Kako Nubukpo : « L’Afrique peut devenir la puissance agricole de demain »

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Kako Nubukpo : « L'Afrique peut devenir la puissance agricole de demain »
Kako Nubukpo : « L'Afrique peut devenir la puissance agricole de demain »

Viviane Forson

Africa-Press – Comores. ENTRETIEN. L’économiste et ancien ministre togolais publie un livre plaidoyer dans lequel il propose un nouveau modèle économique basé sur le néoprotectionnisme.

Dans un contexte de fortes incertitudes en Afrique et dans le monde, l’économiste togolais, également commissaire à l’Agriculture, aux Ressources en eau et à l’Environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui rassemble huit pays de l’Afrique de l’Ouest, pose un diagnostic sans concession sur la plupart des stratégies économiques menées en Afrique ces quarante dernières années. Un travail de longue haleine qui amène ce spécialiste des questions monétaires à sortir régulièrement de son rôle de technocrate, quitte à parfois bousculer l’establishment politique africain. Ce matin d’octobre, lorsque nous le rencontrons à Paris, Kako Nubukpo s’affiche serein. Il faut souligner que plusieurs des réflexions de l’intellectuel, que ce soit sur le franc CFA ou sur le rôle des institutions financières internationales qui provoquaient des débats passionnés et quelques controverses, connaissent une résonance particulière en Afrique, avec la tenue d’événements, de tournées et de débats. Il revient avec Une solution pour l’Afrique : du néoprotectionnisme aux biens communs (éd. Odile Jacob), un essai coup de poing dans lequel il bat en brèche bien des idées reçues sur le développement du continent africain et avance plusieurs pistes de réflexion sur les biens communs, le protectionnisme écologique, la sécurité alimentaire. Il s’est confié au Point Afrique.

Du 10 au 16 octobre, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont tenu leurs assemblées annuelles sur fond de crise économique mondiale mais l’Afrique semble être encore plus vulnérable face aux chocs.

Kako Nubukpo : Actuellement, le monde paye trois chocs successifs : le premier est lié à la pandémie de Covid-19 et la déstructuration des chaînes logistiques mondiales. C’est un choc d’offre, qui se caractérise par la hausse des prix. Ensuite, nous avons eu un deuxième choc, cette fois-ci de la demande, conséquence directe de la rapidité de la reprise postpandémique. La guerre russe en Ukraine constitue le troisième choc et de nouveau il s’agit d’un choc d’offre, du fait de la flambée des prix des matières premières, dont l’énergie.

Et pour y faire face, les institutions de Bretton Woods orientent, comme elles le font depuis plus de quarante ans, les pays africains vers les mêmes solutions, à savoir l’adaptation des politiques monétaires, l’assainissement des finances publiques, l’augmentation des taux d’intérêt par les banques centrales, rien de nouveau sous le soleil. Sauf que l’Afrique ne peut pas se développer en suivant ces dogmes.

Pour freiner la croissance des prix, les banques centrales n’ont pas d’autre choix que d’augmenter les taux d’intérêt. Ne pensez-vous pas qu’il y a urgence à agir ?

Il faut comprendre que le premier et le troisième choc sont difficiles à appréhender pour une banque centrale parce que l’inflation n’est pas d’origine monétaire. En général, lorsqu’une banque centrale augmente ses taux d’intérêt, elle espère casser l’inflation. Mais dans le contexte actuel, c’est très compliqué pour les banques centrales africaines, parce que même en augmentant les taux, l’inflation ne faiblit pas.

En réalité, nous sommes en train de payer notre dépendance au reste du monde et notre arrimage à l’euro pour les pays de la zone du franc CFA. Je l’ai toujours dit et cela se vérifie à chaque choc exogène, l’arrimage du franc CFA à l’euro n’a pas de sens parce que nous subissons toutes les fluctuations de l’euro alors que la conjoncture de nos deux zones est très différente. Dans ce contexte, les États africains n’ont pas d’autre choix que de s’adapter. Lorsque le dollar est très haut, nos importations nous coûtent plus cher et quand il est très bas, nous sommes incités à importer beaucoup plus. Et tout cela, nous le subissons.

