Africa-Press – Burkina Faso. « Le fait que ce procès a pu avoir lieu est un grand soulagement. » À plusieurs reprises, Me Prosper Farama a répété cette phrase dans sa plaidoirie. Comme s’il se pinçait encore pour y croire. Trente-quatre ans après l’assassinat de Thomas Sankara et de 12 de ses compagnons, le jugement des 14 accusés approche, enfin. Ce lundi matin, l’avocat des parties civiles, dont la carrière a débuté avec cette affaire en 1997, avait pour tâche de « montrer l’implication particulière » du général Gilbert Diendéré, fidèle allié de Blaise Compaoré, dans le sanglant coup d’État du 15 octobre 1987. Mais le conseil s’est aussi attardé sur le sens de ce procès historique, qui s’est ouvert le 11 octobre dernier devant la chambre de première instance du tribunal militaire de Ouagadougou. Un procès parfois décrié, et peu fréquenté ces quatre derniers mois – avec une salle d’audience souvent à moitié vide – dans un contexte de tensions sécuritaires et politiques.
« On nous a dit : « Quel intérêt de tenir ce procès ? Aucune vérité n’en sortira. » Mais ce procès est un grand livre d’histoire du Burkina Faso. (…) On nous a dit : « Nous sommes des sociétés qui pardonnent en Afrique. » Mais pardonner à qui ? Qui a demandé pardon dans cette affaire, qui a avoué, qui s’est repenti ? Personne. (…) On a dit que ce procès était un affrontement entre sankaristes et blaisistes. Mais ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance. Thomas Sankara a porté haut le nom du Burkina Faso dans le monde, il a redonné de la dignité à son peuple. Il est devenu un héros. Et on doit à un héros, a minima, la vérité sur son exécution », a égrené Me Farama face à la cour, dans une forme de plaidoyer pour la justice.
Les « trois hommes cardinaux » du coup d’État de 1987
Et de rappeler la particularité de ce « coup de force » mené « par des amis, des camarades », qui a marqué l’histoire du Faso. « Depuis 1966, les coups d’État se succèdent dans ce pays. Les Burkinabés ont fini par s’y habituer, ils connaissent le rituel. Coups de feu, prise de la radiotélévision, courses dans les rues pour s’abriter… Mais ce qui s’est passé le 15 octobre 1987, c’était une nouvelle façon de faire. Avec de la haine, de la violence verbale. » Une allusion au communiqué lu à la radio ce jeudi-là vers 18 heures, soit moins de deux heures après l’exécution du président du Faso. Le Front populaire dirigé par Blaise Compaoré annonce qu’il a décidé de « mettre fin au pouvoir autocratique de Thomas Sankara, d’arrêter le processus de restauration néocoloniale ». Sankara, incarnation de la révolution démocratique et populaire née en 1983, y est décrit comme un « renégat » qui menait le Burkina « au chaos total ».
Baissant à peine les yeux sur ses notes, Farama poursuit, sobre et percutant : « Il y a trois hommes cardinaux dans cette affaire : Blaise Compaoré (accusé d’attentat à la sûreté de l’État, complicité d’assassinat, recel de cadavre et jugé par contumace), Hyacinthe Kafando (accusé d’attentat à la sûreté de l’État et d’assassinat, en fuite) et Gilbert Diendéré (accusé d’attentat à la sûreté de l’État, complicité d’assassinat, recel de cadavre et subornation de témoin). » Le premier, renversé par une insurrection populaire en octobre 2014, « a joui pendant vingt-sept ans de tous les délices du pouvoir », selon l’avocat. « Froid à l’image et froid dans l’action », il a dirigé « un régime violent », « une quasi-dictature, au-delà de l’autocratie ». Le deuxième est devenu après le coup d’État « Dieu après Dieu, pour ne pas dire le diable après Dieu », « capable de tuer pour un rien », souffle Me Farama. Il arrive enfin à Diendéré, installé dès le début des plaidoiries avec ses 11 coaccusés à une extrémité de l’estrade où siège la cour.
