les émotions, tandis que le cortex préfrontal permet de rationaliser. Avec un TDI, lorsque certaines parties, dites émotionnelles, prennent le contrôle, les zones limbiques sont hyperactivées, comme dans le cas d’un trouble de stress post-traumatique « classique », avec une surgénéralisation de la peur.
En revanche, lors de la prise de contrôle par d’autres parties, dites « normales », ces zones s’éteignent, inhibées par la suractivation de zones préfrontales. « La personne pourra alors lire son scénario traumatique [les événements à l’origine du TDI, ndlr] comme si elle lisait une recette de cuisine, avec un total détachement, parce que les zones actives de l’émotion sont éteintes par les zones supérieures. Ainsi, il y a cohabitation de différentes activations cérébrales successives, visibles par imagerie « , termine la psychiatre.
Pourtant, et alors que le TDI est inscrit depuis 1994 dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) et depuis 2022 dans la Classification internationale des maladies (CIM), une étude menée auprès de 800 psychiatres français par Coraline Hingray montre que plus de la moitié doutent encore de sa réalité. La fondatrice de la Maison de la résilience précise: « Je me suis intéressée à la dissociation il y a plus de quinze ans, mais je ne connais cette symptomatologie que depuis cinq ans. J’étais persuadée qu’elle serait très visible. Or elle peut être très discrète, surtout face à un thérapeute. »
L’une des fonctions du TDI étant de se détacher des souvenirs traumatiques et de les masquer, cela complique le diagnostic. Flo explique: « Le TDI n’est pas visible si on ne le rend pas visible nous-mêmes. » Elle a été diagnostiquée il y a huit ans par un psychiatre, alors qu’elle-même pensait depuis des années en être atteinte. « Nous n’avons pas été étonnées. C’est un pas en avant vers la reconnaissance de notre réalité plutôt qu’une étiquette qu’on nous colle. »
Des patients mieux formés que leurs médecins
Coraline Hingray parle de « pathologie caméléon », le TDI étant souvent associé à d’autres troubles (alimentaires, addictifs, suicidaires…). Selon les différentes études, il toucherait entre 1,5 % et 3,5 % de la population mondiale, alors que la schizophrénie en concernerait 0,7 % à 1 % et les troubles bipolaires 1 % à 2,5 %. « Il y a un sous-diagnostic majeur en France, déplore Coraline Hingray. Selon les données déclarées par les établissements médicaux, seuls 183 patients ont vu leur TDI reconnu en 2023. En moyenne, les patients reçoivent quatre diagnostics différents et attendent jusqu’à huit ans avant d’avoir le bon. »
Flo raconte que son généraliste lui a ri au nez lorsqu’elle lui a parlé de son TDI. « Les personnes atteintes par le TDI sont mieux formées que les médecins. On doit constamment leur expliquer notre trouble. » Elle conclut: « Qu’on ne nous fasse pas davantage confiance, c’est fatigant. »
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