Pourtant, depuis la crise pandémique de Covid-19 jusqu’à présent, les pays de la zone franc CFA semblent avoir mieux résisté aux chocs exogènes par rapport à d’autres États, comme le Ghana ou le Nigeria, dont les monnaies s’effondrent…

Les pro-CFA applaudissent des deux mains, car ils pensent que c’est grâce à l’arrimage à l’euro que nous parvenons à tenir les taux d’inflation. Je crois plutôt que c’est à cause du franc CFA que, depuis 60 ans, nous n’avons pas construit les usines qui devaient nous permettre d’être un peu plus autosuffisants par rapport au reste du monde. Si l’Afrique ne finance jamais son économie, elle s’expose à tous les chocs.

Comment expliquez-vous qu’avec tous leurs moyens, les institutions financières internationales n’aient pas réussi à mieux accompagner le développement de l’Afrique et qu’aujourd’hui le continent se retrouve toujours plus endetté, avec des besoins immenses de financements ?

Des promesses n’ont pas été tenues, et cela ne date pas d’aujourd’hui. Plus récemment, il y a eu les fameux droits de tirage spéciaux, les DTS. Il était question au printemps 2020 que le continent perçoive 5 % de la totalité des DTS, c’est peu, alors que nous représentons 17 % de la population. Nous sommes fin 2022 et nous n’avons toujours rien reçu.

Ces institutions ont aussi une part de responsabilité dans la succession de crises alimentaires que nous connaissons, avec une forte volatilité des prix alimentaires à chaque choc exogène. Cela est dû au fait que, au début de l’ajustement structurel en 1980, la Banque mondiale a demandé aux États africains de mettre fin aux politiques d’autosuffisance alimentaire pour aller vers ce qu’elle a appelé la sécurité alimentaire. Le discours a consisté à dire aux pays qu’ils n’avaient pas besoin de produire ce qu’ils consommaient, car s’ils exportaient suffisamment de matières premières ils auraient des devises pour importer leurs biens alimentaires. Ce n’est qu’en 2008, au moment de la grave crise alimentaire mondiale, que la Banque mondiale a fait son mea culpa. Elle a changé son discours, et prône désormais la souveraineté agricole et alimentaire.

Il y a donc un problème de sincérité entre les annonces et leur mise en pratique. Les promesses faites à l’Afrique par les institutions internationales doivent être tenues. Les populations sont vigilantes et attendent que leurs dirigeants leur rendent des comptes. C’est cela qui a changé aujourd’hui.

Y a-t-il, tout de même, une ou des initiatives qui vous semblent aller dans le bon sens pour non seulement répondre à la crise alimentaire actuelle mais également replacer l’agriculture africaine dans l’agriculture mondiale ?

En tant que commissaire à l’agriculture, je suis très attentif aux différentes propositions qui sont faites, comme l’initiative Food on Agriculture Resilience Mission (Farm), lancée par le président Emmanuel Macron en février dernier à Bruxelles, fondée sur trois piliers : commerce, solidarité et production. Le volet production en particulier veut mettre l’accent sur la promotion des protéines végétales, comme les légumineuses, le niébé, l’acacia, etc. L’Afrique devrait produire ce qu’elle consomme, j’en suis convaincu.

Sur ces questions, mon positionnement est clairement à gauche, dans la droite lignée de l’économiste égyptien, Samir Amin, qui prônait la déconnexion. Cependant, cela ne signifie pas que nous devrions vivre en autarcie. Ceci dit, c’est un impératif pour l’Afrique de se construire et de pouvoir donner à manger à ses enfants.

Cette crise alimentaire n’est-elle pas aussi et surtout une crise structurelle ? Que proposez-vous comme solution concrète qui puisse créer un cercle vertueux alimentaire ?

La crise alimentaire est dans tous les débats actuels avec la guerre en Ukraine, mais le problème ce n’est pas la guerre, c’est d’abord la protection parce que cela n’a pas de sens pour l’Afrique d’importer du poulet de Normandie, du lait des Pays-Bas, alors que nous avons des filières agricoles à développer.

Le monde paysan africain a toujours été laissé-pour-compte, nous avons tout misé sur l’urbain et, au lieu de promouvoir la production locale, nous avons préféré promouvoir les importations alimentaires, moins cher et qui permettait d’éviter les émeutes de la faim dans les villes. Or, 70 % de la population africaine vit de l’agriculture. Les villes étouffent et les campagnes explosent. Il y a besoin d’imaginer des solutions pour l’Afrique. Nous avons un devoir de génération qui est celui de trouver ou en tout cas d’initier des chemins de prospérité partagée et de durabilité écologique pour que notre continent puisse être vivable.