« Le général Diendéré est le répondant militaire de Compaoré. Ses yeux, ses oreilles. Il a assuré la sécurité du régime de façon infaillible, enchaîne le conseil. Lui, c’est le calme, la maîtrise. À quelques égards, il est sympathique. (…) Un homme très intelligent. Mais, comme tout le monde, il a des défauts. Et il a mal à la responsabilité. » Et de citer des homicides impliquant des éléments sous la responsabilité de Diendéré, devenu en 1995 le patron du redoutable régiment de sécurité présidentielle (RSP). « À chaque fois qu’on l’a interrogé, il a dit qu’il n’était pas responsable. »
Diendéré « a sécurisé » l’assassinat
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara et ses douze camarades ont été « rafalés », selon le terme de plusieurs témoins, par un commando composé de membres de la sécurité rapprochée de Blaise Compaoré. À cette époque, ils étaient sous la responsabilité de Gilbert Diendéré, qui contrôlait une centaine d’hommes au Conseil de l’entente, siège du pouvoir révolutionnaire et lieu du crime. Dans sa version des faits, Diendéré dit avoir organisé une réunion le matin du crime pour apaiser les tensions entre les éléments des sécurités rapprochées de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré. Au moment des tirs, il se trouvait, a-t-il ajouté, sur un terrain de sport, à quelques centaines de mètres du Conseil de l’entente. « Mais que nous disent les témoins ? Qu’aucune résolution n’a été prise lors cette réunion. (…) Qu’il y a eu ensuite une deuxième réunion ce 15 octobre au Conseil de l’entente durant laquelle Gilbert Diendéré a informé d’un complot d’assassinat contre Blaise Compaoré prévu à 20 heures, et qu’il fallait arrêter Thomas Sankara pour l’en empêcher », persifle Me Farama.
Quant à son alibi, « il se moque de notre intelligence », balaie-t-il. « Personne ne l’a vu, ni au terrain de sport ni sortir ou revenir au Conseil de l’entente. J’avais lancé un appel à témoins. En revanche, tant de témoins l’ont vu sur les lieux du crime. » Au terme d’une plaidoirie de trois heures qui a happé le public de la salle de banquets de Ouagadougou, Me Farama a estimé que Gilbert Diendéré avait « organisé, participé, facilité, aidé » à commettre l’assassinat de Thomas Sankara. Surtout, a-t-il relevé, « il n’a rien fait pour empêcher cet assassinat, alors qu’il en avait la capacité. (…). (Mais) il a fait venir des renforts. (…) Il a demandé de boucler toutes les sorties de Ouagadougou. Il a sécurisé l’opération ».
« Thèse fumeuse du complot de 20 heures »
Les plaidoiries des parties civiles ont duré deux jours et demi. Ce jeudi 3 novembre, Me Anta Guissé, avocate au barreau de Paris, s’est concentrée sur un autre des douze accusés présents, Jean-Pierre Palm. Et ses premiers mots sont piquants : « Il y a chez lui, souvent, une arrogance, une certaine nonchalance dans ses prises de parole à la barre. On le voit affalé, avachi comme s’il était sur un canapé dans son salon, et non devant une cour. » Capitaine dans la gendarmerie au moment des faits, Jean-Pierre Palm, accusé de complicité d’attentat à la sûreté de l’État, était proche des quatre capitaines de la révolution. Et surtout de Blaise Compaoré, le numéro deux, note Me Guissé : « Jean-Pierre Palm a mouillé sa chemise pour aider Blaise Compaoré à prendre le pouvoir, pour procéder à des arrestations avant, pendant et après l’attentat. » Selon elle, il a aussi été actif « dans la diffusion de la thèse fumeuse d’un complot de 20 heures » supposément ourdi par Sankara.
Un mois après la tuerie, le 16 novembre 1987, Jean-Pierre Palm est nommé chef d’état-major de la gendarmerie. Dans le dossier de 20 000 pages, et un peu plus timidement à la barre, des témoins ont mentionné la visite de « Blancs » venus inspecter le système d’écoutes téléphoniques à la direction de la gendarmerie, et ordonner des arrestations. Sans corroborer ces versions, Jean-Pierre Palm avait lui-même reconnu à la barre avoir accueilli une mission française « envoyée par la présidence ». « Il s’est occupé d’effacer les traces d’écoutes compromettantes (mentionnant le complot d’assassinat de Sankara), il avait des liens avec la DGSE. (…) Et là, On est obligé de noter l’ironie. Le nouveau régime accuse Thomas Sankara de restauration néocoloniale. Mais envoie dans les services les plus secrets du Burkina Faso des Français. À bas le colonialisme, à bas », charge mi-railleuse, mi-consternée, Me Guissé.
