Africa-Press – Burundi. Toute analyse de la presse burundaise doit tenir compte de la crise politico-sécuritaire de 2015. On ne peut pas l’ignorer : les ondes de choc de « mai 2015 » ont été dévastatrices sur les médias.
J’aimerais bien me tromper, mais mon intime conviction, c’est que la crise de « mai 2015 » est pour la presse burundaise, ce qu’a été la tragédie de 1972 pour les Burundais. Un cataclysme. Mal gérés, les « événements de 1972 » ont été la source ou le catalyseur de toutes les autres crises qui déchirent le pays à ce jour.
Pour rappel, en 2015 pendant la répression des manifestants dans certains quartiers, avant chaque assaut contre les « insurgés » certains éléments des forces de l’ordre rongés par la rancœur rappelaient que « 2015 n’est pas 1972 », qu’ils ne vont pas « se faire avoir comme en 1972 ».
Les spécialistes parleront de « transmission violente des mémoires ». En mai 2015, il faut payer des crimes de 1972.
Ainsi, des jeunes ont été torturés, embarqués pour des voyages souvent sans retour, pour les crimes qui se sont déroulés alors qu’ils n’étaient pas encore nés en 1972. Pourtant, leur « crime » avait été de marcher contre un « troisième mandat ».
Il y a eu 1972 pour le Burundi. Il y a eu « mai 2015 » pour les médias, avec la destruction par le feu des principales radios indépendantes et l’exil d’une centaine de journalistes. Une blessure toujours béante.
Pour la presse burundaise, la crise de 2015 est fondatrice de tout ce que les médias burundais vivent aujourd’hui. Elle est en grande partie la cause ou la source de tous les malheurs qui s’abattent sur les médias burundais aujourd’hui.
Et pourtant, sans être exempte de lacunes, avant la crise de 2015, la presse burundaise était citée en exemple dans la région : dynamique, engagée sur la question des droits de l’Homme, la corruption…
Aujourd’hui, elle est morose, passive, il semble difficile de croire actuellement qu’à un moment, en Afrique, beaucoup de journalistes nous enviaient notre liberté et notre engagement !
Cette liberté, cette indépendance ou « irrévérence » des médias, n’avaient pas été du goût de toutes les autorités. Ce qui peut se comprendre. Il y a eu quelques coups de semonce sur lesquels il n’est pas nécessaire de revenir ici. C’est connu que certains médias avaient eu des démêlés avec le CNC, le Conseil national de la communication dont les membres sont nommés.
Cet organe avait déjà mis en garde, sanctionné, suspendu des médias. Un mauvais présage en prélude à un grand malheur.
Dans la matinée du 14 mai 2015, au lendemain du coup d’Etat manqué, le Burundi se réveille en silence. La plupart des radios privées ont été vandalisées, brûlées.
La presse indépendante a toujours été accusée d’être proche de l’opposition et de la société civile burundaise. En mai 2015, elle va payer cher une autre accusation : « complicité avec les putschistes ». Le pouvoir va frapper fort et faire taire définitivement les radios. La suite est connue : plusieurs journalistes dont des directeurs de médias ont un seul choix pour sauver leur vie : la fuite.
De leur exil, les journalistes vont courageusement tenter de survivre via des émissions en ligne. C’est la naissance de Humura et autres Inzamba.
Les journalistes restés au pays se terrent, certains changent de métier. De toutes les façons, ils n’ont plus de radios.
Le Journal Iwacu, qui a fermé pendant quelque temps, reprend ses activités, mais avec tact et prudence. Il engage quelques journalistes venus des médias vandalisés, dont Jean Bigirimana, naguère à Rema.
Iwacu essaie de vivre sur le fil, mais sans compromission. Garder la ligne éditoriale du journal va être dur et le journal va le payer cher.
Six mois après mai 2015, en novembre, le procureur général de la République annonce que le directeur, Antoine Kaburahe, était « impliqué dans la tentative de coup d’Etat de mai 2015. » Le fondateur d’Iwacu parvient à quitter le pays in extremis alors qu’un mandat d’arrêt est lancé.
