Par Aïssatou Diallo
et Baudelaire Mieu (à Abidjan)
Africa-Press – Côte d’Ivoire. Si la Côte d’Ivoire est l’un des derniers alliés de Paris en Afrique de l’Ouest, et que les deux pays affirment leur intention de réinventer leurs partenariats, du domaine sécuritaire aux échanges économiques, certains dossiers constituent encore des sujets de divergence.
Le mardi 4 novembre, après la proclamation par le Conseil constitutionnel de la victoire d’Alassane Ouattara à la présidentielle, Emmanuel Macron, a joint son homologue ivoirien pour le féliciter de vive voix. Si le président français a été l’un des premiers à saluer cette réélection, c’est que les deux chefs d’État entretiennent des relations personnelles et échangent régulièrement sur les questions de politique internationale. Une proximité qui n’a cependant pas empêché les rapports entre les deux pays d’évoluer, ces dernières années, dans le sens d’un rééquilibrage.
En Côte d’Ivoire, la France apprend à partir… sans vraiment s’en aller. Preuve en est, la cérémonie qui s’est déroulée le 20 février dernier, au camp de Port-Bouët. Ce jour-là, la première sentinelle ivoirienne a pris la relève d’un soldat français, sous le regard des autorités civiles et militaires des deux pays. Le drapeau ivoirien a ensuite été hissé, marquant très symboliquement le changement de main de cette base emblématique. Et, contrairement au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, aucune foule hostile n’était massée pour célébrer ce départ, qui n’avait été précédé par aucun ultimatum.
À Port-Bouët, deux armées cohabitent encore
Port-Bouët était la dernière base française en Afrique de l’Ouest. Cette passation au camp du 43e BIMa (Bataillon d’infanterie de marine), qui abritait jusque-là les forces françaises en Côte d’Ivoire, est le symbole d’une page qui se tourne. Mais elle est loin de signifier une rupture entre Paris et Abidjan. Elle a été préparée de longue date par les autorités des deux pays qui ont décidé, ensemble, de la réorientation de leur partenariat militaire.
Depuis, le 43e BIMa a été dissous et, du millier de soldats français qui y étaient déployés, il n’en reste plus qu’environ 250, dont des instructeurs. La majeure partie des soldats français ont plié bagage en juillet dernier, en même temps qu’une partie du matériel a été démontée. « Cela prend du temps », confie à Jeune Afrique une source militaire française.
Quelques éléments des Forces armées de Côte d’Ivoire (FACI) ont d’ores et déjà pris leurs quartiers dans les baraquements de Port-Bouët: des hommes du 1er Bataillon de commandos et de parachutistes, qui étaient jusque-là logés dans l’ancien camp d’Akouédo. Le commandement de la base a en outre été repris par un officier ivoirien, dont la nomination officielle attend toutefois d’être entérinée par un décret pris en conseil des ministres.
« Le colonel Koupé Silué, commandant du 1er Bataillon de commandos parachutistes, qui est passé par l’École de guerre de Paris, devrait être porté à sa tête. Un administrateur général devrait également être nommé, explique une source ivoirienne proche du dossier. Ces nominations permettront ensuite de faire un état des lieux et une passation formelle de la base aux Ivoiriens. »
En attendant la mise en place de règles claires, les deux armées tentent de cohabiter, se partageant les espaces communs. Des travaux doivent également être réalisés, pour adapter les locaux aux besoins des militaires ivoiriens. Avec, parfois, quelques couacs. Selon nos informations, des militaires ivoiriens qui s’étaient installés dans les villas laissées par les Français ont été sommés par leur hiérarchie de quitter les lieux en attendant la définition d’une stratégie dûment validée. Un épisode qui a créé une certaine confusion sur la base.
La lutte anti-terroriste, priorité stratégique
Dès janvier dernier, l’Académie militaire des systèmes d’information et de communication a été créée, au sein de laquelle la formation de la première promotion est en cours. « C’est une école nationale ivoirienne à vocation régionale ouest-africaine. Elle permet de former des cadres et d’avoir un rayonnement dans la sous-région, explique notre source militaire précédemment citée. Il y a une quinzaine de stagiaires dont des Ghanéens et des Béninois. »
L’Académie internationale de lutte contre le terrorisme, inaugurée en 2017 et située à Jacqueville, est une autre des matérialisations de ce partenariat militaire et diplomatique entre les deux pays. En plus des formations, de nombreux exercices communs ont lieu. « Ils favorisent l’interopérabilité, en ayant des standards communs », explique un spécialiste des armées, qui insiste notamment sur « le rôle joué par les Français, par exemple, dans le développement de l’armée de l’air ivoirienne ».
Dans les régions frontalières du Burkina Faso, dans le nord du pays, en première ligne dans la lutte contre le terrorisme jihadiste, les liens opérationnels sont constants, en particulier dans le domaine du partage de renseignements. Téné Birahima Ouattara, ministre ivoirien de la Défense, et frère du chef de l’État, a plusieurs fois salué « une bonne coopération militaire » et des « relations décomplexées » entre les deux pays.
