« Il faut laisser les Africains se faire leur propre opinion »

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« Il faut laisser les Africains se faire leur propre opinion »
« Il faut laisser les Africains se faire leur propre opinion »

Africa-Press – CentrAfricaine. Alors que l’Europe et l’Afrique travaillent à organiser leurs nouveaux rapports économiques et politiques, il est intéressant de profiter du regard de quelqu’un qui, par sa trajectoire personnelle et professionnelle, symbolise une Afrique enracinée, ouverte sur l’international et lucide sur les défis qui attendent le continent. C’est le cas d’Abdou Souleye Diop, né au Sénégal et installé depuis plus de trente ans au Maroc. Membre du board de Mazars pour l’Afrique et le Moyen-Orient, associé gérant de Mazars Maroc et président, depuis septembre 2020, de la commission « Afrique » de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), il a travaillé sur la politique économique de nombreux pays africains et a accompagné, aux premières loges, le déploiement souhaité par le roi Mohammed VI vers les pays subsahariens dans sa logique de développer la coopération Sud-Sud. Comment perçoit-il l’actuel sommet Union européenne-Union africaine ? Quel regard porte-t-il sur l’Afrique ? Quels sont les défis qu’il a identifiés pour le continent ? Éléments de réponses.

Abdou Souleye Diop :

Je pense que ce qui doit en sortir d’utile, c’est d’abord une nouvelle perspective de la coopération Europe-Afrique. Il faut d’abord que le secteur privé soit fortement engagé dans cette dynamique parce que la construction et le développement du continent passeront obligatoirement par le développement d’un secteur privé fort. Il faut que le secteur privé soit fortement invité. Il est essentiel aussi qu’on ait une dynamique de réflexion qui fasse que tous les financements que l’Europe envisage de faire en Afrique puisse inclure à la fois une composante publique et une composante privée. Là aussi, il y a un besoin. Un certain nombre d’experts parmi nous se sont mobilisés pendant la crise et ont identifié les gros besoins de financement du continent. Il faut que l’Europe joue son rôle dans cette dynamique. Il y a bien sûr la question de savoir en quoi va consister le New Deal Afrique-Europe compte tenu de cette nouvelle donne qui est l’entrée en vigueur de la zone de libre-échange continentale. En somme, il y a un besoin de remettre sur la table ces différents sujets et surtout regagner la confiance des Africains. Celle-ci a été fortement ébranlée à travers ce qui s’est passé au plus fort de la pandémie du Covid avec un certain protectionnisme européen qui a donné l’impression que l’Europe s’est presque exclusivement occupée de ses populations.

Quand vous parlez de confiance, on pense naturellement à un pays qui se fait une bonne place aujourd’hui sur le continent africain : c’est la Chine. Peut-on vraiment avoir confiance en la Chine ?

Aujourd’hui, la Chine est présente en Afrique, mais il n’y a pas qu’elle. Il y a aussi la Turquie, la Russie et bien d’autres pays… Cela dit, est-ce qu’on peut faire confiance à la Chine sur le long terme ? Je ne sais pas. Mais en tout cas, quand vous êtes confronté à une crise sanitaire, qu’il y a un pays qui vous offre des vaccins et que d’autres pays se referment, cela crée un lien de confiance et même de redevabilité. Après, on peut s’en méfier, mais une chose est sûre : il faut laisser les Africains se faire leur propre opinion de la coopération avec tel ou tel pays. Faut-il faire confiance à la Chine ? Il faut rappeler que, sur beaucoup de contrats, sur le pétrole ou sur les matières premières, l’Afrique n’a pas signé avec la Chine mais des pays occidentaux et a été perdante sur plusieurs générations.

La vérité, c’est que l’Afrique doit se prémunir et prendre toutes ses dispositions pour que la gestion contractuelle soit la plus équilibrée possible. Il est clair que ce n’est pas à l’Europe de crier au loup face aux autres modes de partenariat. C’est une question qui entre dans le cadre de la gouvernance des pays. Ceux-ci doivent s’armer de toutes les précautions lorsqu’ils signent des contrats pour que ce soit le plus favorable à leurs populations, pour qu’ils soient le plus inclusif aussi. Quand on voit concrètement ce qui se passe dans beaucoup de pays africains, des choses intéressantes sont en train de se faire, qui avec la Chine, la Turquie, la Russie ou Israël, entre autres. De nouveaux partenariats sont en train de se nouer. Donnons-nous quelques années pour voir ce que cela va donner.

Que pensez-vous de la complémentarité entre les pays africains et l’Europe au regard de l’évolution de la géopolitique et de la géoéconomie ?

