Alliance des États du Sahel : la coopération militaire est-elle vraiment en marche ?

Alliance des États du Sahel : la coopération militaire est-elle vraiment en marche ?
Alliance des États du Sahel : la coopération militaire est-elle vraiment en marche ?

Manon Laplace

Africa-Press – Burkina Faso. Depuis l’arrivée au pouvoir des militaires, le Mali, le Burkina Faso et le Niger misent sur une meilleure coopération des armées pour lutter contre la menace jihadiste. La volonté semble bien réelle. Mais les résultats, eux, sont plus difficiles à discerner.

Longtemps présenté comme un modèle d’intégration sur le continent, le bloc ouest-africain s’est fracturé, le 29 janvier, avec le départ du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Épilogue d’un long bras de fer entre les régimes militaires sahéliens et une organisation qu’ils accusent – entre autres choses – d’être à la solde de l’impérialisme français, le divorce est venu de pair avec l’émergence d’un nouveau bloc, kaki, porté par les officiers putschistes au pouvoir à Bamako, Ouagadougou et Niamey.

Chantres de la souveraineté retrouvée et de l’unité sahélienne, les militaires posent un premier acte, dès septembre 2023, avec la création de l’Alliance des États du Sahel (AES) – érigée en confédération en juillet 2024. Une union scellée autour de la Charte du Liptako-Gourma, du nom de la région frontalière entre les trois pays, et assortie d’une promesse d’assistance mutuelle. « Toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité du territoire d’une ou plusieurs parties contractantes sera considérée comme une agression contre les autres parties et engagera un devoir d’assistance et de secours de toutes les parties, de manière individuelle ou collective, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité au sein de l’espace couvert par l’Alliance », dispose l’article 6.

Dans le paysage sahélien, les défis communs sont nombreux. Tant en matière de développement, de gouvernance, d’accès aux services sociaux de base que de lutte contre une menace terroriste en permanente expansion depuis 2012. En 2021, 60 % du territoire burkinabè et 50 % du territoire malien échappaient au contrôle de l’État selon l’ONG Acled. Bien sûr, depuis cette époque, le paysage politique sahélien a été transfiguré: le général Assimi Goïta s’est hissé au sommet de l’État malien à la faveur d’un « coup d’État dans le coup d’État », et deux régimes ont été renversés au Burkina Faso en 2022 et un autre au Niger l’année suivante.

Rapidement, les nouveaux hommes forts du Sahel ont annoncé de futures institutions communes, censées harmoniser les politiques publiques au sein des trois pays. Sur le plan sécuritaire, l’« architecture de défense collective et d’assistance mutuelle » se met en place. Si les annonces victorieuses s’enchaînent, les contours de cette coopération nouvelle restent peu connus et la spirale de violences loin d’être enrayée.

« Pendant dix ans, l’aide internationale a accompagné ces trois pays sans parvenir à régler la question de l’insécurité, il ne faut donc pas s’attendre à des résultats immédiats pour une jeune alliance qui se met en place. Les défis sont nombreux et les ressources difficiles à mobiliser. Mais dans ces conditions, mutualiser les moyens à disposition est un début ingénieux et nécessaire », nuance Fahiraman Rodrigue Koné, chercheur et chef du projet Sahel à l’Institut d’études de sécurité (ISS).

Bilan sécuritaire sous cloche

Si l’AES n’est pas intégralement comptable d’une situation héritée des régimes précédents, ses dirigeants maintiennent le flou autour de leurs actions communes. Opérations conjointes, mutualisation des moyens militaires, partage de renseignement: la réalité du terrain est mise sous cloche. Malgré des communications individuelles. « Le bilan de 2024 des FAMa va au-delà des attentes avec la neutralisation de plusieurs terroristes et la capture d’une vingtaine de chefs terroristes et leurs éléments ainsi que la réduction de sanctuaires terroristes dans plusieurs localités », s’est réjoui le colonel-major Souleymane Dembélé, à la tête de la Direction de l’information et des relations publiques des armées [maliennes] (Dirpa), en conférence de presse le 10 février.