En février dernier, son homologue français d’alors, Sébastien Lecornu, s’est lui aussi félicité de la qualité de ce partenariat, dans le discours qu’il avait délivré lors de la remise aux autorités ivoiriennes du camp de Port-Bouët. « La Côte d’Ivoire est un miracle, un modèle économique pour l’ensemble de la région. Personne ne doit l’abîmer ni le compromettre par des actes d’ingérence quels qu’ils soient. Défendre l’intégrité du modèle économique ivoirien, c’est défendre l’intégralité de la sécurité de l’ensemble de la sous-région. Nous nous tiendrons à vos côtés », avait affirmé le ministre.
Un point de vue que partage notre source militaire française: « Ces échanges permettent de maintenir une économie stable. Cela ne doit pas être un tabou de dire que l’on a un partenariat qui permet de préserver les intérêts de chaque côté », glisse notre interlocuteur, avant de regretter cependant que « la France est devenue un punching-ball ». Car, derrière les discours officiels célébrant l’entente parfaite, la Côte d’Ivoire, dont l’histoire contemporaine avec la France a été pour le moins tumultueuse, n’échappe pas à la tentation souverainiste qui gagne de larges franges des opinions ouest-africaines.
La France, sujet de campagne électorale
Lors de la dernière présidentielle, le candidat Ahoua Don Mello, vice-président de l’Alliance internationale des BRICS, en avait ainsi fait l’un de ses axes de campagne, assurant se battre « pour la souveraineté de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique ». « La première décision que je prendrai une fois au pouvoir sera d’annuler les accords de coopération et de défense avec la France. Ensuite, je travaillerai à sécuriser le pays, puis je m’attaquerai à la question monétaire », avait-il déclaré dans une émission télévisée.
Simone Ehivet Gbagbo, candidate sous les couleurs du Mouvement des générations capables (MGC), avait porté un discours similaire. « La France ne peut plus continuer à gouverner l’Afrique comme à l’époque coloniale. Il faut donc que les Français apprennent à dépasser la Françafrique », a-t-elle notamment déclaré dans l’entretien qu’elle a accordé à Jeune Afrique, quelques jours avant le scrutin.
Un discours qui a rencontré un fort écho sur les réseaux sociaux, dans un contexte régional de remise en question de la place de l’ancienne puissance coloniale. De temps à autre, des drapeaux russes ont également fait leur apparition lors de manifestations de l’opposition, avant d’être retirés par les organisateurs ou que leurs porteurs ne soient arrêtés par les autorités.
C’est dans cette atmosphère que, lentement et sans tapages, des changements ont pourtant lieu, entraînant un rééquilibrage de la relation entre les deux pays. Un exemple qui pourrait sembler anecdotique, mais qui revêt une importance symbolique forte, est le projet d’adressage et de dénomination des rues et des boulevards de principales villes ivoiriennes.
Depuis juillet 2023, les noms ont été « ivoirisés » à Abidjan. Le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing a été rebaptisé boulevard Félix-Houphouët-Boigny, le boulevard Mitterrand est désormais le boulevard Dominique-Ouattara et le boulevard de France, se nomme aujourd’hui le boulevard Marie-Thérèse-Houphouët-Boigny. Au total, 14 000 rues d’Abidjan ont ainsi été renommées, et la commune de Yopougon est la prochaine sur la liste.
Déjà pris en compte par les applications de navigation GPS, ces changements sont un élément important de l’appropriation du récit national et de la célébration de figures et d’éléments culturels du pays. Ce n’est pas un hasard non plus si la base de Port-Bouët elle-même a été rebaptisée camp militaire général de corps d’armée Thomas-d’Aquin-Ouattara. Premier chef d’état-major de l’armée ivoirienne au lendemain de l’Indépendance, c’est le général Thomas d’Aquin Ouattara qui, dans les années 1970, a procédé à l’ivoirisation des postes de commandement qui étaient jusqu’alors occupés par des officiers français.
Bras de fer dans l’aérien, mais liens économiques cruciaux
Plusieurs motifs de tensions perdurent cependant entre les deux capitales. Ces derniers mois, un bras de fer s’est notamment joué autour du lancement de la ligne Abidjan-Paris par Air Côte d’Ivoire. Les discussions entre la Direction générale de l’aviation française (DGAC) et l’Agence nationale de l’aviation civile ivoirienne (Anac) portant sur l’attribution des droits de trafic aérien peinent à avancer. En toile de fond de ces négociations? Abidjan souhaite rééquilibrer la relation aérienne avec Paris, qu’elle juge peu favorable à Air Côte d’Ivoire.
Soutenue par les autorités ivoiriennes qui jugent que la baisse de fréquence des liaisons assurées par les compagnies françaises justifie un rééquilibrage, l’Anac veut un compromis égalitaire: 14 vols hebdomadaires pour les compagnies françaises et 14 pour Air Côte d’Ivoire. Les Français, eux, opposent le droit aérien et l’accord de 2016 qui permet à la France de continuer à opérer selon les conditions prédéfinies.
