À Chaque Scrutin, Duékoué Hantée par 2011

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À Chaque Scrutin, Duékoué Hantée par 2011
À Chaque Scrutin, Duékoué Hantée par 2011

Aïssatou Diallo – envoyée spéciale à Duékoué

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Dans cette ville de l’ouest du pays, la plus durement frappée par les événements meurtriers de 2010-2011, les initiatives en faveur de la réconciliation se multiplient avant la présidentielle d’octobre 2025. Reportage.

En arrivant à Duékoué depuis Daloa, il faut d’abord dépasser le quartier Carrefour, fief des Guérés (la communauté autochtone de la ville), avant d’atteindre celui de Kôkôma, où vivent les autres communautés et nationalités issues de pays voisins de la Côte d’Ivoire. Bien des années après la fin de la crise postélectorale de 2010-2011, les habitants de ces deux quartiers ne se fréquentaient toujours pas.

À Carrefour, le temps semble s’être arrêté. Des maisons sont calcinées et abandonnées. Une petite clôture entoure la fosse commune principale, qui ressemble à un jardin mal entretenu, où de hautes herbes ont envahi les quelques fleurs qui y avaient été plantées. Dans un coin, un écriteau précise: « Enfants ». Une centaine de corps ont été enterrés ici, sur le terrain d’une famille qui a perdu plusieurs de ses membres. À chaque date anniversaire, les habitants, vêtus de noir, organisent une cérémonie et des veillées de prière.

Dans ce quartier, la libération de Laurent Gbagbo après son acquittement par la Cour pénale internationale, en 2021, a été célébrée en grande pompe. À son retour au pays, l’ancien président y a d’ailleurs fait une halte, le 8 avril 2022, à l’occasion de sa tournée dans l’Ouest. Il s’était rendu sur le site d’une fosse commune avant de tenir un meeting. Gbagbo avait alors regretté ce « moment où la Côte d’Ivoire [était] devenue folle » et demandé à ce que justice soit rendue. En 2011, cette ville avait en effet été le théâtre de l’une des principales tueries attribuées aux forces pro-Ouattara.

Les FRCI ont fait tomber la ville

Pour Clarisse*, parler du massacre de Duékoué ravive des souvenirs douloureux. Assise sous un hangar, devant son domicile, elle transpire à grosses gouttes en repensant à ces jours cauchemardesques. « On sentait qu’il allait y avoir le feu. Mais on n’imaginait pas que notre quartier allait en être le centre, narre-t-elle. Tard dans la nuit du 28 mars, aux environs de 2 heures du matin, nous avons entendu les premiers tirs. Je me souviens avoir enjambé des corps pour aller me réfugier à la mission catholique […]. Les puits étaient devenus inutilisables. Ils avaient coupé des corps en morceaux et les y avaient jetés. C’est l’ONU-CI [Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire] qui venait nous ravitailler en eau potable. »

Son regard tombe sur une maison voisine, longtemps laissée à l’abandon. Des jeunes hommes boivent du thé et écoutent de la musique sur ce qui semble être désormais un chantier. « Les gens avaient fui le quartier. Ils craignaient pour leur vie. Cette année, nous avons réussi à convaincre les enfants de cette famille de revenir. Ce chantier prouve que nous pouvons encore vivre ensemble », se rassure-t-elle. Un « vivre ensemble » qui a été mis à rude épreuve.

Entre le 1er décembre 2010 et le 24 avril 2011, un millier de personnes a perdu la vie dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, selon l’ONU-CI, dont près de la moitié à Duékoué. Miliciens et forces pro-Gbagbo avaient établi leur quartier général à Carrefour. « Ils disaient prendre leurs ordres directement à la Présidence », se souvient un habitant.

Des tensions entre communautés faisaient régulièrement des victimes de part et d’autre. Mais, les 28 et 29 mars, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), fidèles à Alassane Ouattara, ont fait tomber cette ville à l’importance stratégique. Ce fut l’un des épisodes les plus sanglants de la crise. « Les miliciens ont tué de nombreux musulmans, des Baoulés, des Burkinabè, etc. Mais, lorsque les rebelles sont rentrés dans Duékoué, eux aussi se sont vengés », se souvient Ali Touré, un des leaders de la société civile.

Ils n’ont pas digéré que Gbagbo ait été envoyé à La Haye. »

Dès les premières heures, Ali Touré s’est impliqué en faveur de la réconciliation. En 2022, il a organisé une cérémonie au cours de laquelle chaque communauté a demandé pardon à l’autre. « Après la crise, lors des premières législatives, j’ai distribué des tracts réclamant des élections apaisées à Duékoué. Nous avons également fait beaucoup d’actions de sensibilisation avec des ONG. Depuis, il n’y a plus de tensions », se réjouit-il. Toutefois, concède-t-il, cette année, la situation est « différente », car certains des principaux opposants ont été radiés de la liste électorale.

« Ici, la plupart des autochtones sont pro-Gbagbo. Ils n’ont pas digéré qu’il ait été envoyé à La Haye. Son retour leur a redonné l’espoir qu’il puisse un jour revenir au pouvoir. Il y a comme une sorte d’inquiétude, parce qu’à Duékoué chaque période électorale est très délicate, surtout lorsqu’un camp n’est pas satisfait des résultats », explique un travailleur humanitaire installé dans la ville.

