Africa-Press – Burundi. L’évolution du comportement des orques ibériques est très intrigante: que s’est-il passé pour que cette population, si distante dans les années 2000 qu’elle était même très difficile à étudier, en arrive à rechercher un contact physique avec des bateaux?”, interroge Christophe Guinet, océanologue au CNRS. Ces cinq dernières années, les gardes-côtes ont reçu des centaines d’appels de détresse (mayday) de la part de bateaux approchés par des orques, Orcinus orca. 92% sont des voiliers d’après l’Observatoire Pelagis.
Le modus operandi est presque toujours le même: les cétacés s’en prennent au safran, un élément essentiel du gouvernail des navires, semblable à une pale mobile sous la coque. Il arrive alors fréquemment que les orques le brisent, et même que cette lésion entraîne une voie d’eau, le remorquage voire le naufrage du navire dans une dizaine de cas. Depuis janvier, l’Atlantic Orca Working Group (GTOA), dédié à l’étude de ce phénomène, a recensé 15 interactions. C’est moitié moins qu’en 2023 sur la même période, une année considérée comme un pic par les scientifiques.
Un transfert horizontal de comportement
“D’une cinquantaine d’interactions en 2020, on est passés à plus de 200 en 2023,” note Christophe Guinet. “De plus en plus d’individus ont adopté cette conduite. On appelle ce phénomène le transfert horizontal de comportement.” En quoi cela consiste-t-il? Les orques reproduisent par imitation. Elles sont initiées par des individus, apprennent l’action, la répètent et initient d’autres individus à leur tour. Pour mettre en évidence ce réseau, les océanologues ont créé une base de données monumentale dans laquelle ils ont mis en commun toutes les photos, vidéos et informations associées à ces interactions. “Ce travail, qui est encore en cours, nous a permis d’objectiver le phénomène, en nous appuyant sur des données concrètes, telles que l’identité des individus et la distance par rapport aux bateaux,” explique Christophe Guinet.
Dans un premier temps, l’analyse des ailerons visibles sur les photos leur permet de conclure que les individus qui s’approchent le plus des bateaux sont des juvéniles, âgés de 2 à 10 ans. Alors que les femelles adultes, accompagnées de leur nouveau-né, sont les plus prudentes et restent à distance. Pour identifier précisément les individus impliqués dans chaque interaction, et leur rôle d’initié, de spectateur ou d’initiateur, les chercheurs ont étudié les vidéos des plaisanciers et des scientifiques sur le terrain, notamment celles de Manuel Herrera. “On distingue les orques à la forme de leurs tâches oculaires”, précise Christophe Guinet. “Sur la quarantaine d’individus que compte cette population, il y en a six, dont cinq juvéniles, que l’on retrouve sur les vidéos auxquelles nous avons accès. Cela ne veut pas forcément dire que ce sont les seules orques à interagir avec des navires, mais elles sont impliquées dans l’essentiel des interactions. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas simples observatrices, elles entrent en contact physique avec le bateau”, rapporte-t-il. Mais pourquoi?
Vengeance de l’orque Gladys ou simple jeu à la mode?
En 2022, dans un article publié dans la revue Marine Mammal Science, des chercheurs émettent une hypothèse sensationnelle: une orque, prénommé White Gladys, aurait entrepris de se venger après avoir été blessée dans un accident avec un navire en 2020. Mais aujourd’hui, ce postulat est réfuté par un grand nombre de scientifiques. “C’est une interprétation anthropomorphique. En réalité, les orques ibériques ont commencé à se rapprocher des bateaux dès 2018,” assure Christophe Guinet. “Et l’analyse des vidéos embarquées de Paul Toussaint, étudiant en master, nous conforte dans l’idée qu’il s’agit plutôt d’un jeu.” En 2024, plus de 25 chercheurs signent un rapport allant dans ce sens. Pour comprendre l’évolution de cette population, il faut revenir 25 ans en arrière.
Dans les années 2000, les orques ibériques sont plutôt farouches et restent à distance des bateaux. Elles sont soumises à un stress alimentaire important lié à l’effondrement du stock de thon rouge (Thunnus thynnus), proie favorite de ces orques. Des mesures de régulations sont mises en place et les quotas de pêche aboutissent à une augmentation importante de la population de thon. « On passe d’une situation de stress alimentaire à une abondance de ressources, et ça a des répercussions très importantes dans la démographie de la population des orques ibériques », explique l’océanologue. “Dès les années 2010, les naissances sont nombreuses et surtout: les petits survivent !” Le baby-boom des années 2010 donne naissance à une génération importante de juvéniles, qui jouent aujourd’hui un rôle central dans les interactions avec les bateaux.
