Africa-Press – Burkina Faso. L’alerte est donnée. « Une fois libérées, les bactéries miroirs invasives pourraient se propager rapidement par les animaux et les humains infectés, ainsi que par le transport de marchandises et de produits contaminés. […] Elles pourraient causer une infection potentiellement mortelle. » Ce scénario n’est pas le fruit de l’imagination d’un romancier de science-fiction, mais l’extrait d’un rapport de 300 pages, accompagné d’un article publié dans la revue Science fin 2024.
38 chimistes et biologistes s’y inquiétaient de la possibilité de créer de toutes pièces une bactérie ravageuse qui constituerait « un risque sans précédent » pour les animaux et les plantes. Ce rapport réunissait tous les ingrédients d’un scénario classique de récit d’anticipation: l’hybris qui conduit des biologistes à créer in vitro un organisme complètement nouveau, une fuite de laboratoire, l’absence de traitement adapté, l’extinction de plusieurs espèces… Et, en conclusion, l’appel à un moratoire sur la création d’une telle bactérie.
En juin, l’Institut Pasteur accueillait la première conférence internationale sur la vie miroir, afin d’examiner les risques qu’elle pourrait représenter. David Bikard, microbiologiste à l’Institut Pasteur, y concluait: « Nous sommes incapables de créer la vie miroir aujourd’hui, et l’objectif est que nous en soyons toujours incapables dans trente ans afin de s’assurer que chacun soit en sécurité. » Peu rassurant !
Mais qu’est-ce que cette « bactérie miroir »? Il s’agit d’un hypothétique organisme artificiel qui fonctionnerait à l’envers du reste du vivant et dont la conception pourrait aboutir d’ici dix à trente ans, selon les chercheurs. Pour bien comprendre, il faut descendre à l’échelle moléculaire. La plupart des molécules ont un sens, elles sont « droites » ou « gauches », tout comme nos mains, similaires mais non superposables à leur image dans un miroir.
La chiralité, qu’est-ce que c’est?
À l’instar de la main gauche et de la main droite, deux molécules chirales sont images l’une de l’autre dans un miroir, mais non superposables. C’est le cas du limonène. Sa forme gauche ((S)-limonène) véhicule le parfum du citron tandis que la droite ((R)-limonène) diffuse celui de l’orange.
Cette propriété, découverte par Louis Pasteur, est appelée chiralité, et concerne la grande majorité des molécules qui constituent le vivant. « Certaines sont présentes sous leurs deux formes dans la nature, mais d’autres n’existent que dans une des deux versions. Ainsi, l’hélice d’ADN tourne toujours à droite, quand les acides aminés [les briques de construction des protéines] n’existent que sous leur forme gauche « , illustre Michael Kay, professeur à l’université de l’Utah (États-Unis) et coauteur du rapport technique sur les bactéries miroirs.
À partir de la version naturelle d’une molécule, droite par exemple, les scientifiques peuvent imaginer et parfois concevoir en laboratoire sa symétrique, ou « énantiomère ». Parfois, une molécule n’a pas le même effet selon qu’elle est sous sa forme droite ou gauche. Prenez la molécule du limonène, par exemple. Sa forme droite donne l’odeur de l’orange, tandis que la gauche, celle du citron. En pharmacologie également, les effets peuvent différer selon la forme: cette nuance a été découverte dans les années 1950 avec le thalidomide, un médicament prescrit chez les femmes enceintes à partir des années 1950 dont l’une des formes a causé des malformations congénitales.
Quelques médicaments aujourd’hui approuvés pour un usage chez l’humain reposent d’ailleurs uniquement sur ces inverses artificiels. Par exemple, l’ételcalcétide, un traitement contre l’excès d’hormone parathyroïdienne, s’appuie sur un peptide miroir. D’autres traitements fondés sur ce même principe sont en cours d’essais cliniques, notamment pour lutter contre le VIH. Quel avantage le miroir de molécules naturelles confère-t-il à ces thérapeutiques? « Notre système immunitaire les reconnaît beaucoup moins bien, les molécules miroirs ont donc le potentiel de se maintenir dans l’organisme plus longtemps que les autres. Or, c’est un des défis majeurs dans le développement de médicaments: la durée d’action « , explique Michael Kay.
« On sait aujourd’hui reproduire le miroir de certaines molécules nécessaires à la vie d’une cellule « , affirme le biologiste. C’est ainsi le cas de certaines protéines, mais aussi, depuis 2021, des macromolécules essentielles telles que l’ARN ou l’ADN. D’où la question des chercheurs: combien de temps reste-t-il avant qu’on ne développe une nouvelle forme de vie entièrement constituée de molécules à la chiralité inverse de celle que l’on trouve dans la nature? Une vie qui reposerait sur un ADN gauche, des acides aminés droits, une membrane de lipides droits et de sucres gauches, etc.