« Lorsque l’on parle aux populations dans le Liptako-Gourma notamment, on nous fait savoir que les jihadistes gagnent du terrain, notamment dans la région d’Ansongo (Mali). Mais ce discours existait déjà à l’époque de Barkhane et Minusma (opérations française et onusienne au Mali, terminées depuis). Donc à ce jour, on n’a pas la preuve que la situation ait empirée ou se soit améliorée », résume quant à lui un spécialiste de la question militaire au Sahel, sous couvert d’anonymat.

Individuellement, les trois armées cherchent en tout cas à se renforcer. Le Mali, recrute environ 5 000 soldats chaque année depuis 2020. Tourné vers la Russie, la Chine et la Turquie, Bamako étoffe également ses moyens matériels – aériens notamment – et peut compter sur l’appui de 1 500 à 2 000 mercenaires envoyés depuis la Russie. Le Burkina Faso recrute des combattants civils pour suppléer l’armée sur le terrain quand le Niger, lui, affiche ambitionne de faire passer son armée, d’environ 40 000 soldats avant le coup d’État, à 100 000 en 2030.

En 2024, 12 792 personnes ont été recrutées pour renforcer les effectifs des Forces armées nigériennes (FAN) et de la gendarmerie selon les chiffres fournis par le général Salifou Mody, ministre de la Défense. En comparaison, du temps de Mahamadou Issoufou et de Mohamed Bazoum, l’armée du Niger recrutait trois à cinq mille soldats par an, selon un haut-gradé de l’armée nigérienne.

« Nous allons revoir le maillage sécuritaire de notre pays, par la création de commissariats là où il n’y en avait pas, d’escadrons polyvalents de la Garde nationale, de compagnies de surveillance de frontières », renchérissait le ministre de l’Intérieur, le général Toumba, à la télévision nationale fin janvier. Il annonçait que 3 595 Nigériens avaient été recrutés dans les rangs de la Garde nationale et de la police en 2024.

Force conjointe

Au-delà des mesures individuelles, l’AES promet la mise en place « dans les semaines à venir » d’une force unifiée de quelque 5 000 soldats. Une force mixte, expéditionnaire, capable de se projeter selon les besoins en complément des effectifs déjà déployés dans la région. Celle-ci « aura non seulement son personnel, mais aussi ses moyens aériens, ses moyens terrestres, ses moyens de renseignement et, bien sûr, son système de coordination », précisait à ce sujet le général Salifou Mody, interviewé à la télévision nigérienne.

Symbole de l’unité prônée par les dirigeants sahéliens, cette nouvelle force devrait bénéficier d’un uniforme commun. « Pour les trois pays, on compte déjà quelque 40 000 à 50 000 soldats dans l’ensemble de la zone. Sans que cela ne permette de régler le problème. 5 000 hommes, ça semble bien peu », s’inquiète cependant un haut gradé nigérien.

Mais l’enjeu, pour cette force conjointe, est surtout d’éviter les écueils du G5 Sahel, ancienne structure composée du trio sahélien, de la Mauritanie et du Tchad, qui n’a jamais réellement été rendue opérationnelle. Aux problèmes de financements se sont ajoutés les difficultés de fonctionnement et les commandements nationaux ont souvent pris le pas sur le commandement conjoint. « On ne connait pas encore le concept d’opération de la force unifiée à venir, ni l’organisation du commandement, mais il semble y avoir une envie d’avancer conjointement et de tirer les leçons du G5 Sahel », résume un analyste sécuritaire sahélien.

Reprise des opérations conjointes

Sur un territoire grand comme le Japon, les groupes radicaux « ont largement profité des vides laissés par le manque de coopération entre les pays, en se repliant de part et d’autre des frontières », ajoute Fahiraman Rodrigue Koné. Sous l’égide du G5 Sahel pourtant, s’ébauchaient les premières opérations conjointes, censées permettre de prendre en étau les combattants ennemis et les empêcher de se replier dans un pays voisin.

Entre le Burkina Faso de Roch Marc Christian Kaboré et le Niger de Mohamed Bazoum, au moins quatre opérations baptisées « Taanli » (« cohésion », en gourmantché, langue parlée notamment au Burkina Faso et au Niger) ont été menées dans les zones frontalières. D’autres ont eu lieu au-delà de la zone dite « des trois frontières », et s’étiraient à l’est de Seba, au Niger, ou dans la zone de Koro, au Mali. Mais « malgré quelques patrouilles mixtes dans les zones frontalières, la coopération sur le terrain est restée limitée et les opérations conjointes trop ponctuelles », relate un militaire nigérien.

