
Africa-Press – Burkina Faso. Ce lundi 24 février 2025 marque le troisième anniversaire du début de l’invasion russe en Ukraine. Depuis, l’Afrique est devenue un enjeu stratégique pour Moscou et Kiev. Entre soutien affiché, neutralité prudente et réalignements diplomatiques, les pays africains oscillent entre intérêts économiques et alliances politiques.
Dans les ambassades africaines, rares sont les voix qui acceptent de s’exprimer sur le conflit ukrainien. Nombre de diplomates contactés ont préféré éviter le sujet. Un silence qui traduit une posture largement adoptée par les États africains depuis le début de la guerre: celle de la neutralité stratégique.
Cette prudence s’explique en grande partie par des impératifs économiques. « Un certain nombre de pays africains sont dépendants des livraisons de céréales et d’engrais russes et ukrainiens », bloquées à l’époque en mer Noire par la marine russe. « Ils ne peuvent pas se permettre de rompre avec l’un ou l’autre camp », analyse Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et enseignant en géopolitique.
Un jeu d’équilibriste diplomatique
Certains États ont ainsi adopté une approche pragmatique. Le Maroc, par exemple, est tiraillé entre l’expression d’un soutien à l’Ukraine – une façon d’appuyer sa propre position sur le Sahara occidental – et une attitude de prudence envers la Russie, afin de ne pas compromettre son veto au Conseil de sécurité de l’ONU sur cette question.
Serigne Bamba Gaye, spécialiste des questions géopolitiques, parle même d’un « pragmatisme africain ». « L’Afrique entretient un dialogue ouvert avec l’ensemble de ses partenaires. L’exemple de l’Afrique du Sud est particulièrement révélateur: bien que membre des BRICS aux côtés de la Russie, Pretoria continue de maintenir des relations avec l’Ukraine, tout en consolidant son partenariat stratégique avec Moscou », affirme-t-il.
L’Afrique, un terrain d’influence pour Moscou et Kiev
Si l’Afrique maintient officiellement une posture de neutralité, le continent est devenu un terrain de bataille diplomatique entre Moscou et Kiev. Les deux capitales redoublent d’efforts pour rallier du soutien, usant d’arguments stratégiques et symboliques.
L’Ukraine, en quête d’alliés, se positionne avant tout comme cible et victime d’une invasion illégale, un récit qui trouve un écho particulier dans les pays africains ayant eux-mêmes subi la colonisation. Kiev cherche à susciter une solidarité historique en mettant en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sur le plan diplomatique, elle multiplie les initiatives, notamment à travers la Conférence pour la paix en Ukraine, qui a vu la participation de plusieurs dirigeants africains.
L’Afrique rejette le discours colonialiste de l’Occident
À l’inverse, la Russie exploite son réseau d’alliances historiques, tout en jouant sur un discours anti-occidental qui trouve un écho auprès de certaines élites africaines. Une rhétorique que l’ancien ambassadeur malien Oumar Keita résume ainsi: « Le bloc occidental veut vraiment imposer, surtout, les droits de l’homme. Les Africains se méfient beaucoup de ces discours colonialistes. Et puis, l’Afrique est quand même en phase avec la politique de la Russie. La Russie, on ne peut pas dire que c’est un pays vraiment démocratique, mais comme l’Europe impose la démocratie, c’est un peu compliqué. »
Le Sénégal a, lui aussi, navigué entre pressions occidentales pour condamner l’agression russe et la nécessité de préserver des liens avec Moscou. Macky Sall, alors président de l’Union africaine, s’était entretenu avec Volodymyr Zelensky en décembre 2022 au sujet de l’initiative « Grain from Ukraine », tout en s’abstenant de toute rupture franche avec la Russie, acteur clé des exportations énergétiques et militaires sur le continent.
L’alignement du Sahel avec Moscou: le cas du Mali
Si nombre de pays africains ont cherché à maintenir une neutralité stratégique, certains ont fini par infléchir leur position. Le Mali en est un exemple frappant. Après s’être abstenu lors des votes aux Nations unies en 2022, Bamako a fini par rallier la position russe un an plus tard, illustrant le rapprochement croissant entre les deux pays.
Ce basculement s’est accompagné d’une rupture diplomatique nette avec Kiev. Le Mali, mais aussi le Niger, ont cessé leurs relations avec l’Ukraine respectivement les 4 et 6 août 2024, accusant Kiev de « soutien au terrorisme international ».