Sur la production alimentaire il y a trois choses qu’il faudrait absolument faire : la première, c’est augmenter la productivité. C’est un fait, la productivité agricole est stagnante en Afrique. Si on prend le coton, par exemple, sur un demi-siècle, le continent africain n’a pas dépassé 1 tonne à l’hectare alors que c’était déjà le rendement que nous avions au moment des indépendances. Certains pays sont même passés en dessous, à 800 kilos à l’hectare alors que nos concurrents chinois et brésiliens sont à 3 tonnes l’hectare.

L’enjeu de la productivité est crucial, cela va de pair avec un approfondissement de la recherche sur les bonnes variétés, la formation des producteurs, du travail autour du respect des itinéraires techniques, les dates de semis, les dates d’épandage, la maîtrise de l’eau, que nous n’avons pas développée. Pour l’irrigation, nous sommes toujours dépendants des aléas climatiques.

Aujourd’hui, le rapport entre les pays du Nord et ceux du Sud autour de la productivité agricole est de 1 à 400. C’est-à-dire que quand le producteur de riz de l’Arkansas aux États-Unis et celui de la Casamance au Sénégal travaillent tous deux pendant une heure, l’Américain produit 400 fois plus. Lorsqu’ils arrivent sur le même marché, le Sénégalais disparaît parce qu’il ne peut pas supporter certains prix et c’est la raison pour laquelle il faut protéger l’agriculture africaine. En plus de ces écarts impressionnants de productivité, il faut tenir compte des fortes subventions que les États du Nord allouent à leurs producteurs. Le paysan américain est 820 fois plus subventionné, parce qu’il reçoit en moyenne 47 000 dollars par an contre 46 dollars pour le producteur tanzanien.

Il faudrait également développer les services à l’agriculture, c’est-à-dire promouvoir les arrangements institutionnels, tels que l’accès au crédit, à l’assurance, au stockage post-récoltes, etc. L’agriculture n’est pas du tout financée dans nos pays. Nos banques de développement ont fermé les unes après les autres pour cause de mauvaise gouvernance et, donc, nous avons un secteur orphelin pourtant riche de 70 % de la population.

Ensuite, il y a la question de l’intégration de notre agriculture dans l’agriculture mondiale. Je suis contre le libre-échange parce que c’est la liberté du loup dans la bergerie. Je prends l’exemple des accords UE-ACP, ils font partie de ce que j’appelle des relations de prédation externes parce que les écarts de productivité entre nos deux agricultures sont telles qu’on ne peut justifier la création d’une zone de libre-échange entre l’Europe et l’Afrique. Et cela enfreint les principes des accords originels de Lomé. Preuve en est que, 20 ans après, nous ne parvenons toujours pas à signer les APE, qui ont suivi les accords de Cotonou.

De la même manière, je suis contre la zone de libre-échange continentale africaine, si elle met face à face des agricultures productivistes, comme celles du Maghreb, à des agricultures de subventions, telles que pratiquées par le Burundi, la Gambie, etc. Les risques de prédation intrafricaines existent également.

Pourtant de nombreuses initiatives existent au niveau panafricain pour répondre à la problématique de la production agricole, pourquoi ça ne marche pas, selon vous ?

Les grandes institutions ont lancé des initiatives remarquées, mais il faudrait qu’elles soient développées localement. La situation au Kenya n’est pas celle du Togo, des grandes initiatives donnent des orientations, il faut les saluer, mais après l’implémentation doit être locale. D’où l’intérêt de travailler à renforcer les capacités des producteurs, tout un travail doit se faire autour des faîtières pour qu’ils puissent avoir une part de la valeur créée plus grande.

Après évidemment, il faut savoir ce qu’on veut faire en termes de politique agricole. Est-ce que, comme l’Union européenne, nous voulons stabiliser les prix ou plutôt, comme les Américains, stabiliser les revenus des producteurs avec le système de découplage qui consiste à laisser les prix fluctuer au rythme de l’offre et de la demande tout en fournissant des revenus aux producteurs ? Le désarmement tarifaire nous a déjà fait tant de mal, nous avons été envahis par le textile chinois, le poulet français, le lait en poudre néerlandais, etc. Il faut qu’il y ait une cohérence entre les objectifs de la politique agricole et ceux de la politique commerciale et donc entre l’impératif d’accroître la production et la nécessité de préserver nos écosystèmes.