S’ajoutent les difficultés posées par un droit de poursuite « limité », selon plusieurs officiers de la région, et les tensions politiques induites, aux premières heures des putschs, par les changements de régimes. « Le Mali, premier pays à connaître un coup d’État, fut le premier également à rompre avec le G5 Sahel. Les tensions avec le Burkina, mais surtout le Niger, ont été vives. Comme, par la suite, l’ont été celles entre Mohamed Bazoum au Niger et les putschistes maliens et burkinabè. Cela qui n’a pas favorisé la coopération. Avec la création de l’AES on assiste à une harmonisation de la vision politique », décrypte Fahiraman Rodrigue Koné.

Si l’entente entre les régimes civils et militaires est difficile, le basculement des trois pays aux mains d’officiers a relancé le dialogue et la coopération militaire. Lors de la prise de Kidal par l’armée malienne, en novembre 2023, Bamako a pu bénéficier d’un appui de Niamey, qui a mis à disposition un avion de transport de troupes et acheminé du carburant. Lorsque Bamako lançait le deuxième acte de la bataille de Tinzawaten contre les rebelles du Nord, des drones burkinabè appuyaient les Forces armées maliennes (FAMa).

Dans le Liptako-Gourma, les trois pays s’associent ponctuellement, misant sur les complémentarités de leur dispositif sécuritaire. Là où le Niger, principalement doté d’appareils de transports de troupes (notamment trois avions C-130H d’occasion offerts par les États-Unis), manque de vecteurs aériens destinés au combat, le Burkina Faso et le Mali disposent de drones turcs et d’hélicoptères, de fabrication russe notamment. Quant aux services de renseignement burkinabè, affaiblis après l’époque de Blaise Compaoré, ils bénéficient du partage d’informations de leurs voisins.

Main tendue aux voisins

Vitrine de la relance de la coopération, l’AES a communiqué, fin mai 2024, sur le lancement d’un « exercice national d’envergure » au centre de formation des forces spéciales à Tillia, au Niger. Née du nouveau partenariat du trio kaki, l’initiative compte sur la participation de deux autres « pays amis »: le Tchad et le Togo.

Le premier, frontalier du Niger, n’en est pas à sa première coopération avec ses voisins sahéliens. Déjà engagé avec Niamey au sein de la Force multinationale mixte (FMM), force mixte à l’œuvre autour du Lac Tchad, N’Djamena a également fourni un appui terrestre et aérien à l’armée burkinabè du temps de Roch March Christian Kaboré et d’Idriss Déby Itno – père de l’actuel président tchadien.

Le président du second, Faure Essozimna Gnassingbé, est l’interlocuteur privilégié des putschistes sahéliens au sein d’une Cedeao majoritairement braquée face aux putschistes. De là à imaginer Lomé et N’Djamena intégrer l’AES ? Le Tchad, dont la récente rupture des accords de défense avec Paris a alimenté les spéculations, ne s’est jamais prononcé sur le sujet. Contrairement au Togo, qui, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Robert Dussey, affirmait en janvier ne pas exclure l’option.

Membres ou non du même bloc politique, les pays ouest-africains, confrontés aux mêmes défis sécuritaires, ne peuvent faire l’économie d’une coopération sur le plan militaire. « Au-delà du Liptako Gourma, il faut que l’AES trouve le moyen de coopérer avec ses voisins côtiers de la Cedeao, sans quoi on risque de déplacer le problème. On ne peut pas lutter contre ces groupes dans le Sahel sans couper leurs chaînes d’approvisionnement, largement alimentées par les trafics qui partent des pays côtiers. Il ne faut pas répéter les mêmes erreurs commises lors de la création du G5, dont le fait d’extraire le Sahel de l’ensemble régional ouest-africain. Il faut une vision plus holistique, géographiquement intégrée », illustre Fahiraman Rodrigue Koné.

Source: JeuneAfrique

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