Je crois qu’il y a de véritables complémentarités. Le Maroc a ainsi pu développer une vraie industrie automobile et passer en 10 ans de 10 000 véhicules à 600 000 véhicules avec un taux d’intégration de 60 %. Le Maroc, encore lui, a su développer une industrie aéronautique arrimée à l’Europe. Dans les deux cas, il a pu travailler en bonne intelligence avec l’Europe.

Je pense qu’il y a un partenariat fort qu’il faut continuer à maintenir. Il faut juste qu’on puisse être dans une dynamique de vrai transfert de savoir-faire et surtout de valorisation de toutes les matières dont nous disposons au niveau local. Dans un vrai partenariat win-win avec, d’un côté, l’expertise et le marché européen de l’Europe, et ,de l’autre, de vrais écosystèmes industriels avec une bonne progression des taux d’intégration, cette coopération peut être bénéfique, et ce, d’autant que la zone de libre-échange continentale peut constituer pour l’Europe un marché intéressant avec ces deux milliards et demi de consommateurs à l’horizon 2050. Pour enraciner cette dynamique, il faut qu’elle bénéficie aux secteurs privés et aux populations sur le continent.

Quel regard posez-vous sur l’Afrique aujourd’hui ?

Ces deux dernières années ont un peu transformé le regard qu’on peut porter sur l’Afrique, et ce, à plusieurs niveaux. Autant, il y a quelques années, l’Afrique était considérée comme un continent de croissance où il fallait investir, exploiter et repartir, autant aujourd’hui la crise du Covid a entraîné une évolution du paradigme. Trois niveaux sont à considérer : le premier concerne la gouvernance africaine elle-même ; le deuxième, la gestion des priorités des pays africains ; et le troisième, la géostratégie mondiale et la place que l’Afrique va occuper.

Sur la gouvernance, il faut noter que la crise du Covid a révélé une capacité insoupçonnée de résilience de l’Afrique. On lui a prédit des milliers de morts et cela n’a pas été le cas. Les pays africains se sont mobilisés, ont été de bons exemples et, à certains égards, sont apparus comme beaucoup plus pertinents que nombre de pays du reste du monde. Je pense, entre autres, au Maroc, au Sénégal, mais aussi à d’autres qui se sont illustrés sur le principe de précaution, la fermeture des frontières, la gestion des masques, celle de la protection contre le virus, des mécanismes de gestion de la pandémie, etc.

Il y a aussi lieu de noter la mobilisation de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et l’Union africaine. Elle a démontré la capacité des États à travailler ensemble dans des instances multilatérales internationales et africaines. Il y a aussi ces initiatives prises alors que les frontières étaient fermées telles que les offres d’aide au rapatriement des populations, à la solidarité en matière de fret pour délivrer des produits ou du matériel médical.

Ce sont là des éléments importants qui illustrent une évolution de la gouvernance même s’il a été dommage de suivre de manière aveugle le lockdown occidental. Celui-ci n’était pas forcément la bonne décision, notamment dans les pays subsahariens contrairement au Maghreb et à l’Afrique du Sud où on peut le comprendre. D’ailleurs, faut-il rappeler que, pendant l’épidémie d’Ebola, il n’y a pas eu de confinement et l’Afrique s’en est sortie. En tout cas, une forte évolution de la gouvernance africaine est à noter.

Sur la question de la gestion des priorités, les pays africains ont évolué en ce sens qu’ils se sont rendu compte qu’il était essentiel de s’assurer une certaine sécurité alimentaire. Cette question a beaucoup été prise en compte dans la révision des plans nationaux de développement, et ce, pour mettre désormais l’agriculture et l’agro-industrie au premier plan. il y a aussi le volet de la souveraineté industrielle, notamment en matière médicamenteuse, agroalimentaire et de produits d’hygiène. On a compris que lorsque les frontières étaient fermées, il fallait se faire confiance et travailler entre Africains d’où l’importance de la coopération sous-régionale, régionale ou continentale avec l’accélération de l’entrée en vigueur de la zone de libre-échange continentale africaine, la Zlecaf.

Sur la question de la géostratégie, l’Afrique a pris conscience, à travers cette crise, qu’il y aura désormais un changement important dans l’échelle d’approvisionnement mondial et qu’elle peut jouer un rôle majeur.

Pourquoi ?