Comment à la fois augmenter la productivité et protéger l’environnement ?

L’Afrique subsaharienne possède 650 millions d’hectares de terres arables, un pays comme la RDC en a 80 millions indépendamment des forêts, c’est important de le souligner. À la différence du Maghreb qui est déjà dans un phénomène de butoir, nous pouvons tout en préservant les écosystèmes augmenter massivement la production agricole en Afrique. C’est une bonne nouvelle et les études prospectives de l’Inra l’attestent. Si l’Afrique s’organise bien, elle peut être la puissance agricole de demain. Reste à mieux valoriser nos matières premières, avoir une meilleure approche de nos avantages comparatifs. En particulier à l’heure où les prix de l’énergie augmentent rapidement. La potasse qui coûtait 200 dollars la tonne, il y a un an vaut aujourd’hui 840 dollars la tonne. Cela veut dire que nos agriculteurs ont rationnellement le devoir de retourner à nos intrants naturels.

Comment fait-on concrètement ? Prenons, par exemple, le secteur du cacao.

Pour le cacao, nos pays ont fait le choix d’étendre les superficies cultivables dans des zones où il y avait justement cet arbitrage entre la forêt et l’agriculture plutôt que d’intensifier la production. Sortons de la facilité de l’extension infinie des superficies pour justement préserver nos écosystèmes, c’est une nécessité, car quand vous détruisez les forêts, cela rétroagit sur la productivité.

Au contraire, l’agroécologie permet d’intensifier la production, mais à partir de méthodes qui sont viables d’un point de vue écologique. Cependant, nous ne devons pas faire de l’agriculture agroécologique pour plaire ou pour être en phase avec un discours internationalement reconnu, mais parce que c’est la seule façon pour les agricultures familiales africaines de survivre. L’Afrique a en sa possession tous les savoirs ancestraux, il faut, comme en Inde ou en Chine, les valoriser, les partager, les vulgariser, orienter nos chercheurs vers ses savoirs endogènes et comprendre comment mettre à l’échelle.

Quelles sont les alternatives que vous proposez ? Quels sont les types de nouvelles initiatives de développement, de formes d’action collective qui émergent en réponse à ces échecs ?

L’une des solutions qui me semble évidente pour l’Afrique, c’est le néoprotectionnisme.

Quels sont les problèmes fondamentaux qui sont posés par le modèle néolibéral que la notion de néoprotectionnisme pourrait résoudre en matière de théorie et de pratique du développement ?

Le continent africain peut encore se prévaloir d’une tradition écologique encore très forte. Dans les cosmogonies africaines il n’y a pas de séparation entre l’être humain et les autres êtres vivants, même les êtres inanimés. À partir de là, trois facteurs justifient, à mon avis, le protectionnisme à visée écologique. La première est que l’Afrique rend au reste du monde énormément de services écosystémiques, à travers, par exemple, la forêt du bassin du Congo, le deuxième poumon vert de la planète. J’observe que l’Afrique fait de plus en plus l’objet de prédation pour ses ressources naturelles avec une concurrence effrénée, notamment des émergents. C’est une course folle qui accélère le rythme de la dégradation de nos écosystèmes naturels. Cet appel au néoprotectionnisme est quasiment un cri de détresse.

Le deuxième facteur, c’est l’échec du système néolibéral. Le principal facteur d’ajustement du système néolibéral, c’est la mobilité des facteurs capital et travail. Lorsqu’une personne n’arrive pas à bien vivre là où elle se trouve, elle a le devoir d’aller vivre ailleurs, là où elle peut trouver du travail. Or, si les capitaux sont mobiles, le travail l’est très peu, du fait de toutes les restrictions liées aux migrations.

Entre 1850, le début des grandes famines en Irlande, et 1930, l’Europe a exporté 60 millions de personnes vers le reste du monde, elle était seule au monde et a su gérer les phases de transition de la révolution agricole à la révolution industrielle puis de la révolution industrielle à la révolution des services. Désormais, nous sommes dans un monde fermé, et le trop-plein d’Africains n’a pas d’option de sortie. Nous devons donc créer plus d’emplois sur place pour les Africains.

Face à tous ces éléments, nous avons l’obligation de changer de modèle, car ce qui a permis au modèle néolibéral de fonctionner n’est plus autorisé. Le néoprotectionnisme permet de non seulement préserver nos ressources naturelles mais aussi les « biens communs planétaires ».

