Industrie Africaine: Les Convictions des Indusriels

Industrie Africaine: Les Convictions des Indusriels
Industrie Africaine: Les Convictions des Indusriels

Nelly Fualdes

et Estelle Maussion

Africa-Press – Burkina Faso. Maroc, Côte d’Ivoire, Sénégal, Cameroun… Les stratégies « made in » se multiplient, poussant les acheteurs à privilégier les produits locaux. Si la grande distribution accompagne le mouvement, il reste encore beaucoup à faire pour accélérer sur les volets de la production et de la transformation.

Alimentation, textile, mines, tech… Les stratégies visant à développer les productions locales sur le continent se multiplient du Maroc à la Côte d’Ivoire en passant par le Nigeria et le Cameroun. Malgré des avancées, les obstacles restent nombreux, à commencer une meilleure articulation entre actions des États et projets du privé.

En robe du créateur Alguèye, sac Nene Yaya à la main, montre Mathydy au poignet et chaussures de la maison Goya aux pieds, pour sa première sortie officielle en tant que première dame du Sénégal, le 19 juin 2024, dans le cadre du Forum mondial pour la souveraineté et l’innovation vaccinales, à Paris, Marie Khone Faye a fait sensation.

Son look, composé à 100 % de créations sénégalaises, avait de quoi séduire après la large victoire électorale d’un parti qui a fait du souverainisme, notamment économique, son cheval de bataille. Ousmane Sonko, désormais Premier ministre, avait d’ailleurs lui-même posé avec la montre Mathydy pour des photos promotionnelles postées par les créateurs Idrissa Niane et Mathy Lo.

Mais, dans un pays où le pouvoir d’achat reste limité, avec un PIB par habitant de 1 811 dollars en 2025, selon les dernières données du FMI, c’est surtout avec l’alimentation que commence la consommation locale. Interrogé par Jeune Afrique en mars, Laurent Leclerc, directeur Afrique d’Auchan, revendiquait ainsi le fait que 50 % du chiffre d’affaires de l’enseigne, dont « quasi tous les produits frais [sont] traditionnels », est issu de l’approvisionnement local. La proportion du made in Sénégal y a doublé depuis 2016, une évolution que Julien Garcier, directeur général de Sagaci Research, analyse à l’aune de deux facteurs: « Il y a d’une part la hausse, timide mais réelle, du niveau de vie des consommateurs, qui leur donne accès à des nouveaux produits et fait que les modes de vie évoluent. Mais il y a, d’autre part, le développement d’un secteur de la grande distribution moderne qui est très demandeur de ce type d’approvisionnement. »

« Nous soutenons nos fournisseurs locaux pour leur mise aux normes administratives, la consolidation de leur processus de qualité, ou encore l’élaboration de leur marketing », développe Laurent Leclerc, qui cite notamment la société Win Industrie, qui commercialise l’eau en bouteille O’royal, et le groupe Etpa, connu pour sa marque Sunu. Concernant Win Industrie, « Auchan a été la première enseigne à intégrer leur produit, qui est aujourd’hui numéro 3 sur le marché, après les deux poids lourds que sont Kirène et Eau casamançaise », pointe le dirigeant. Quant à Etpa, reprend-il, « son chiffre d’affaires sur les produits Sunu chips, Sunu Bouye et Sunu infusion a bondi à 60 millions de francs CFA [91 500 euros] grâce à son référencement chez Auchan ».

Meilleure régularité et à meilleur coût

Malgré les contraintes persistantes qui pèsent sur l’industrie, comme le manque de financements, l’accès limité à une énergie à un coût raisonnable et des volumes de vente somme toute modestes ne permettant que peu d’économies d’échelle, les produits confectionnés sur place creusent peu à peu leur sillon. Pour une raison principale: ils permettent, sur nombre de denrées, d’assurer une fourniture plus régulière et à un meilleur coût que l’importation systématique. « En travaillant directement avec les producteurs, on arrive à proposer des produits moins chers tout en gardant les mêmes marges. Le client a ainsi une meilleure qualité et un meilleur prix », confiait ainsi à Jeune Afrique, en mai, Franck Rouquet, le directeur général de la branche Consumer du groupe CFAO, détenu par Toyota Tsusho Corporation (TTC) et dont les activités vont de la distribution automobile à la pharmacie.

Si CFAO est surtout connu pour ses supermarchés et hypermarchés Carrefour et Supeco, il dispose aussi d’activités industrielles, avec les usines Mipa, en Côte d’Ivoire, et Icrafon, au Cameroun. Spécialisées dans la transformation du plastique et la fabrication d’articles de conditionnement (flacons, bidons…), ces usines produisent également des articles de grande consommation sous marque propre, à l’image des produits d’hygiène Ebène, Clarabel ou Fluogel, ou pour de grandes marques internationales comme L’Oréal ou Capri-Sun.

