Flèches Ancestrales Vers L’Europe: Un Voyage Révélé

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Flèches Ancestrales Vers L'Europe: Un Voyage Révélé
Flèches Ancestrales Vers L'Europe: Un Voyage Révélé

Africa-Press – Togo. L’ENJEU, EN BREF. Le Levant (Israël, le Liban, la Syrie…) est depuis longtemps considéré comme la « porte d’entrée » de l’Europe pour Sapiens, empruntée il y a environ 50 à 60 000 ans. Géographiquement parlant, un tel parcours paraît logique puisque cette région est proche de l’Afrique et forme un passage naturel. Mais les preuves archéologiques, hélas, ne sont pas réellement satisfaisantes pour valider cette hypothèse: les outils trouvés sur ces sites ne s’inscrivent pas clairement dans une lignée culturelle continue avec ce qu’on observe plus tard en Europe au Paléolithique supérieur, qui correspond à l’arrivée de Sapiens en Europe. À vrai dire, même les origines du Paléolithique supérieur initial du Levant ne sont pas si claires. C’est pourquoi certains chercheurs proposent une autre hypothèse: une origine en Asie centrale. Les premiers Européens du Paléolithique supérieur ne viendraient pas directement du Levant, mais plutôt d’une migration passée plus au nord-est, par le Caucase ou l’Asie centrale.

L’article, paru dans la revue Plos One le 11 août 2025, dans la torpeur de l’été, est passé sous le radar médiatique. « Des pointes de flèches à Obi-Rakhmat (Ouzbékistan) il y a 80 000 ans? », est-il titré sans grande emphase. Il faut un peu s’y plonger pour comprendre que les pointes de flèches dont il fait état ont leur importance dans les débats actuels sur le parcours de Sapiens après sa sortie d’Afrique.

Identifiés dans un abri sous roche à une centaine de kilomètres au nord-est de Tachkent, la capitale ouzbèke, ces minuscules outils lithiques qu’un œil non-averti prendrait pour de banals petits cailloux sont l’un des jalons manquants de l’histoire de l’humain moderne. Ils comptent non seulement parmi les toutes premières technologies développées par Sapiens sur le continent eurasiatique mais ils renforcent aussi l’hypothèse selon laquelle, il y a 80 000 ans, les premiers représentants de notre espèce seraient passés par les régions montagneuses d’Asie centrale avant leur arrivée en Europe occidentale. Enfin, ces toutes petites pointes viennent donner raison à des travaux qui, à l’époque de leur publication en 2022, avaient eu l’effet d’une bombe.

À Mandrin, une étrange couche stratigraphique

Rembobinons. Le 9 février de cette année-là, le préhistorien français Ludovic Slimak annonce la découverte de la dent de lait d’un petit Sapiens dans la grotte Mandrin, au sein d’une couche stratigraphique datée à 54 000 ans (la couche E), soit dix millénaires avant son arrivée supposée en Europe ! Aux côtés de la minuscule molaire, dans cette même couche E, il identifie de drôles de petites pointes standardisées qui ne correspondent à rien de connu chez Néandertal. En revanche, elles ressemblent trait pour trait aux technologies Sapiens identifiées sur le Levant méditerranéen. Fait étonnant, puisque qu’on estime que Néandertal est le seul Homo présent en Europe à ce moment-là.

25 000 ans et 6 000 km de distance séparent les micro-pointes d’Obi-Rakhmat et de Mandrin. Crédits: Plos One/H. Plisson/Univ. de Bordeaux

Une vaste étude publiée l’année suivante par Laure Metz viendra démontrer que ces toutes petites pointes de silex armaient en réalité des flèches, reculant l’origine de l’archerie en Eurasie de plus de 40 millénaires. Mais comment être certain que ces armes n’ont pas été fabriquées par Néandertal? « Néandertal n’a que très rarement produit des pointes de projectile mais en plus, celles-ci sont toujours massives et ne se distinguent pas des autres éléments pointus de l’outillage », explique Hugues Plisson, archéologue au laboratoire PACEA de l’université de Bordeaux et premier auteur de l’étude sur les pointes d’Obi-Rakhmat. « C’est un fait: on ne connaît aucune industrie néandertalienne ayant livré ce type de pointes de projectiles. »

Les étonnantes micro-pointes de Mandrin ne sont pas non plus une forme d’Aurignacien précoce, première grande culture des Sapiens européens apparue il y a environ 43 000 ans et caractérisée par de grandes lames en silex, des pointes de sagaies osseuses, ou encore par les débuts de l’art figuratif peint et sculpté.

Une arrivée plus précoce de Sapiens en Europe

Ces déroutants artefacts en pierre, Ludovic Slimak les a déjà observés ailleurs qu’à Mandrin, sur des sites à cheval sur la Drôme et l’Ardèche et pour la plupart fouillés entre 1870 et 1950. Dès 2004, année de la soutenance de sa thèse, le chercheur avait présenté cette « anomalie » et avait donné un nom à cette culture à part: le Néronien, baptisé en référence à la grotte de Néron, dans l’Ardèche, où plusieurs de ces outils miniatures ont été retrouvés vers 1871 par Ludovic Lepic, un ami proche de Degas et Monet. Quinze ans plus tard, en 2016, l’étude des collections du site de Ksar Akil, au Liban, allait permettre d’identifier des technologies identiques à celles du Néronien à l’autre extrémité de la Méditerranée. Encore mieux, de les associer à de nombreux vestiges humains, permettant de reconnaître définitivement Sapiens comme l’auteur de ces micro-technologies.