Justement, il est question dans votre nouvel essai des « biens communs » qu’il faut protéger. De quoi s’agit-il ?

Les biens communs sont des biens dont la gestion non régulée peut conduire à leur épuisement. Deux facteurs permettent de caractériser un bien commun : la facilité d’extraction et la faible exclusion de l’usage. Certains sont tangibles, comme les forets, les lacs, les rivières ; d’autres sont intangibles, comme Wikipédia, Open Street Map, les logiciels open source, etc.

À y réfléchir, ce sont les biens communs mondiaux qu’il faut préserver, comme les forets qui peuvent faire l’objet de destruction. Les biens communs s’inscrivent comme des tentatives de dépassement d’une part de l’État et d’autre part du marché. C’est une troisième voie entre l’État et le marché.

Qu’est-ce que cette notion de biens communs a permis de mettre en perspective dans le rapport entre l’Afrique et le reste du monde ?

Nous rendons service à l’humanité et l’humanité ne nous le rend pas ! Parce qu’avec ce mode de vie écologique qui est le nôtre nous pouvons continuer à préserver toute la planète, d’où l’intérêt de faire vivre nos communs. La vie en commun permet de mutualiser les efforts et les services, d’avoir une redistribution plus équitable des fruits de la croissance et de l’inclusion sociale. Je pense qu’il faut lier le protectionnisme pour préserver les communs comme philosophie d’action. Maintenant, il faut prendre en compte trois dimensions d’action : les ressources à préserver, les parties prenantes et les modes de régulation. Le chercheur américain Garrett Hardin a montré dans La Tragédie des communs que quand les biens ne sont pas régulés, ils disparaissent, du fait de la prédation. Des années plus tard, la chercheuse Elinor Ostrom, Prix Nobel 2009, a repris toutes ces recherches pour démontrer qu’au contraire les êtres humains à travers les communautés ont toujours eu l’intelligence de s’organiser pour préserver les biens dont la prédation allait conduire à l’épuisement.

Ce n’est pas un hasard si c’est en 1983 lors de la conférence de Minneapolis, aux États-Unis, que toutes les recherches sur les communs ont été relancées, c’était clairement une réponse pour contrer les programmes d’ajustement du FMI et de la Banque mondiale qui faisaient déjà beaucoup de dégâts en Amérique latine et en Afrique. Dès le départ, les communs ont été un acte de résistance vis-à-vis du néolibéralisme galopant.

Comment les communautés africaines participent-elles à cet enjeu de préservation des biens communs ?

Les communautés auto-organisées sont celles qui arrivent à gérer traditionnellement les communs. Par exemple, chez nous en Afrique, la terre appartient aux communautés familiales. Cette approche en termes de faisceau de droits permet de distinguer les règles précises autour des modes de distribution de la terre, des modes d’usage de celle-ci. Il y a des personnes qui ont le droit d’attribuer la terre, d’autres qui n’ont le droit que d’utiliser la terre, et des personnes, en particulier les pasteurs, qui n’ont le droit que de passer par la terre dans le cadre des couloirs de transhumance.

Ces solutions n’ont pas été exploitées, car la Banque mondiale et le FMI ont très tôt fait de pousser à l’individualisation, notamment à travers les titres fonciers, alors que nos droits coutumiers sont des droits communautaires. Il existe un hiatus entre cet individualisme foncier et la vision des communautés.

Ce hiatus se retrouve également dans la gestion des aires protégées, dont le rôle est jugé crucial. À quelles conditions les communautés peuvent-elles poursuivre ce travail de préservation ?

Les aires protégées pourraient être gérées par les communautés riveraines et pas forcément par l’État, parce que nous avons constaté deux mouvements contradictoires. D’un côté, les États ont tendance à exclure ces communautés de la gestion et ils se livrent ensuite à la prédation, parfois même à des privatisations, et de l’autre côté nous avons le colonialisme vert, qui peut se traduire par le fait de lire les aires protégées d’Afrique comme des réserves où les êtres humains africains n’auraient aucun droit. Ces lieux seraient alors réservés aux touristes étrangers, où ils seraient autorisés à chasser, c’est le cas en Tanzanie, au Kenya, dans la Pendjari au Bénin, etc.