En effet, si certains mastodontes disposent encore d’usines sur le continent pour fabriquer ou conditionner leurs produits à destination du marché local, la tendance est plutôt au repli. L’un des derniers exemples en date est la cession par Unilever, en avril, de sa filiale ivoirienne au groupe Carré d’or, de l’Ivoiro-Libanais Ibrahim Ezzedine, déjà repreneur de la production locale de Coca-Cola, rachetée à Castel en 2022. Comme Carré d’Or en 2022 , d’autres groupes africains profitent du repli de Castel: le camerounais Cadyst Group, qui vient de racheter les moulins du groupe français au Cameroun (le Grand Moulin du Cameroun, SGMC) et au Congo (les Grands Moulins du Phare, SGMP), et l’ivoirien Avos, repreneur de la Société meunière et avicole du Gabon (SMAG) et de la Société générale des moulins du Togo (SGMT).

« Asset-light »

Est-ce à dire que les multinationales renoncent à produire localement, laissant la place aux acteurs locaux? Pour le patron des patrons camerounais et fondateur de Cadyst Group, Célestin Tawamba, ce processus de désengagement va se poursuivre. « Pour les acteurs étrangers, le coût d’opportunité est beaucoup trop élevé pour rester », expose-t-il, soulignant que les opérateurs nationaux prennent le relais en dépit de mesures de soutien à la production locale encore « largement insuffisantes ». Commentant la récente transaction entre Unilever et Carré d’Or, l’analyste Julien Garcier apporte une réponse plus nuancée. « Ce mouvement ne signifie pas forcément qu’Unilever quitte la Côte d’Ivoire, mais qu’il y adopte un modèle asset-light, en s’appuyant sur des partenaires locaux », souligne-t-il.

« En l’état actuel de l’économie mondiale, les grands groupes sont plus vigilants que jamais quant aux capex [dépenses d’investissement de capital] qu’ils vont mettre à l’étranger, surtout en Afrique, réputée particulièrement à risques, reprend-t-il. En outre, les process des multinationales sont plus adaptés aux unités industrielles de grande taille, alors que, du fait de marchés resserrés, ce sont les unités de petite taille qui s’imposent en Afrique. Les grands groupes cherchent donc des moyens alternatifs pour produire localement. Un partenaire à qui on permet d’utiliser la marque internationale supportera le risque tout en pouvant gagner de l’argent, ce qui lui permettra de grandir. »

En misant à la fois sur ses marques propres et sur des fleurons internationaux, Carré d’or joue sur les deux tableaux. Un exercice que maîtrise à la perfection le groupe marocain Dislog, qui revendique « 150 marques, qu’elles soient propres ou partenaires », dans les secteurs de l’hygiène, de la santé ou de l’alimentation.

À contre-courant d’autres grands groupes, le géant Nestlé a, quant à lui, conservé une empreinte industrielle en Afrique de l’Ouest via quatre unités de production (au Sénégal, au Cameroun et en Côte d’Ivoire), d’où sortent notamment des produits laitiers et issus du café « majoritairement destinés à la consommation locale », précise à Jeune Afrique la multinationale suisse.

Labels nationaux « made in »

Ce renforcement d’une industrie locale, en parallèle d’une distribution qui se modernise, s’inscrit dans un contexte où les États encouragent la consommation d’aliments produits localement, ainsi que la transformation sur place. Du Maroc au Cameroun, en passant par la Côte d’Ivoire et le Sénégal, les politiques publiques se multiplient, allant de la régulation des importations (droits de douane, quotas…) à la subvention, aux réductions de taxes sur les unités de transformation ou encore à des obligations d’un certain niveau de sourcing local dans la commande publique.

Ainsi, le Maroc et le Cameroun, qui ont tous deux intégré cette préférence nationale dans la commande publique, ont-ils lancé des labels « made in », qui permettent une identification nette des produits locaux, une piste que le Sénégal explore. Le Maroc mise en outre beaucoup sur sa dizaine de zones d’accélération industrielle, à la fiscalité avantageuse. De leur côté, le Sénégal et la Côte d’Ivoire ont tour à tour gelé des importations d’oignons, de riz ou de pommes de terre lors de périodes de surproduction, alors qu’une très grande partie des pays du continent se heurtent depuis plusieurs années à Washington, au lobby européen, mais aussi aux importations ultracompétitives du Brésil dans le cadre d’une « guerre de la volaille » pour défendre leurs filières locales contre les importations à bas coût.