Le scandale sanitaire du thalidomide
Dans les années 1950, le thalidomide est prescrit comme médicament contre les nausées chez les femmes enceintes. Mais ce traitement, vendu sous forme d’un mélange de deux énantiomères, molécules miroirs, est à l’origine d’un véritable scandale sanitaire. Si la molécule « droite » agit effectivement sur les nausées, les chercheurs s’aperçoivent, après sa mise sur le marché, que l’autre version provoque de graves malformations congénitales, notamment l’absence ou la déformation des membres chez les nouveau-nés.
On estime que 15.000 fœtus ont été affectés par ce traitement. Ce drame a révélé l’importance cruciale de la chiralité en pharmacologie. Retiré du marché en 1961, il est à l’origine de la création du centre mondial de pharmacovigilance, basé à Uppsala, en Suède. Aujourd’hui, le thalidomide est de nouveau utilisé, avec une surveillance stricte, dans le traitement de certaines maladies graves, notamment des tumeurs.
Une évaluation qui ne fait pas consensus
« Une bactérie miroir pourrait servir d’usine à molécules miroirs pour des traitements, assure Michael Kay. Ce système serait beaucoup plus efficace que la synthèse chimique utilisée aujourd’hui. On passerait à l’échelle supérieure dans la production de ces médicaments. Mais après évaluation des risques, nous voudrions que soit proscrite la création d’un tel organisme. » Dans le rapport technique publié par les chercheurs, la futuriste bactérie miroir est présentée comme une menace sans précédent. Ces organismes proliféreraient dans tous les écosystèmes sans réel obstacle en raison de leur chiralité. Le système immunitaire lui-même serait inapte à les reconnaître et donc à réagir. « Nous la considérons comme l’espèce envahissante ultime « , ajoutent-ils.
Cette évaluation est cependant loin de faire consensus. Pour d’autres chercheurs, l’alerte est très prématurée. « On est encore très loin de créer des bactéries miroirs, tempère ainsi François Graner, directeur de recherche CNRS à l’université Paris-Diderot. On ne sait même pas créer les indispensables et complexes ribosomes [les fabriques à protéines] qui sont au cœur du fonctionnement d’une cellule. De plus, l’assemblage constitue un défi monumental qui est encore loin d’être maîtrisé pour des cellules classiques, alors pour des cellules miroirs… »
David Perrin, professeur et chercheur en chimie bio-organique à l’université de la Colombie-Britannique (Canada), va encore plus loin: « Selon moi, ce rapport est un moyen d’attirer l’attention, et donc les subventions, sur leurs travaux en parallèle. Les auteurs omettent de nombreux éléments dans leur raisonnement. Or, ces derniers sont capitaux et modifient radicalement le tableau qu’ils dépeignent. Il devient tout de suite beaucoup moins mystérieux. »
Prévenir avant qu’il ne soit trop tard
Le chercheur a répertorié plusieurs incohérences en réponse à l’article, sur le site de Science. Ainsi, quand Michael Kay avance « qu’aucune défense naturelle ne serait efficace contre les bactéries miroirs « , David Perrin répond qu’il existe pourtant bien une voie immunitaire sensible à la chiralité inversée. Il pondère également le risque qu’elles pourraient représenter: « Les bactéries dangereuses ne le sont que parce qu’elles possèdent des facteurs de virulence. Nous ne savons pas les créer en miroir. Dès lors, une exposition à une bactérie miroir simple, c’est comme si vous mettiez du yaourt sur une plaie: oui, il contient des bactéries, mais vous ne tomberez pas malade pour autant. » Enfin, il relève l’existence de plusieurs traitements potentiellement efficaces contre ces organismes, notamment deux antibiotiques indépendants de toute chiralité, comme la ciprofloxacine, qui fonctionneraient donc pour des molécules droites et gauches.
« Il y a des menaces bien réelles aujourd’hui et qui ne reposent pas sur des suppositions ou des hypothèses alarmistes, s’agace François Graner. On sait à quel point un virus peut immobiliser le monde entier. Et des laboratoires travaillent actuellement à augmenter la dangerosité de virus comme le Sras-CoV-2, ou pire. Notamment les Mers, dont la létalité peut atteindre 35 %. Il faut s’occuper de l’incendie en cours, et ne pas détourner notre attention de ce qui est en train de se produire. » Mais pour Michael Kay, l’un n’empêche pas l’autre: « Nous pensons qu’il est bien plus sûr de prévenir tant que la bactérie n’existe pas, car après sa conception il sera trop tard. »
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