Pour Ludovic Slimak, il ne fait alors aucun doute que la combinaison « dent de lait-micro-pointes standardisées » de Mandrin est la preuve que l’Homme moderne était bien en Europe occidentale, et plus précisément dans la vallée de Rhône, plus de dix millénaires avant la date jusqu’ici admise. Pour couronner le tout, ses équipes développent une méthode de chronologie à très haute-résolution révélant que Sapiens a occupé le site quelques saisons seulement après Néandertal ! Pour la première fois, une contemporanéité stricte entre ces deux humanités est démontrée.

Deux micro-pointes brutes de la couche 21 du site d’Obi-Rakhmat, l’une intacte, l’autre brisée et rayée par son usage en armature de projectile. L’allumette matérialise leur minuscule dimension. Crédits: Plos One/H. Plisson/Univ. de Bordeaux

Sans surprise, dès la parution des articles de l’archéologue français, les objections pleuvent: certains affirment que la dent de lait a pu être entraînée accidentellement au fond de la stratigraphie par un animal, quand d’autres suggèrent que les petites pointes de flèches ne sont peut-être que des formes créées pour – voire « par » – des enfants néandertaliens.

Des origines du Néronien à trouver en Asie centrale?

Revenons à présent à nos micro-pointes ouzbèkes datées de 80 000 ans et qui présentent plusieurs intérêts majeurs. D’abord – et c’est ici que se raccrochent les wagons -, elles sont parfaitement identiques à celles de Mandrin. « Si on les mélangeait, il serait presque impossible de savoir si elles proviennent de l’un ou l’autre des deux sites », assure Hugues Plisson. Pourtant, rappelons-le, ces dernières ont été produites 25 000 ans avant celles de Mandrin et Ksar Akil. « Les micro-pointes d’Obi-Rakhmat montrent ce qui pourrait bien être l’origine du Néronien », se réjouit Ludovic Slimak, interrogé lui aussi par Sciences et Avenir. « Car ce Néronien a bien une origine ! La question de ce point de départ était d’autant plus brûlante qu’en France comme au Liban, ces outils apparaissent soudainement, comme le vinaigre dans l’huile. »

Les pointes d’Obi-Rakhmat nous montrent ainsi que les premiers Sapiens ne seraient pas venus du Levant pour gagner l’Europe mais qu’ils pourraient bien être arrivés sur les berges de la Méditerranée depuis l’Asie centrale. En 2023, Ludovic Slimak exposait justement sa théorie dite « des trois vagues »: selon lui, l’Homme moderne aurait atteint l’Europe il y a entre 55 000 et 50 000 ans, lors d’une première vague associée à la culture du Néronien et dont il plaçait déjà les origines à l’est. Obi-Rakhmat lui donne raison.

Une deuxième vague de Sapiens aurait atteint le Vieux Continent il y a 45 000 à 43 000 ans et pourrait être à l’origine de la culture du Châtelperronien, habituellement attribuée à Néandertal. « Ça, c’est une proposition qui fâche bien sûr, car elle pose de nombreuses questions: si les sociétés néandertaliennes ne sont pas derrière le Châtelperronien, que font-elles à cette même époque? Car si on enlève cette culture à Néandertal, peut-être alors qu’il n’est plus dans ces régions de l’ouest de l’Europe dès ce 45e millénaire. Faudrait-il reculer dans ces espaces le moment de son extinction? », soulève Ludovic Slimak.

De la troisième vague enfin, survenue entre il y a 42 000 et 40 000 ans (celle qui fut durant longtemps considérée comme la seule et unique vague de Sapiens vers l’Europe), aurait émergé le Protoaurignacien, ancêtre du fameux Aurignacien du Paléolithique supérieur. Ainsi, la boucle est bouclée. Mais pour finaliser son argumentaire, Ludovic Slimak devait encore démontrer une dernière chose: que les micro-pointes néroniennes n’étaient pas des jouets pour enfants néandertaliens, comme certains l’ont prétendu.

Faire parler les stries et brisures

Sur ce point, les pointes d’Obi-Rakhmat font amplement le travail. Avec ses coauteurs, Hugues Plisson a pu établir avec une méthodologie robuste qu’elles ont bien été utilisées à grande vitesse. « Elles présentent des fractures caractéristiques d’un impact axial ainsi que des stries microscopiques typiques de leur pénétration », détaille l’archéologue. « Autrement dit, elles ont été montées sur des fûts de flèches qui ont été tirées. » Et pourquoi pas des javelines miniatures qui auraient permis à des enfants néandertaliens de se faire la main à la chasse? Pour deux raisons: « Parce que des futs adaptés à de si petites pointes seraient trop légers pour être lancés à la main avec une force suffisante, tandis qu’il faut être un tailleur extrêmement expérimenté pour produire en série des pointes de cette taille-là. Les tailleurs d’aujourd’hui peinent à y parvenir. On est dans l’excellence, et donc loin d’un outil d’apprentissage », termine Hugues Plisson.

Depuis la publication de l’étude de 2022 par Ludovic Slimak, plusieurs sites en Espagne ou en Italie ont livré à leur tour des micro-pointes parfois remarquablement proches des technologies du Néronien. « L’article a fait bouger les lignes, on commence à rechercher cette toute petite industrie qui jusqu’ici passait entre les mailles du filet, se félicite l’auteur. Et il est fort possible que l’on continue à trouver en nombre ce marqueur de l’arrivée bien plus précoce qu’estimée auparavant de Sapiens en Europe. »

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