Cependant, si les mesures qui touchent spécifiquement les importations de volaille ont bien permis de booster la production locale (+50 % au Cameroun, +83 % en Côte d’Ivoire et +300 % au Sénégal entre 2005 et 2019, selon la FAO), la fondation Farm remarque qu’elles ont aussi leur revers: « La dépendance aux importations de viande de poulet est, de fait, devenue une dépendance aux intrants importés [notamment] de l’alimentation animale et des œufs à couver », dont les prix ont « fortement augmenté ». En outre, cette protection artificielle contre la concurrence étrangère n’incite pas les producteurs à améliorer leur offre, constate-t-elle.

Avoir le courage d’interdire les importations

« Si les stratégies made in se sont traduites par des politiques d’autosuffisance alimentaire qui ont permis d’augmenter les volumes de production sur certaines denrées, comme le sorgho au Ghana ou le riz au Nigeria, le bilan du volet transformation est bien maigre », poursuit Célestin Tawamba. À l’échelle du Cameroun, même déception. Si le pays n’importe plus de ciment, produisant suffisamment localement pour satisfaire ses besoins, il n’est cependant toujours pas en mesure d’assurer son approvisionnement en clinker, regrette le patron des patrons camerounais. De même, il déplore un secteur pharmaceutique aux abois, avec la fermeture de toutes les entreprises nationales de production de médicaments sous l’effet de la concurrence des produits chinois et indiens. Et, même s’il salue la percée d’un produit made in Cameroun tel que le poivre de Penja, force est de reconnaître qu’il s’agit de volumes et d’une valeur ajoutée créée modestes. « Les États doivent avoir le courage de protéger les produits locaux, ce qui signifie prendre des mesures pour interdire les importations », argue-t-il.

Pour le cacao, produit phare de la zone, le bilan est mitigé. En Côte d’Ivoire, le premier producteur mondial de fèves, les fortes incitations à la transformation locale octroyées au secteur ont permis de faire passer le taux de broyage des fèves (la première étape de la transformation) de 26 % en 2011 à 42 % en 2024. Mais il ne s’agit là que du tout premier stade de la fabrication du chocolat. Le nombre d’opérateurs jusqu’au produit fini se compte encore sur les doigts d’une main. Aux obstacles déjà mentionnés s’ajoute une autre donnée: le chocolat est encore peu prisé sur place, avec une consommation moyenne ivoirienne de moins de 200 grammes par an et par habitant, contre entre 5 et 10 kg dans les pays européens.

Cette situation est en train de changer, veut croire Lona Ouali, le patron de Cémoi, l’un des rares producteurs de tablettes de chocolat en Côte d’Ivoire. « Il y a quelques années, les anniversaires des enfants se fêtaient autour d’alloco et de poisson. Aujourd’hui, il n’y a pas un goûter sans son gâteau au chocolat », pointe-t-il. Rappelant que « le chocolat est l’un des premiers produits de grande consommation à s’envoler quand un pays se développe », il assure qu’il y a un débouché avec un secteur en pleine émergence: la pâtisserie, y compris haut de gamme. Certes, encourager une remontée de la chaîne de valeur au-delà du broyage des fèves n’aurait pas de sens tant que le marché ivoirien ne se développe pas plus. Mais la consommation de chocolat « pourrait être encouragée par une grande campagne de communication, sur le modèle de ce qui a été fait, avec succès, pour le café dans les années 1970 », suggère Lona Ouali.

La logistique, un frein persistant

Pour réussir le pari du made in Africa à grande échelle, il faudra aussi lever un autre frein persistant: l’absence d’une chaîne logistique efficace et d’échanges fluides de pays à pays. Franck Rouquet, de CFAO Consumer, le confirme: les biens sortis des usines Mipa et Icrafon restent dans leur très grande majorité dans le pays où ils sont produits. « De même pour l’approvisionnement international: les produits sont envoyés directement dans chacun de nos trois pays [Cameroun, Côte d’Ivoire et Sénégal] », détaille le dirigeant, selon lequel les échanges transfrontaliers restent « compliqués », malgré l’entrée en vigueur officielle, en janvier 2021, de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Une zone dont les industriels africains relativisent d’ailleurs une partie des promesses, à l’image de Célestin Tawamba, pour qui « la Zlecaf ne peut prendre toute sa mesure que si on protège nos produits ».

Seul le Maroc paraît tirer son épingle du jeu, avec des marques comme le producteur de couscous et pâtes Dari Couspate ou les jus de fruits Al Boustane, que l’on retrouve d’un bout à l’autre du continent. Le royaume a également su développer des chaînes de valeur au-delà des produits de base, avec des filières fortes, allant du textile à l’automobile.

Source: JeuneAfrique

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