Africa-Press – Burundi. Sciences et Avenir: En tant que sourd de naissance et appareillé d’un implant cochléaire, vous vous interrogez sur le bienfait de ce dispositif qui extrait la personne du monde des sourds, mais ne la rend pas totalement acceptée pour autant par celui des entendants. Au lieu de projeter un individu entre ces deux mondes, ne vaudrait-il pas mieux, dites-vous, faciliter pleinement son intégration dans un seul, celui des sourds?
Anthony Valla: Je vais essayer d’être le plus clair possible sur cette question complexe et sensible dans la communauté sourde.
Avec le serment d’Hippocrate, la médecine a la volonté de guérir et de réparer. Mais c’est souvent par méconnaissance ou par influence d’un tiers que ça dérape. Je m’explique: tout commence souvent par une femme enceinte. Le médecin aborde la question du dépistage néonatal. Il est obligatoire mais il doit recueillir le consentement des parents. Quarante-huit heures après la naissance du bébé, le premier test de dépistage est réalisé. Pour les parents, à l’épuisement et au stress de la naissance, s’ajoute de l’angoisse et de l’inquiétude. De plus la technique n’étant pas fiable à 100%, elle peut apporter un résultat mitigé qui pourra susciter questionnements et inquiétudes. Et, comme toute technique de mesure, il arrive également que le dépistage donne des faux positifs. Que ferons-nous dans ce cas-là? Implanter un enfant entendant? Ça serait du gâchis.
Ensuite, vient le deuxième point: qui décide d’implanter l’enfant? L’enfant lui-même? Il n’aura pas les moyens de décider. Surtout si c’est un bébé de 48 heures… Mon opinion est de lui laisser le choix quand il aura toutes les capacités nécessaires à la décision. Mais je comprends parfaitement qu’en attendant il va rater le coche de l’apprentissage sonore. En effet, le cerveau commence à percevoir les sons dès que le bébé est dans le ventre de la mère. Grâce à la plasticité cérébrale, plus c’est tôt, mieux c’est.
Des parents désemparés devant le handicap
C’est pourquoi dans la situation où la surdité du bébé est diagnostiquée, il est naturel que nous nous tournions vers les parents qui se retrouvent totalement désemparés par le fait d’avoir appris que non seulement leur enfant est sourd, et donc pas parfait, et de surcroit sont assaillis par quantité d’informations: pourquoi il est sourd, les mesures à adopter, etc.
Quel doit être la position du médecin dans cette situation?
C’est justement à ce moment-là que son rôle est crucial. Il doit éclairer le plus possible les parents. Prendre du temps, les revoir, si besoin est plusieurs fois. Il lui faut poser toutes les cartes sur la table: prothèse auditive, implant cochléaire, langue des signes… Malheureusement cette dernière option est souvent « oubliée ». Soit par méconnaissance. Soit par peur car c’est un engagement à long terme et ça change une vie. Soit sous influence des entreprises d’implants cochléaires qui prônent la prothèse comme une solution miracle, comme tout bon lobby pharmaceutique. Or, il est important de bien souligner que l’implantation n’est pas une solution miracle. Cela dépend de la volonté de la personne et de son entourage.
L’enfant peut rejeter l’implant
C’est pour cela que les sourds demandent que l’option de la Langue des Signes Française (LSF) soit obligatoirement présentée au même niveau que les autres solutions. Le slogan de la JMS (Journée Mondiale des Sourds) de 2025 est: « pas de droits de l’homme sans droits en langue des signes ».
Il arrive aussi que le médecin ne s’attarde pas trop sur la partie « rééducation » qui survient après l’implantation. Plus complexe et longue que l’acte chirurgical, elle comporte énormément de sessions de réglage et d’orthophoniste pour appréhender un monde sonore, qui ne sera jamais de toutes les façons tout à fait identique à celui des entendants et demeurera déformé et partiel. Il ne s’attarde pas non plus sur les risques qu’il peut y avoir. Pas au niveau chirurgical mais après coup. Par exemple, le rejet de l’implant par l’enfant. Ou que celui-ci se retourne contre ses parents. Ont également été recensés la survenue de troubles de l’identité, comportementaux ou bien encore physiques: fatigue, acouphène,etc.
Un exemple très concret: une maman psychomotricienne de métier a eu un enfant sourd. Il a été implanté à ses dix mois. A présent, il a 6 ans. La première chose qu’il fait en rentrant chez lui après l’école c’est de retirer l’implant cochléaire pour retrouver sa surdité et surement « couper le son » sur les bruits sonores du quotidien. Sa mère est impuissante car l’identité sourde de l’enfant est toujours là malgré l’implant cochléaire. Elle a dû se résoudre à apprendre la LSF pour pouvoir communiquer avec lui.