La vie d’Iwacu sera désormais un calvaire, son site internet devient inaccessible depuis le Burundi. Le CNC interdit son forum, un espace où les lecteurs commentent les articles du journal, les convocations s’enchaînent au CNC, les journalistes sont menacés, certains fuient, d’autres s’en vont ailleurs et d’autres encore démissionnent… Le 22 juillet 2016, Jean Bigirimana est déclaré porté disparu.
« Jamais sans les médias »
Des responsables des médias venus prendre part à la conférence de presse du chef de l’Etat.
Des responsables des médias venus prendre part à la conférence de presse du chef de l’Etat ©Crédit photos Ntare House
Peu de temps après, le 19 février 2016 exactement, la radio Rema, proche du pouvoir, détruite par des putschistes, renaît de ses cendres de même que la Radio Isanganiro qui reprend ses émissions, le même jour après avoir signé un document, un » Acte d’engagement ». Un boulet au pied que cette station traîne depuis et certains analystes estiment que la radio a perdu un peu de sa fougue, de sa force.
Puis, arrive le Président Ndayishimiye. Il comprend vite qu’il faut assainir le climat avec la presse. Il vient avec un slogan : « Jamais sans les médias », un hashtag savamment concocté par les services « Com » de Ntare House, la présidence.
Il affiche la volonté de tourner la page 2015. Le président Evariste Ndayishimiye enjoindra alors le Conseil national de la communication de « régler au plus vite la question des médias sous sanctions depuis la crise de 2015 ».
C’est sous sa présidence que les quatre journalistes du Journal Iwacu condamnés pour ’’tentative impossible d’atteinte à la sécurité intérieure du pays’’ sont libérés, le 24 décembre 2020 et la radio Bonesha FM reprend ses émissions, vendredi 26 février 2021 après plus de 5 ans de silence.
Mais malgré cette bonne volonté affichée par le président Ndayishimiye, le constat est que rien ne sera plus comme avant, le mal est plus profond. La presse burundaise peine à se relever, les jeunes journalistes hésitent à reprendre le flambeau.
Beaucoup de médias évitent les sujets qui fâchent, les enquêtes, les reportages sur terrains, les interviews… Dans certains médias, il est quasiment impossible d’y trouver un article sur les violations des droits de l’Homme ou la corruption.
Ces médias évitent « kuvyonga », un terme kirundi signifiant gêner, et se complaisent dans le divertissement, « infodivertissement » ou » infotainment », un mot-valise fusionnant » information » et » ’entertainment’’. C’est à la mode et cela attire les jeunes journalistes à la quête des scoops, de buzz et du nombre de » ’views’’.
Aujourd’hui, quelques journalistes s’accrochent et tentent de faire honneur à leur métier dans un contexte qui reste difficile. D’autres cèdent et se laissent envahir par l’autocensure, elle est plus dévastatrice que la censure.
Un jeune journaliste me dira qu’il ne veut pas être taxé « d’umukeba », un opposant, au risque de subir le même sort que le journaliste Jean Bigirimana d’Iwacu.
C’est vrai que les « exemples dissuasifs » sont nombreux : il y a bien sûr Jean Bigirimana, « disparu », Esdras Ndikumana de RFI, torturé dans les enceintes des services secrets pour avoir tenté de couvrir l’attentat contre l’ancien patron de ces mêmes services, le général Adolphe Nshimirimana.
Longtemps après, ce journaliste obligé de s’exiler sera pris à partie par le chef de l’Etat, pour ses reportages sur cette radio internationale. Il y a d’autres exilés, des journalistes connus, les Muhozi, Rugurika, Mitabaro, Kaburahe… Sans oublier le cas des 4 journalistes d’Iwacu emprisonnés pendant plus d’une année pour » tentative impossible d’atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat », alors qu’ils effectuaient un reportage sur la situation à Musigati dans la province de Bubanza après le passage d’une bande armée dans la localité.
Tous ces déboires ne doivent pas être encourageants pour les jeunes qui aspirent à faire ce métier. Le cas récent de notre consœur Floriane Irangabiye emprisonnée à Muyinga vient comme pour rappeler que le journalisme reste un métier dangereux au Burundi.