Des troubles lors de la visite de Gbagbo

En coulisses, le passage de Gbagbo à Duékoué, en avril 2022, avait été marqué par un incident qui avait failli compromettre le long travail de réconciliation. Quelques jours avant son arrivée, certains de ses partisans avaient inauguré une stèle sur le principal charnier, portant cette inscription: « Les 28, 29, 30 et 31 mars 2011, la France, l’ONU et la rébellion ont fait d’eux des victimes d’un génocide ». Des manifestants avaient alors convergé vers le quartier pour protester. « Nous y avons vu une incitation à la haine. De plus, il n’y a pas que des Guérés dans ce charnier. Nos parents y ont également été enterrés ! », raconte, agacée, une habitante du quartier Kôkôma. Les jeunes de Carrefour s’étaient mobilisés à leur tour, la tension était montée d’un cran, et le préfet avait dû intervenir. Cet épisode s’était conclu par l’effacement de l’inscription polémique.

Il n’empêche, cet incident a fait resurgir les rancœurs. « Les gens gardent ce qu’il s’est passé sur le cœur. C’est juste avec leur bouche qu’ils disent avoir pardonné », ajoute l’habitante de Kôkôma précitée. « Malgré la crise, aujourd’hui, dans la ville, les relations entre les communautés se sont apaisées, relativise Marius Nzué, membre de l’ONG Bonne action, active auprès des victimes de l’époque. Grâce au travail de la société civile, des autorités locales et du préfet de région, on ne peut plus revivre ce qu’il s’est passé. »

En Côte d’Ivoire, les élections donnent souvent lieu à une résurgence des tensions sociales et politiques. À Duékoué, les conflits communautaires sont majoritairement liés à des questions foncières. « Il s’agit de la quasi-totalité des problèmes pour lesquels nous sommes saisis », assure un chef traditionnel local. « Pendant la guerre de 2011, au fur et à mesure que les FRCI descendaient vers le Sud, de nombreux autochtones fuyaient leurs villages. Quand ils y retournaient, quelques années plus tard, ils les trouvaient occupés par des étrangers. Il y a également des cas où un même terrain a été vendu à plusieurs personnes. Ou parfois, des terres familiales ont été cédées par un copropriétaire sans qu’il ait averti les autres. Nous réglons certains de ces litiges, d’autres sont tranchés par la justice », explique-t-il.

Le chef traditionnel fustige les discours irresponsables de certains cadres de partis politiques, originaires de ces régions, qui jettent parfois de l’huile sur le feu. « À l’époque, ça faisait peur aux gens quand on disait qu’on vivait à Duékoué. Aujourd’hui, la ville se développe parce qu’il y a la paix. Les mêmes causes sont pourtant toujours là, ce qui veut dire que les mêmes conséquences peuvent se produire », prévient-il. « Lorsqu’un groupe dit: “Nous sommes sûrs de gagner”, cela signifie qu’on peut s’attendre à des problèmes s’il ne gagne pas. D’autres ne sont pas inscrits sur la liste électorale. L’atmosphère est lourde. Il y a de la frustration dans l’air. Comment cela finira-t-il? On ne sait pas. Pourquoi ne pouvons-nous pas organiser des élections sans grabuge? À chaque scrutin, on tremble ! »

Réparations symboliques

En 2020, des troubles ont ainsi éclaté dans plusieurs régions lors de l’élection présidentielle, boycottée par une frange de l’opposition. Officiellement, 85 personnes ont perdu la vie. Si plusieurs villes de l’Ouest ont été touchées, Duékoué, elle, a été relativement épargnée. « Celui qui a vu le lion et celui qui en a seulement entendu parler ne courent pas de la même façon », lance Mamadou Doumbia, l’actuel imam de la Grande mosquée de Kôkôma.

Le 11 mars 2011, l’assassinat du guide religieux de cette même mosquée et de son hébergeur avait provoqué une onde de choc. « Après la guerre, ce qui faisait peur, c’étaient les miliciens qui étaient encore armés et qui agressaient [les habitants]. Aujourd’hui, on leur a trouvé des activités. On est sereins, et on veut croire que la présidentielle va bien se passer », confie l’imam. « Ce sont ceux qui sont hors du pays qui font du tapage. Localement, il n’y a pas de menace, ni de problèmes religieux. Ce sont les partis politiques, le problème. Lors des dernières élections, nous avons formé une coalition de [dignitaires] religieux, qui a mené des actions de sensibilisation dans les mosquées et dans les églises », rassure-t-il.

En guise de réparation symbolique, un forage d’eau a été installé dans l’enceinte de la mosquée pour toute la communauté, financé par le Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale. Dans le quartier Carrefour, une école a été reconstruite. Mais la justice se fait attendre. Seul l’ancien milicien Amadé Ouérémi a été condamné, le 14 avril 2021, à la prison à vie pour son rôle dans le massacre de Duékoué. Les victimes, elles, attendent toujours d’être indemnisées.

Ce 29 mai, la municipalité a inauguré une œuvre à la mémoire des défunts, sur le rond-point du centre-ville. « Les communautés souhaitaient une reconnaissance officielle de leur préjudice et de ce qu’elles ont vécu. Elles ont opté pour un mémorial, explique Aude Le Goff, responsable des programmes du Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale en Côte d’Ivoire et au Mali. Les habitants ont apporté des pièces métalliques telles qu’un pistolet, des machettes ou encore des pelles qu’elles avaient utilisées en 2011 pour la construction du mémorial ». La sculpture représente un éléphant, deux pattes en l’air, surplombé d’une colombe. « Après ce qui est arrivé, nous devons nous élever pour rechercher la paix. Pour que plus jamais Duékoué ne sombre », souffle Ali Touré.

Source: JeuneAfrique

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