Parce que l’Europe va, pour des raisons stratégiques, revoir sa dépendance à l’Asie et forcément devoir relocaliser une partie de ses activités en Asie. L’enseignement, c’est qu’il y a beaucoup de domaines stratégiques où on a besoin de back up dans d’autres régions que l’Asie. L’Afrique est tout indiquée vu sa proximité avec l’Europe, dans un contexte d’explosion du coût du fret et de nécessité de décarbonation. À cela, il faut ajouter que les entreprises européennes, asiatiques aussi, ont compris qu’elles ont absolument besoin de se rapprocher de leurs marchés principaux. Pour toutes ces raisons et sur tous ces aspects, l’Afrique a compris la nécessité pour elle de se repositionner.

Comment l’Afrique devrait-elle se reconstruire à l’intérieur d’elle-même pour à la fois organiser son autosuffisance et créer des circuits à l’échelle du continent ?

Sur la reconstruction de l’Afrique, les institutions sous-régionales et continentales ont un rôle majeur à jouer. Plusieurs domaines sont concernés.

D’abord, celui de la souveraineté industrielle et de la sécurité alimentaire où la coopération inter-africaine sera essentielle pour faire jouer au made in Africa un rôle important. Les pays qui ont réussi dans ces domaines devraient pouvoir apporter leur concours à ceux qui ne se sont pas sécurisés sur ce plan. Ainsi, des pays comme le Maroc, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, l’Afrique du Sud, et même l’Éthiopie, malgré la crise, devraient pouvoir jouer un rôle dans cette dynamique. Il faudra que leurs secteurs privés aient l’intelligence de travailler avec des secteurs privés locaux. Dans ce cadre, il faudra aussi que les États puissent aider à faire émerger des champions nationaux.

Ensuite, il conviendra de s’adosser à des pays qui ont su construire des écosystèmes arrimés aux chaînes de valeur mondiales pour développer des chaînes de valeur continentales. Aujourd’hui, beaucoup de pays africains ont su développer des industries réelles, mais la plupart sont à des taux d’intégration de valeur ajoutée locale qui restent dans des fourchettes allant de 20 à 60 % en fonction des produits. Il faut trouver un moyen d’améliorer cela avec des systèmes complémentaires. Les secteurs du phosphate, de l’automobile ou du textile peuvent y aider.

Aujourd’hui, par exemple, le Maroc a développé une industrie de transformation du phosphate pour arriver aux engrais. C’est un savoir-faire et une matière première disponible. Avec l’Éthiopie qui dispose de gaz, un partenariat s’est construit qui va permettre à un pays qui importait 100 % de son engrais de devenir un exportateur net pour toute la région de la Corne de l’Afrique. Et on peut multiplier les exemples.

Ainsi, le Maroc a su construire un écosystème automobile, qui produit 600 000 véhicules, un million bientôt, et qui est monté à près de 60 % d’intégration. À côté, le Ghana et la Guinée produisent de la bauxite qui peut être transformée en alumine, laquelle peut être utilisée pour la carrosserie des automobiles. Voilà un écosystème complémentaire qui peut venir renforcer la chaîne de valeur automobile africaine. Idem pour la Côte d’Ivoire et le Ghana, grands producteurs d’hévéa, composant important du caoutchouc et forcément de la pneumatique automobile. En d’autres termes, on pourrait avoir un écosystème automobile marocain développé avec 60 % d’intégration qui développerait son secteur de la carrosserie avec la Guinée et celui de la pneumatique de la Côte d’Ivoire et du Ghana. Même chose pour le coton malien ou béninois qui pourrait se développer à travers l’industrie de la filature du Maroc et de l’Égypte.

Qui doit être à la manœuvre ? Les États, les secteurs privés nationaux, les organisations régionales ?

Je pense que chacun doit jouer son rôle. Les instances continentales, telles que l’Union africaine, doivent jouer leur rôle pour que des mécanismes de facilitation soient mis en œuvre à travers, par exemple, l’accélération de l’implémentation de la zone de libre-échange continental. Les organisations sous-régionales doivent aussi s’y mettre et réellement travailler sur des politiques économiques et industrielles régionales. Des orientations stratégiques, des directives sont nécessaires pour des doublons et des superpositions. Il faut une vraie stratégie de concertation régionale.

Il faut que ce troisième acteur qui est le secteur privé puisse aussi jouer son rôle aussi. C’est pour cela que, au niveau de la CGEM, qui représente le patronat marocain, nous sommes en train de mener une étude importante sur ces complémentarités de chaînes de valeur entre le Maroc et un certain nombre de pays et de régions du continent. Cette étude va donner lieu à un rapport qu’on amènera à la table d’un forum de la PME africaine pour voir comment pousser les acteurs du privé à s’investir dans ces chaînes de valeur complémentaires.

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