Aujourd’hui, certains journalistes envoyés couvrir une conférence de presse n’osent même plus poser de questions. Aussitôt le mot liminaire du ministre ou d’un responsable politique terminé, les journalistes remballent leur matériel pour aller rendre mot pour mot la communication, au grand bonheur des autorités qui ne sont plus questionnées.
Un journaliste me confiera avec amertume qu’il n’ose plus poser des questions, car « de toutes les façons ce ne sera pas apprécié par sa hiérarchie et donc pas diffusé. »
Les autorités privilégient d’ailleurs de plus en plus ce qu’elles appellent » point de presse », la lecture d’un communiqué. Et on n’en reste là. La communication.
Même ce que les communicants du pouvoir appellent, « conférence publique » où c’est soit le chef de l’Etat qui se prête à cet exercice ou les porte-paroles qui répondent aux questions posées, c’est une sorte de mise en scène : les questions sont préparées d’avance, dans une simulation faite la veille et lue comme convenu. Exception : quand le président de la République a rencontré les journalistes sans ses conseillers, les questions fusaient de partout.
Au vu de ce qui précède, il est fort possible que la jeune génération de journalistes » autocensurée » se retrouve obligée de naviguer à vue dans un écosystème médiatique en perpétuelle évolution ou mutation à l’ère du digital où les réseaux sociaux s’enchevêtrent avec les médias taxés de classiques mêmes s’ils se sont relookés et mis à la mode, proposant du contenu attrayant.
Cette jeune génération de professionnels des médias, soucieux de faire du bon journalisme, doit se faire une place, en jouant des coudes et se frayer un chemin dans cet environnement où se mêlent youtubeurs, twitteurs, blogueurs, instagrameurs, activistes des droits de l’Homme, influenceurs, annonceurs et autres communicants.
Mais une question : quels sont les modèles de la nouvelle génération des jeunes journalistes burundais ? La question mérite d’être posée, car c’est comme s’il y a eu une sorte de coupure.
Des noms qui sont apparus dans le paysage médiatique burundais comme des météores. Mais où sont-ils aujourd’hui ? Que sont-ils devenus ? Je pense à Domitile Kiramvu de la RPA qui a fait, à tort ou à raison, les heures de gloire de cette station vandalisée à l’aube du 14 mai 2015. Au très populaire Serge Nibizi, avec son, émission-débat, « Kabizi ».
Innocent Muhozi, le » Boisbouvier » burundais aujourd’hui en exil, Jean-George Kibogora, ex-présentateur vedette de Bonesha FM, Emelyne Muhorakeye, ancienne présentatrice à Télé Renaissance…
Quelle idole pour les jeunes journalistes burundais ? Est-ce Guy Karema, qui passait avec brio de l’animation musicale à la présentation du journal télé ? Est-ce Laurent Ndayuhurume, la star de la BBC, père de l’émission Gahuza Miryango, le seul journaliste à avoir rencontré au maquis Agathon Rwasa ? Est-ce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de personnalités détestées, voire honnies par Gitega qu’il faudrait aller interviewer dans leur dernier retranchement ?
Est-ce que nos jeunes savent que l’ancien président Sylvestre Ntibantunganya a fait ses premières armes derrière un micro… et à l’Uprona ?
Est-ce que le nom d’Antoine Ntamikevyo, initiateur de l’ABJ (Association burundaise des journalistes), de la Deuxième chaîne de la RTNB, de Bonesha FM, grand animateur radio sorti de l’INA (Institut national de l’audiovisuel), une grande école française de formation des journalistes, leur dit quelque chose ?
Combien se souviennent d’Ansèlme Katiyunguruza, une autre vedette de la RTNB qui fait aujourd’hui l’humanitaire ? Antoinette Batumubwira, la première dame à occuper le poste de cheffe de la diplomatie burundaise ou de Jeanine Nahigombeye, ancienne directrice d’Isanganiro, la première femme directrice d’une radio au Burundi ? La radio Isanganiro qui avait des émissions de très bonne facture comme » Ku nama » qu’animait avec brio Fiacre Munezero.
