Mathieu Olivier
Africa-Press – Côte d’Ivoire. Alors qu’Evgueni Prigojine est entré en rébellion contre l’appareil militaire russe ce 23 juin, Jeune Afrique republie ce portrait consacré au patron de Wagner et à l’importance de l’Afrique dans son ascension.
[Cet article a initialement été publié le 4 avril 2022]
À chacun, on a fait jurer le secret. La réunion qui se déroule à Khartoum n’aura jamais eu lieu. Depuis des mois, pourtant, des tractations secrètes ont permis de la préparer. Des émissaires se sont envolés en hélicoptère vers des coins reculés de la Centrafrique pour en dessiner les contours. D’autres rendez-vous ont été organisés au Soudan. Chaque pas a coûté du temps et de l’argent. Et, en ce mois d’août 2018, la réunion finit par se tenir.
Le patron des renseignements soudanais, Jamal Aldin Omar, se charge de l’accueil. Il a mis à disposition une salle climatisée à l’abri des regards. Ali Darassa, Abdoulaye Hissène, Mahamat al-Khatim et Noureddine Adam, principaux chefs de groupes armés qui contestent le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, sont présents. Face à eux : un groupe d’hommes blancs.
Certains sont en uniforme. D’autres en costume, comme Evgueni Prigojine. L’oligarque, chef de la délégation qui fait face aux rebelles, se rend de temps à autre au Soudan. Le groupe Wagner, qu’il finance, y mène des activités depuis plusieurs années en lien avec le pouvoir. Son entreprise Concord y soutient également des sociétés dans l’extraction minière. Prigojine pose régulièrement ses avions sur le tarmac de Khartoum.
Cette fois, il est accompagné par une quinzaine de gardes menés par son bras droit, Dmitri Utkin, chef de Wagner. À leurs côtés, deux spécialistes de la Centrafrique : Dmitri Sytyi, traducteur francophone, et Valery Zakharov.
À la conquête de Bangui
La réunion dure deux heures. Prigojine parle beaucoup. Il évoque, au nom du gouvernement centrafricain, dit-il, un partenariat gagnant-gagnant et un partage des ressources préfecture par préfecture. « Une part pour Bangui, une part pour le groupe armé de la région, une part pour Wagner », explique un participant ayant rompu sa promesse de silence. Les hommes se séparent avec, pour les Centrafricains, des valises de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Six mois plus tard, le gouvernement centrafricain et les rebelles signent les accords dits de Khartoum. Evgueni Prigojine vient de conquérir Bangui.
EN 1981, IL EST CONDAMNÉ À DOUZE ANS DE PRISON POUR VOL EN BANDE ORGANISÉE ET PARTICIPATION À UN RÉSEAU DE PROSTITUTION
Qui est donc cet envoyé officieux de Moscou ? Né à Léningrad en 1961, ce fils d’un ingénieur des mines intègre d’abord un lycée consacré au sport et se prend d’amour pour la glisse. Evgueni veut devenir skieur professionnel, mais s’inscrit en parallèle à l’Académie de chimie et de pharmacie de sa ville natale. Il rencontre surtout ses premiers problèmes avec la justice : arrêté pour vol, il est jugé coupable en novembre 1979, mais écope d’une peine avec sursis. Le tribunal se montre clément. Prigojine n’en profite pas. Deux ans plus tard, le revoilà devant la justice.
Cette fois accusé de vol en bande organisée, d’escroquerie et de participation à un réseau de prostitution, il est condamné à douze ans de réclusion. Il effectue les trois quarts de sa peine et retrouve la liberté en 1990, alors que l’URSS est sur le point de disparaître. Dans la cité désormais appelée Saint-Pétersbourg, l’heure est aux affaires. Prigojine monte avec son beau-père un restaurant, un fast-food où le menu propose surtout des hot dogs, dans le marché d’Apraksin Dvor. Peu de temps après, le voilà directeur et actionnaire à 15 % de Contrast, la première chaîne d’épiceries de la ville, dont l’un de ses anciens camarades de classe se trouve être le fondateur.
L’homme qui servait Poutine… et Chirac
En 1995, il persuade un autre ami de Contrast, Kirill Ziminov, de s’associer avec lui pour lancer un restaurant de luxe, le Old Customs House. Deux ans plus tard, ils rachètent un bateau et l’aménagent sur le modèle des restaurants parisiens de la Seine, avant de l’installer sur la Neva. L’élite de la nouvelle Russie s’y presse. Prigojine devient le cuisinier des puissants, et notamment d’un certain Vladimir Poutine. Jusqu’en 1996, ce dernier a été l’éminence grise du maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak. Son bras droit jusque dans les milieux les plus interlopes.