Une communauté sur le déclin
Dans ma situation personnelle, dans les années 1990, j’ai eu la chance d’avoir affaire à une équipe médicale qui a refusé des dossiers indiquant que des prothèses auditives pouvaient suffire. Elle a donné à ma famille les coordonnées de toutes les personnes implantées pour qu’elle puisse recueillir des retours d’expériences.
La communauté des sourds craint-elle de disparaître?
Logiquement, l’implant cochléaire « meuble » une personne sourde en une personne entendante mais au fond de cette personne il y aura toujours le besoin et la recherche d’une identité sourde. Par le fait, des personnes implantées sortent de la communauté sourde, faisant craindre à celle-ci sa disparition progressive. Nous observons ce phénomène actuellement, de manière lente et irréversible. Personnellement, au début je le prenais comme une idée farfelue mais avec le temps je me rends compte que c’est réel et tangible.
Il y a eu un évènement marquant dans ce parcours: en 2016, l’Institut National des Jeunes Sourds (INJS) de Cognin, en Savoie, avait invité Benoit Virole à présenter une conférence sur l’avenir de la surdité. Docteur en psychopathologie et en sciences du langage, il avait écrit Psychologie de la Surdité). Très clairement, il a concrétisé ces craintes en une phrase: « oui, la communauté va disparaître. Pas dans un futur lointain mais dans le siècle en cours, c’est tout proche ». Cela a causé un énorme choc du public sourd.
La surdité, rarement présente dans la fiction
Mais j’ai bon espoir. Car certaines personnes implantées souhaitent retrouver leur identité sourde. Prenons mon cas. J’ai été implanté malgré moi à 7 ans. Et, ce n’est qu’à 23 ans que j’ai découvert la LSF. Je suis maintenant très impliqué avec l’association STIM Sourd France que je représente pour développer le vocabulaire de la LSF. Il y a clairement des situations où la personne retrouve une paix intérieure après avoir découvert et appris la LSF.
Dans les œuvres de fiction, la personne handicapée compense souvent par des capacités hors du commun. Chez Marvel, Daredevil a gagné un sens radar en perdant la vue. Le Pr Xavier des X-Men est paraplégique et télépathe. Zatoichi est aveugle mais un sabreur extraordinaire. La cécité du personnage de Vittorio Gassman dans Parfum de Femme lui a conféré un odorat très affuté. Or, la surdité n’est que très rarement représentée. Pourquoi à votre avis?
Après plusieurs échanges avec des sourds férus de culture, nous sommes arrivés à une idée: la culture occidentale est très influencée par la philosophie et la mythologie grecque et nous y trouvons plusieurs références liées à la cécité.
Une langue des signes parfois interdite
Qu’en est-il de la surdité? Nous pouvons supposer que c’est malheureusement dû au philosophe Aristote, disciple de Platon, qui a eu un avis catégorique: sans parole, pas de pensée, c’est le langage qui crée le raisonnement. Selon lui, « les sourds de naissance sont tous muets. Ils émettent des sons mais n’ont pas de langage » et pour une surdité acquise après la naissance, « il est évident que si l’un quelconque des sens a disparu, il est nécessaire qu’un certain type de science ait disparu avec lui, science dès lors impossible à acquérir ». Donc partant de ce principe, la mythologie grecque a très peu de référence de la surdité.
Cela a lourdement influencé le congrès de Milan en 1880 qui a abouti à des recommandations favorisant l’oralisation à la place de la langue des signes. Par la suite, les directions des différents établissements accueillant du public sourd ont émis des interdictions plus ou moins marquées de pratiquer la LSF.
Ensuite la communauté sourde s’est beaucoup battue dans les années 1970-80 après s’être inspirée d’autres combats comme le féminisme ou la lutte contre le racisme. Cette période s’appelle le « Réveil Sourd » et a pour objectif principal la réhabilitation de la Langue des Signes Française (LSF) et des droits des sourds.
La parole a pu être libérée et quelques sourds ont pu écrire des œuvres qui sont plutôt des autobiographies, des documentaires sur l’histoire des sourds et l’identité sourde. Grâce à ces ouvrages, les sourds commencent à être de plus en plus visibles dans la société. Mais c’est tout récent.
Un coup de canif dans l’enfant parfait
En voulant que l’humanité soit parfaite, n’est-ce pas tendre vers une société qui serait moins tolérante envers les différences, moins riche, puisque comme vous le dites par ailleurs, l’une des caractéristiques de la communauté des sourds est justement d’être très ouverte aux autres du fait qu’elle ne connaît que trop bien le fardeau de la différence?