La France, la Côte d’Ivoire et la Libye comme « garanties » pour Blaise
Me Ferdinand Nzepa, avocat de Mariam Sankara, a quant à lui ouvert le bal des plaidoiries ce mercredi 2 février en brossant le contexte de l’assassinat. Regrettant, d’abord, que Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire et désormais ressortissant de ce pays, n’ait pas eu « le courage de faire face à son destin pour que l’histoire du Burkina Faso ne s’écrive pas en pointillé ». « On aurait aimé au moins qu’il demande pardon, qu’il entende le vieux Joseph, père de Thomas Sankara, qui disait : « Je risque de mourir un jour sans voir la tombe de Thomas, car Blaise ne vient pas. Ils étaient tous les deux mes enfants. L’un a tué l’autre. Je suis en droit de savoir ce qui s’est passé. » Joseph Sankara est mort en 2006 et Blaise Compaoré a préféré la fuite. »
L’avocat au barreau de Toulouse, sneakers gris-bleu prolongeant sa robe noire, a ensuite « énuméré les assurances de Blaise Compaoré à l’intérieur et à l’extérieur du pays » dans son dessein d’éliminer Sankara. Sur le plan national, Compaoré pouvait compter sur « le général Diendéré, Jean Pierre Palm dans la gendarmerie », il avait aussi des appuis dans les partis politiques et auprès des chefs religieux, selon Me Nzepa. Sur le plan international, le révolutionnaire Sankara n’avait guère d’alliés. Y compris en Afrique. Parmi les voisins directs du Burkina Faso, seul le président ghanéen – et ami – Rawlings l’a soutenu sans failles.
Me Nzepa examine d’abord les relations « très particulières » de Thomas Sankara avec l’ancienne puissance coloniale. « Il n’était pas anti-français, mais il voulait que la France traite son pays avec respect. » Il est question du sommet franco-africain de Vittel en octobre 1983, où Thomas Sankara prend la mouche en constatant qu’il n’y a pas de délégation de haut niveau pour l’accueillir. Il finit par rebrousser chemin. « Il ne se laissait pas marcher sur les pieds », ponctue Me Nzepa. Il est aussi question du discours de Sankara lors de la visite de François Mitterrand à Ouagadougou le 17 novembre 1986. « Ce n’est pas le discours lénifiant d’un Eyadema ou d’un Houphouët-Boigny. Non, Thomas Sankara reproche à François Mitterrand son comportement vis-à-vis des représentants du régime raciste sud-africain. » Il est enfin question de la Nouvelle-Calédonie. Le 2 décembre 1986, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution demandant la réinscription de la Nouvelle-Calédonie sur la liste des territoires non autonomes, et donc son droit à devenir indépendant. Le Burkina Faso est favorable, et se démarque en Afrique francophone. « On est en pleine cohabitation, Jacques Chirac est Premier ministre. Il s’était entouré de durs comme (Michel) Pasqua (ministre de l’Intérieur), (Bernard) Pons (ministre des Départements et Territoires d’outre-mer), rappelle Me Nzepa. Ils vont dire que c’est un affront. »
Le Conseil s’intéresse aussi à la Côte d’Ivoire, « pivot de la françafrique ». « « Je cite Basile Guissou, ex-membre du Conseil national de la révolution : « Nous gênions tout le monde. On avait dit que le président Thomas Sankara ne recevrait plus d’ordres d’Abidjan mais passerait directement par Paris, ça n’a pas plu à Houphouët. » Un agent de la Direction de la surveillance du territoire a également témoigné que les services burkinabés avaient déjoué trois coups d’État contre Sankara fomentés depuis la Côte d’Ivoire. Abidjan n’était donc pas très insensible à ce qui pouvait arriver à Thomas Sankara. » Et de clore sa démonstration avec la Libye : « Au début, ça marchait bien. Jusqu’à ce que Thomas Sankara s’aperçoive des intentions du Guide libyen. » Notamment, son souhait d’installer une légion islamique à Ouagadougou. Sankara refusait que le Burkina Faso devienne une base arrière pour attaquer d’autres pays africains, comme l’ont rappelé des témoins à la barre.
« Blaise Compaoré voulait être le numéro un, c’était peut-être l’obsession de toute sa vie, conclut Me Ferdinand Nzepa. Il souffrait de sankarite : « Un complexe vis-à-vis de quelqu’un d’extrêmement charismatique, qui prend toute la place. Blaise était dans son ombre, ça lui donnait des boutons. »
Chaque mardi, recevez le meilleur de l’actualité internationale, et recevez en avant-première les exclusivités du Point.
Pour plus d’informations et d’analyses sur la Burkina Faso, suivez Africa-Press