Au fil des années, les orques se rapprochent des navires. “Cela pourrait être motivé dans un premier temps par les bateaux de Whale Watching, qu’elles commencent à approcher dès 2015,” avance le chercheur. “Les cris, les réactions de la foule ont peut-être suscité de la curiosité chez les cétacés”. Si elles se contentent de pousser des bouées et des zodiacs dans les premières interactions recensées, les orques deviennent de plus en plus audacieuses au fil des mois, jusqu’à oser toucher le safran des bateaux. “C’est une partie très sensible, et les orques ont vite remarqué que le safran réagissait au toucher: en le poussant, le bateau change de direction, tourne sur lui-même…”
Sur les vidéos, dont l’une filmée par l’association Circe (à voir ci-dessous), les unes poussent le safran qui réagit, pendant que les autres observent, puis essaient parfois à leur tour. “Elles retirent sans doute une sensation de plaisir de ce comportement social », analyse Christophe Guinet. “De là, né un renforcement positif par le jeu, et le comportement est appris et réitéré.” Les scientifiques parlent de “fads”, des comportements éphémères, un peu comme une mode.
La saison des interactions arrive
Et si les orques jouent, c’est qu’elles ont le temps de le faire ! A partir de mai, et jusqu’à la fin de l’été, c’est la saison la plus risquée pour les voiliers, mais pourquoi? Au printemps, le thon migre depuis l’Atlantique vers la Méditerranée. Le poisson abonde au niveau du détroit de Gibraltar et la pression pour la nourriture est donc moins forte chez les orques. “Pour simplifier, elles ont le temps de penser à autre chose qu’à se nourrir, et peuvent s’adonner à ce jeu malheureux,” résume Christophe Guinet.
En effet, ce jeu est bien risqué pour les bateaux comme pour les orques qui se retrouvent à quelques centimètres de l’hélice. Il y a quelques semaines, des chercheurs ont d’ailleurs identifié de profondes plaies, vraisemblablement provoquées par une hélice, sur une jeune orque, connue pour interagir avec des navires. Les scientifiques réfléchissent à des stratégies pour diminuer le risque d’interaction et les dégâts potentiels. La cartographie des zones les plus fréquentées a permis d’établir des itinéraires préférables, proches des côtes. “Les analyses réalisées par l’équipe de Renaud de Stephanis de l’association Circe montrent que les orques ne recherchent pas activement les bateaux. Elles s’approchent de ceux qui sont sur leur chemin, à un ou deux kilomètres à la ronde,” éclaire Christophe Guinet. “L’enjeu est donc d’éviter les zones à risque.” Un protocole de sécurité a aussi été mis en place pour accompagner les marins en cas d’interaction: à la lumière des nouvelles analyses, les chercheurs stipulent finalement de ne pas s’arrêter et de continuer sa route dans la direction opposée à celle des orques.
Déjà, les itinéraires bis semblent porter leurs fruits: il y a eu une diminution de 70% des interactions en 2024 par rapport à 2023, selon l’océanologue Renaud De Stephanis. Christophe Guinet est confiant: “ce comportement ne tient que par le plaisir qu’elles trouvent à jouer avec les bateaux ou les objets tractés. Il n’y a pas de renforcement alimentaire, il sera donc plus facile de s’en défaire pour les orques !” En effet, les interactions entre orques et bateaux de pêcheurs qui existent, elles, depuis des dizaines d’années sont très difficiles à enrayer car elles impliquent une récompense forte: la nourriture.
Cependant, le mécanisme de renforcement de ce comportement chez les orques ibériques semble beaucoup plus léger. Le chercheur propose une solution à équiper sur les safrans: de petits cônes métalliques, facilement détectable visuellement et par écholocation, qui rendraient le gouvernail désagréable au toucher, incitant les orques à ne plus rentrer en contact avec lui. “Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit à l’orque mais de lui offrir une décision consciente: quand je touche c’est désagréable,” conclut-il. Une manière d’encourager ces cétacés curieux à passer à autre chose… sans heurter leur liberté, ni leur environnement sonore.
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