Effectivement, dès la naissance, une personne sourde — implantée ou pas — est déjà confrontée à la différence rien qu’avec le dépistage néonatal. Le rêve de l’enfant parfait imaginé par les parents se prend un sacré coup de canif.
Il peut alors y avoir une forme de « rejet » de la part des parents vis-à-vis de l’enfant. C’est pour cela que je souhaite faire le dépistage néonatal le plus tard possible, à minima après que les relations entre l’enfant et ses parents se soient consolidées.
La tolérance comme valeur cardinale
Une personne sourde comme une personne handicapée est donc bien placée pour parler de différence. Si elle rencontre une autre personne porteuse d’un handicap ou différente au niveau genre (féminisme, LGBTQ+) ou au niveau alimentation (gluten, vegan, végétarien…), elle tolérera bien mieux sa différence, lui posera des questions, et sans filtre d’ailleurs, une caractéristique souvent commune aux sourds.
De plus, le combat que mène la communauté sourde a des points communs avec d’autres mouvements (féminisme, LGBTQ+) comme la reconnaissance de soi, les droits, l’accessibilité, etc.
Vous êtes militant pour une plus large diffusion de la langue des signes. Pour quelle raison?
Déjà, rétablissons une idée fausse sur la langue des signes, trop souvent vue comme un langage universel. Ce qu’elle n’est pas. Il y a la langue des signes français que je pratique. La langue des signes allemande, celle anglaise, etc. car c’est propre à la culture de la personne sourde. Cette langue évolue aussi au niveau régional comme les accents pour vous les entendants. Elle évolue aussi dans le temps en intégrant les nouveaux mots et les technologies. Par exemple, les sourds de ma génération signent la télévision en faisant tournoyer les deux mains de chaque côté pour imiter les réglages des boutons. Mais, aujourd’hui, les jeunes sourds signent la télévision en un grand écran plat…
Un vocabulaire encore insuffisant
Seulement, la LSF souffre d’une grosse lacune: elle a peu de vocabulaire. En effet, c’est seulement en 2005 qu’elle a été reconnue officiellement par l’Etat française comme une langue. Il y a urgence de rattraper ce retard. Je vais prendre un exemple flagrant: nous ne pouvons pas signer les noms des insectes de manière distincte comme « abeille », « guêpe », « frelon », « bourdon ». Pour chacune de ces espèces, nous sommes obligés de signer les mots « insecte », « volant », « pique » puis de se débrouiller par la suite pour faire comprendre à l’interlocuteur de quelle espèce d’insecte nous parlons.
Depuis peu, la communauté sourde mondiale travaille sur la mise en place d’une langue des signes internationale. La plus neutre possible afin d’être aussi aisément compris par un Chilien que par un Chinois. Par exemple, en France, le mois d’avril se signe avec le symbole du poisson lié au poisson d’avril. Je ne sais pas si d’autres sourds dans le monde vont comprendre ce signaire… C’est pour cela que nous signons plutôt avec quatre doigts tendus afin que cela fasse référence au quatrième mois de l’année. Donc quelque chose de neutre et de compréhensible. Il n’y a aucune référence politique, nationale, ou de genre dans un signaire afin d’éviter la moindre forme de discrimination. Pas comme dans la langue française avec le/la/lui/elle.
LSF pour les bébés, les autistes et les concerts
De manière plus générale, la langue des signes est une vraie richesse pour la société. De la langue des signes est né le bébé-signes, ou de manière plus formelle « la communication gestuelle associée à la parole » pour faciliter la communication enfant-parent avant que celui-ci ait accès à l’oral. Elle permet au bébé de mettre en place la méthodologie de la communication et d’engendrer moins de frustration car il peut exprimer ses besoins.
La langue des signes permet également à certains autistes de s’exprimer autrement que par la parole, comme le fait l’association AutiSignes par exemple.
En clair, la langue des signes est un moyen pour tout être humain de pouvoir exprimer une pensée et d’exprimer ses émotions. Elle peut aussi être un exutoire. Récemment, il y a de plus en plus de « chansignes » lors des concerts, une forme d’expression artistique consistant à exprimer les paroles d’une chanson en langue des signes au rythme de la musique, permettant ainsi de joindre la parole au geste et donc d’amplifier l’émotion recherchée.
Et puis, tout handicap apporte une occasion à la société de percevoir la différence et d’apprendre à vivre avec. Et non pas la cacher et la discriminer.
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