Entre ces deux lectures finalement maximalistes du rôle des aires protégées, il y a les communs, qui permettent d’aider les communautés à s’organiser autour des biens – le miel, le karité, les huîtres comme dans le Sine Saloum, au Sénégal –, où on voit un véritable commerce tenu par les femmes qui fonctionne très bien. L’enjeu est de préserver les mangroves et les forêts humides qui sont prises d’assaut à cause du changement climatique qui pousse les populations du Sahel à descendre vers ces zones. Dans le même temps, la montée de l’océan Atlantique vers les terres fait que d’autres populations ont tendance à remonter. L’Afrique de l’Ouest est prise en étau, cela justifie l’urgence de créer un modèle plus endogène qui ne soit ni étatique, parce qu’il y a beaucoup de défaillance de l’État ni marchand, parce que le marché n’est pas toujours le meilleur mode d’allocation des ressources.

L’Afrique semble en passe de perdre ses savoirs endogènes, en particulier au Sahel, où certaines communautés s’affrontent désormais autour de ces biens communs.

Le Sahel vit les effets combinés de cinq crises. Il y a la crise sécuritaire, la crise climatique qui engendre des déplacements de population, la crise sanitaire avec la pandémie, la crise politique avec une succession de coups d’État et enfin les conséquences de la crise russo-ukrainienne. Ces chocs successifs déstabilisent complètement l’Afrique de l’Ouest et peut-être même tout le continent. Il y a une urgence à refonder le contrat social autour d’une gouvernance de proximité et d’une capacité à mieux saisir ce que j’appelle le triptyque État, territoire et société, parce qu’après tout les échecs que connaît l’Afrique de l’Ouest, aujourd’hui, sont dus à une incapacité des États à embrasser la totalité de leur territoire.

Je lis les révoltes à la fois paysannes et surtout des jeunes urbains comme un retour en arrière. C’est comme si les débats que nous aurions dû avoir en 1960, nous les avons, un demi-siècle plus tard, mais de manière très violente. Nous avons une population dont la taille double tous les 25 ans. 40 % a moins de 15 ans. La demande est sans précédent en matière d’éducation, de formation, de santé, et face à cela nous avons des États qui ne se sont pas développés du fait de régimes prédateurs. Le djihadisme est arrivé comme un accélérateur.

Quels éléments vous font penser que l’Afrique a désormais une fenêtre d’action pour voir réaliser ses vœux d’émancipation par l’économie ?

Nous assistons actuellement au renouvellement des paradigmes, parce que l’Afrique est dans le troisième temps de son processus de développement. Nous avons eu le premier temps, la période des indépendances jusqu’au début des années 1980, c’était l’époque du volontarisme. Malheureusement, elle a débouché sur les éléphants blancs, la mauvaise gouvernance et le surendettement.

Ensuite a succédé le deuxième temps, celui de la gestion. Ce sont les années des programmes d’ajustements structurels, durant lesquelles les institutions internationales ont totalement minoré les projets structurels au profit du respect des équilibres macroéconomiques de court terme. Il y a eu de nombreux angles morts dans ce modèle de développement, notamment la santé, l’éducation, l’agriculture, l’industrie. Trente ans après, nous nous sommes rendu compte que l’Afrique ne parvenait toujours pas à enclencher son processus d’émergence. Aujourd’hui, nous sommes dans le troisième temps qui est celui du pragmatisme, nous essayons de concilier l’apport de l’État, du marché et des communs, afin d’en faire des leviers de transformation des sociétés africaines.

Maintenant, pourquoi est-ce que nous avons une fenêtre d’opportunité incroyable pour réaliser ce modèle de développement ? Parce que les événements dans le reste du monde ont donné tort aux institutions de Bretton Woods et au néolibéralisme en général. Face aux grandes crises mondiales, comme la crise financière de 2008, la pandémie de 2020, l’État a été au centre de tout, le quoi qu’il en coûte, c’est en fait tout le contraire du dogme de l’ajustement structurel. On nous a empêchés d’utiliser les leviers de développement que sont la monnaie et le budget pendant trente ans et plus, or l’Occident ne fait que cela pour sauver ces populations des crises récurrentes. Nous sommes à un tournant, car le FMI et la Banque mondiale ne peuvent pas nous interdire de faire autre chose que ce que font les Occidentaux.

En même temps, il faut préparer l’avenir, c’est-à-dire recenser les biens communs africains, se mettre d’accord sur les modalités de leur gestion et voir la manière dont nous voulons nous insérer dans la mondialisation.

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