Cette décision a été précipitée par les propos d’Andriy Yusov, porte-parole du Renseignement militaire ukrainien (GUR), qui a affirmé que des groupes armés maliens avaient utilisé des informations ukrainiennes lors d’une offensive contre l’armée malienne et les mercenaires de Wagner à Tinzaouatène, en juillet 2024.
« Wagner est toujours là »
« Tout allait bien entre les deux pays jusqu’à ce que des responsables ukrainiens tiennent des propos subversifs », explique Oumar Keita, ancien ambassadeur malien. Pour Bamako, ces déclarations ont été perçues comme une ingérence inacceptable, renforçant la volonté de la junte de resserrer ses liens avec Moscou.
« Wagner est toujours au Mali, près de l’armée malienne pour combattre les terroristes, ça veut tout dire », ajoute l’ambassadeur malien, justifiant ainsi le rapprochement avec Moscou.
L’alignement avec la Russie ne se limite pas au Mali et au Niger. Le Burkina Faso a aussi franchi le pas. Unis sous l’Alliance des États du Sahel (AES), ces trois pays ont demandé à l’ONU de prendre des mesures contre l’Ukraine, illustrant ainsi une rupture assumée avec l’Ukraine.
Selon Oumar Keita, ce basculement trouve aussi ses racines dans un sentiment de déception vis-à-vis des Occidentaux. « Le Mali était vraiment déçu parce qu’il n’a pas été soutenu dans sa lutte contre le terrorisme. Ce même positionnement est toujours là aujourd’hui », souligne l’ancien ambassadeur malien.
La voix de l’Afrique reste peu audible sur la scène internationale
« Ce qui a changé en trois ans, ce n’est pas tant la position de l’Afrique, mais l’unité du bloc occidental », analyse Serigne Bamba Gaye.
« L’arrivée de Donald Trump a bouleversé l’équilibre global, fragilisant le soutien inconditionnel à l’Ukraine et ouvrant la voie à des initiatives unilatérales pour tenter de résoudre le conflit. »
Si le continent africain a su faire preuve de pragmatisme en refusant de s’aligner ou d’appliquer les sanctions occidentales, il peine encore à imposer une stratégie commune face aux multiples crises qui le traversent, juge-t-il. De l’instabilité au Sahel aux conflits en Afrique centrale et au Soudan, ces urgences sécuritaires internes limitent son influence diplomatique.
« La recrudescence des conflits en Afrique centrale, au Soudan et dans le Sahel illustre une faiblesse stratégique persistante », souligne Serigne Bamba Gaye. « L’Afrique doit adopter un pragmatisme plus affirmé, non seulement pour peser sur la scène internationale, mais surtout pour résoudre ses propres crises. Sans cela, elle restera en marge des grandes décisions mondiales », conclut le spécialiste.
Au Soudan, l’Ukraine et la Russie s’affrontent dans une guerre d’influence
Le conflit entre l’Ukraine et la Russie ne se limite pas au front européen. Au Soudan, les deux pays se sont retrouvés face à face au cœur de la guerre des généraux, chacun soutenant tour à tour l’un des camps, dit notre journaliste du service Afrique de RFI Welly Diallo. À l’origine, l’Ukraine et la Russie s’étaient chacune rapprochées d’un des chefs militaires soudanais.
L’Ukraine s’est alliée au général Abdel Fattah al-Burhan. Des troupes ukrainiennes ont été déployées à Khartoum, avant que ce partenariat ne se limite à des échanges commerciaux, qui ont progressivement diminué.
De son côté, la Russie a, via le groupe Wagner, initialement soutenu les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Daglo, alias Hemedti. Après la mort d’Evgueni Prigojine, fondateur du groupe Wagner, Moscou a repris le contrôle de la milice paramilitaire et opéré un changement de stratégie. Désormais, la Russie soutient le général Al-Burhan, avec un objectif clair: réactiver les accords de 2017 pour obtenir une base militaire en mer Rouge.
En échange de son soutien, Moscou fournit des armes et une assistance militaire au général Al-Burhan. La Russie espère ainsi compenser sa perte d’influence en Syrie en obtenant un accès stratégique aux eaux soudanaises.
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