Le général Abdoulaye Coulibaly, président du Conseil d’administration d’Air Côte d’Ivoire, et Amadou Koné, ministre ivoirien des Transports, font bloc derrière Laurent Loukou, le directeur général de la compagnie nationale ivoirienne, dans cette stratégie soutenue au plus sommet de l’état. « La Côte d’Ivoire assume son partenariat avec la France, tout en se battant pour les intérêts du pays », glisse un ministre à Jeune Afrique.
Et les intérêts sont nombreux, tant les relations économiques sont importantes. Plus de 1 000 entreprises françaises sont actives en Côte d’Ivoire, dont plus de 700 relèvent du droit ivoirien. Le stock d’investissements directs à l’étranger (IDE) français en Côte d’Ivoire était de 2,5 milliards d’euros en 2023, selon les chiffres de la Banque de France, faisant de l’hexagone le premier investisseur dans le pays.
Les exportations françaises vers la Côte d’Ivoire ont, elles, reculé de 67 millions d’euros en 2024 (-5 %), pour s’établir à 1,3 milliard d’euros, tandis que, dans le même temps, les importations françaises ont fortement augmenté en 2024, atteignant 1,36 milliard d’euros. Un bond de + 37 % principalement dû à la hausse du cours du cacao.
Avec un portefeuille actif de près de 3,4 milliards d’euros correspondant à plus de 70 projets, la Côte d’Ivoire est aussi l’un des premiers pays d’intervention de l’Agence française de développement (AFD) dans le monde. Trois Contrats de développement et de désendettement (C2D) ont été signés avec le gouvernement ivoirien, dont le dernier en date porte sur la période 2021-2025. Si officiellement, près de 20 000 français vivent en Côte d’Ivoire, le nombre de visas accordés par le consulat de France est, lui, passé de 20 737 en 2021 à 47 802 en 2024, signe d’échanges réguliers et de liens étroits.
Quand Paris promet un « partenariat plus sain »
Boutée hors de plusieurs pays ouest-africains, la France a dû se réinventer en Côte d’Ivoire. Sur le plan politique, cela se matérialise par le rétablissement de relations avec les partis politiques de l’opposition. Le 10 novembre 2024, pour la première fois depuis sa chute, Laurent Gbagbo a reçu, pendant près de deux heures, l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, Jean-Christophe Belliard. Cette rencontre a marqué une étape importante, en permettant de renouer officiellement le dialogue. Le diplomate français a également rencontré le président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Tidjane Thiam.
« Nous entretenons une bonne relation avec l’ensemble des partis politiques et échangeons avec tout le monde, notamment avec le Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI, de Laurent Gbagbo). Nous sommes sortis des anciens réseaux, assure une source diplomatique française. C’est la nouvelle réalité de la relation entre la France et ses partenaires africains: nous travaillons à un partenariat renouvelé, équilibré et sain. C’est un pari sur l’avenir. »
Une déclaration d’intention mise à mal par un incident récent. En juin dernier, une polémique a ainsi éclaté après la diffusion d’images de l’ambassadeur de France arborant, lors d’une cérémonie d’hommage à la première dame, une chemise à l’effigie de Dominique Ouattara, épouse du président. Le PPA-CI avait dénoncé l’attitude du diplomate, jugeant que « la France a choisi son candidat pour la présidentielle 2025 ».
Ouattara, Macron, et les spéculations
Et si Ouattara est un francophile, sa relation avec Emmanuel Macron n’a pas pour autant dénuée de points de divergence. Comme le révélait Jeune Afrique en septembre 2020, le président français a ainsi tenté de dissuader son homologue ivoirien de briguer un troisième mandat, l’incitant à laisser la place à une nouvelle génération. Confiant son inquiétude quant à l’évolution du climat politique, le président français a suggéré à Alassane Ouattara de procéder à un report du scrutin afin de lui permettre, ainsi qu’à Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié, de se retirer.
Une initiative qu’Alassane Ouattara, endeuillé par le décès de son dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly, n’a guère appréciée. Selon nos informations, lors de la dernière présidentielle, et ce jusqu’à quelques mois du scrutin, le président français aurait plaidé auprès de son homologue pour qu’il laisse les leaders de l’opposition participer au scrutin, avant de se raviser.
Se contenter d’une lecture de la relation entre les deux pays sous ce prisme, qui verrait l’ex-colonisateur et son ancienne colonie figés dans leur rôle serait réducteur. La relation entre les deux pays a profondément évolué, pour s’équilibrer. Et, alors qu’Emmanuel Macron fait face à une crise politique en France, Alassane Ouattara, tout juste réélu pour cinq ans, est l’un des derniers grands alliés de la France dans la région. Un soutien stratégique, que Paris ne peut se permettre d’égratigner ou de perdre.
Source: JeuneAfrique
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