POUTINE APPRÉCIE CET HOMME PARTI DE RIEN
S’il a ensuite pris la route de Moscou pour se placer dans le sillage de Boris Eltsine et lui succéder à la tête du pays, Poutine conserve bien le cœur de son pouvoir dans l’ancienne capitale des tsars. Devenu président, il y retourne volontiers, notamment pour y partager un repas sur les eaux de la Neva, dans le plus luxueux des établissements, celui d’Evgueni Prigojine, homme de confiance des réseaux pétersbourgeois. En 2001, ce dernier sert même en personne Vladimir Poutine et son homologue français, Jacques Chirac. Le président russe apprécie cet homme parti de rien. Il le laisse approcher son entourage, notamment Viktor Zolotov, futur chef de la Garde nationale. Pour Prigojine, les années fastes commencent.
Des années fastes aux sanctions
En 2008, il est choisi pour s’occuper de l’investiture de l’intérimaire de Poutine à la présidence, Dmitri Medvedev. En 2010, il obtient, avec sa société Concord – créée en 1996 –, un contrat de plusieurs centaines de millions d’euros pour fournir les repas des écoliers de Saint-Pétersbourg. La même année, il profite de la privatisation de la préparation des rations de l’armée pour emporter un marché qui lui rapporte plus de 600 millions d’euros. Les affaires de Prigojine s’étendent, notamment grâce à des prêts avantageux de la Banque de développement du pays (VEB). À partir de Concord – qu’il met au nom de sa mère en 2011 –, il crée une myriade de sociétés qui accumulent les contrats d’État et devient l’une des grandes fortunes de Russie.
Yacht à double-pont, manoir avec terrain de basket et hélicoptère privé figurent à sa panoplie. Mais sa fortune attire les regards. Car le fournisseur attitré du Kremlin, où Poutine a fait son retour en 2012, se lance dans un tout autre domaine que la restauration. Mi-2013, il contribue à la fondation de l’Internet Researsh Agency (IRA), un outil de propagande destiné notamment à influencer les réseaux sociaux. Financée par le réseau de Concord, celle-ci emploie plusieurs centaines de personnes chargées de produire des contenus pour décrédibiliser l’opposition, favoriser des mouvements d’opinion en Ukraine ou en Syrie, ou influer sur des élections (notamment au Zimbabwe et à Madagascar en 2017 et 2018).
En 2017, les États-Unis mettent à l’amende Prigojine et Concord pour leur rôle dans l’annexion de la Crimée trois ans plus tôt. En 2018, l’IRA est visée pour ingérence dans la présidentielle américaine de 2016. Il y a quelques semaines, un nouveau train de sanctions a été pris par l’Union européenne pour des campagnes de désinformation touchant l’Ukraine. Enfin, Prigojine traîne une réputation d’homme sans pitié. Il est soupçonné d’être l’instigateur de l’élimination d’activistes et de journalistes (dont trois tués dans des circonstances douteuses en Centrafrique en 2018) ayant voulu travailler sur sa personne. Un reporter russe dira de lui qu’il est, avec le Tchétchène Ramzan Kadyrov, l’un des hommes les plus dangereux de Russie.
Relais d’influence
Sanctionné de toute part, Prigojine est-il sur le point de s’effondrer ? La notoriété lui a coûté sa quiétude. En 2016, l’oligarque – dont des experts estiment qu’il figure parmi les cinq plus grandes fortunes de Russie – a attaqué le moteur de recherche Yandex en justice pour obtenir le retrait d’articles en ligne au nom du droit à l’oubli. En vain. Le tribunal de Saint-Pétersbourg a rejeté sa demande. Prigojine poursuit donc ses activités sous une surveillance très particulière. En Afrique, Wagner opère désormais quasi au grand jour en Libye, au Soudan, en Centrafrique et au Mali (sans compter une expérience ratée au Mozambique), en collaboration avec le ministère de la Défense russe de Sergueï Choïgou.
Surtout, Evgueni Prigojine agit toujours sur le continent comme « entrepreneur d’influence », via son groupe Patriot, lequel finance associations, médias et activistes locaux, comme le Malien Adama Ben Diarra ou le Béninois Kemi Seba. « En réalité, c’est sa principale activité et la plus utile au Kremlin, explique un expert. Poutine a beaucoup plus besoin de relais qui diffusent la pensée anti-occidentale que de mercenaires de Wagner. » Le 17 février, Emmanuel Macron annonçait le retrait de la force française Barkhane du Mali, tandis que les mercenaires de Wagner prenaient possession de ses anciens quartiers à Tombouctou. Une victoire symbolique de plus pour la machine Prigojine.
La Source: JeuneAfrique.com
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