Quand on évoque le nom d’Alexis Yahya Sinduhije, je parie que nos jeunes journalistes ne voient en lui que le parti MSD et officieusement autre chose. Or, dans une autre vie, c’était un bon journaliste, un enquêteur perspicace, le père de la RPA, la Radio publique africaine, il faisait trembler les prédateurs de l’économie, ceux qui abusaient de leur pouvoir.
Oui, il y a eu des noms prestigieux comme un certain Ramadhani Karenga, feue Hafsa Mossi, journaliste à la BBC et plusieurs fois ministre avant son passage à l’Eala (East African Legislative Assembly) et son assassinat.
Je pense aussi à Apollinaire Gahungu, à l’aise en français, en anglais, en swahili qui berçait nos matinées et qui commentait en quatre langues des matches de foot. Il pourrait inspirer…
Est-ce Agnès Nindorera, correspondante de VOA, AFP, Reuters, la journaliste chevronnée qui tenait tête aux colonels redoutés sous le régime Buyoya (l’équivalent de nos généraux aujourd’hui), qui vient de nous quitter, n’était pas tombée dans les oubliettes ?
Est-ce qu’Agnès Ndirubusa, qui tenait d’une main de maître le desk politique au Journal Iwacu et qui a fait partie du quatuor d’infortune emprisonné pendant plus d’une année, emballe la jeune génération de journalistes burundais ?
Est-ce que le parcours du fondateur du Journal Iwacu, Antoine Kaburahe, écrivain et éditeur, avec ses billets incisifs, ses éditos, sa plume… fait rêver ?
Est-ce que cette même génération de jeunes journalistes connaît la » Cave de Ras » ou la plume de fondateur de Jimbere Magazine ?
Est-ce que certains photographes ou cameramen, ou encore des monteurs talentueux sont-ils reconnus à leur juste valeur ?
Est-ce que quelqu’un se dit qu’il veut devenir comme Floribert Nisabwe, le caricaturiste, le Zapiro en devenir ou le » Glez burundais » ?
Est-ce que nos jeunes dames journalistes ne rêvent pas d’organiser des talkshows à la Oprah Winfrey, la star américaine de la télé-réalité ? Il y en a déjà qui s’essayent comme les Dacia & Cie.
La grande question : est-ce que la relève est assurée ? Est-ce que la passion ou l’engagement sont-ils encore au rendez-vous ? Les lauréats de nos universités, sont-ils à la hauteur ? Est-ce que la formation reçue permet de voir éclore une nouvelle génération de journalistes passionnés, courageux ? Des éditorialistes que les lecteurs ont du bonheur à lire ?
Je ne suis pas optimiste compte tenu du niveau des stagiaires qui passent dans nos rédactions, mais il y a quelques rares pépites.
Tous ces modèles ci-haut cités, la liste n’est pas exhaustive, ont dû bosser dur, se cultiver, lire, se forger, il y en a qui ont fait l’école de journalisme et d’autres qui sont des autodidactes comme feu Laurent Sadoux de RFI que j’ai côtoyé à Umwizero, actuelle Bonesha FM.
Je voudrais terminer par un appel : les collègues, travaillons, creusons, lisons, remuons, soyons curieux et posons de bonnes questions et rendons nos reportages, nos interviews, nos enquêtes, nos documentaires, nos billets vivants, fouillés, bien présentés, pour qu’ils passent à la postérité, transcendent des générations pour l’intérêt de nos patrons….
Rassurez-vous, je ne parle pas du boss, de nos directeurs ou de nos rédacteurs en chef toujours exigeants. Mais de nos citoyens à informer à éduquer, à satisfaire, à édifier. Ce sont eux en réalité nos vrais patrons.
Plusieurs personnes m’ont interpellé à propos des premières lignes de mon texte. L’allusion à 1972 a choqué certains. Je précise ici qu’en aucun cas je ne fais d’amalgame entre les événements de 1972 et ceux de 2015, je maintiens que le Burundi souffre de « la transmission violente des mémoires » et je regrette que certains aient pu se sentir blessés par mes propos. Telle n’était évidemment pas mon intention, au contraire, et je m’excuse auprès de ceux-là de ne pas m’être fait mieux comprendre. 1972 me choque et me choquera toujours, et 2015 me marquera à jamais.
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