Vera Songwe : « Les obligations souveraines africaines, c’est comme une Lamborghini sur une route cabossée »

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Vera Songwe : « Les obligations souveraines africaines, c’est comme une Lamborghini sur une route cabossée »
Vera Songwe : « Les obligations souveraines africaines, c’est comme une Lamborghini sur une route cabossée »

Thaïs Brouck

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Moins exposée depuis son départ de la Commission économique pour l’Afrique, Vera Songwe reste néanmoins engagée sur la mobilisation des ressources dont l’Afrique a besoin. Rencontre.

Depuis qu’elle a démissionné de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), Vera Songwe semble se faire discrète. Deux ans après avoir quitté ce poste prestigieux, elle n’a toujours pas expliqué son choix. Mais la Camerounaise n’a pas tourné le dos à la finance du développement pour autant. Celle qui a fait l’essentiel de sa carrière au sein des différentes entités de la Banque mondiale dirige désormais la Liquidity and Sustainability Facility (LSF) qu’elle a cofondée, grâce au soutien de la CEA et d’Afreximbank. « Nous essayons de faire baisser les prix d’accès au marché pour les pays africains et de développer cette infrastructure de marché dont on a tant besoin sur le continent », résume l’économiste.

Cette ambition fait écho au dernier rapport Mo Ibrahim auquel elle a contribué. Cette édition 2024 s’interroge: « Où est l’argent ? » En exclusivité pour Jeune Afrique, Vera Songwe livre quelques réponses.

La finance du développement a beaucoup évolué ces dernières années. Alors que l’aide au développement est en recul, de plus en plus de pays ont recours au marché. Mais dans le même temps, ils considèrent qu’ils ne sont pas traités sur un pied d’égalité, qu’ils sont victimes d’une prime de risque africaine. Partagez-vous ce constat ?

Vera Songwe: Il n’y a pas de développement sans financement. La question de l’accès aux ressources est centrale en Afrique. Le continent a besoin de 200 milliards de dollars par an pour remplir les Objectifs de développement durable (ODD) fixés par l’ONU en 2015. Les États africains ont accès à plus de ressources privées aujourd’hui que d’assistance au développement. Les revenus internes restent la source la plus importante pour le développement.

Mais dans le même temps, leurs besoins augmentent car ils sont victimes de chocs externes: Covid-19 ; inflation mondiale causée par la guerre en Ukraine ; crise climatique. Les marchés de capitaux sont devenus incontournables. Mais ces derniers sont régis par les agences de notation. Et nous avons le sentiment qu’elles n’arrivent pas à comprendre la spécificité de l’Afrique.

Mis à part en Afrique du Sud, elles n’ont pas d’implantation sur le continent et n’arrivent pas à apprécier la situation d’un pays dans sa complexité. Par ailleurs, les agences de notation utilisent des indicateurs composés qui incluent par exemple le Country Policy and Institutional Assessment de la Banque mondiale qui, lui-même, est un indicateur composé. Nous militons donc pour que ces agences utilisent une méthodologie qui soit plus lisible et compréhensible. Elles assument également une partie subjective. Nous aimerions que cette part de subjectivité soit réduite à la portion congrue.

Quelles sont vos recommandations concrètes ?

Il y a quatre points importants. Il faut renforcer la transparence grâce à des exigences réglementaires et de divulgation publique renforcées. Il faut améliorer la surveillance de ces agences via une plateforme indépendante permettant d’examiner et de contribuer aux décisions de notation. Nous devons aussi encourager l’innovation dans les méthodologies, les processus et les modèles commerciaux de notation de crédit. Enfin, il faut produire des critères clairs et autonomes afin d’améliorer de la notation suite au rehaussement de crédit.

Si la méthodologie des agences de notation était publique, chaque pays aurait connaissance des critères sur lesquels il doit s’améliorer. Nous recommandons également aux États d’être plus proactifs et d’instaurer un dialogue continu avec les agences de notation. Par exemple, le Bénin a créé un bureau de gestion de la dette.

Faut-il mettre en place une agence de notation africaine, comme le réclament de plus en plus de décideurs du continent ?

Il y a moins de 15 agences de notation au global. Les trois plus importantes sont Moody’s, Fitch Ratings et S&P. Il y a également une agence allemande, une japonaise et une anglaise. Mais, même ensemble, elles pèsent moins que l’une des trois majors. Donc malheureusement, je ne pense pas qu’une agence africaine changerait la donne.

Les Big Three restent incontournables. En revanche, en Afrique, nous devons soutenir les agences de notations privées locales qui existent déjà afin qu’elles progressent. En travaillant en amont avec ces agences privées, nos gouvernements et le secteur privé peuvent se former et se préparer pour correspondre aux critères exigés par les Big Three.

Les agences de notation ne sont cependant pas les seules responsables de cette prime de risque africaine. Car à notation équivalente, les pays africains sont moins bien traités par les investisseurs que les pays d’Amérique du Sud par exemple.

C’est également un sujet sur lequel nous travaillons. La Société financière internationale (IFC) a publié une base de données, la gems database, qui recense tous les projets qu’elle a financé depuis sa création. L’objectif est de comparer les taux de faillite de ces projets entre les pays et les régions du monde. Il est vrai de dire qu’il y avait un taux de faillite plus important en Afrique dans les années 1970-1980. Mais il est en baisse continue et, aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne affiche l’un des meilleurs taux de recouvrement au niveau mondial.

L’autre enseignement de cette base de données, c’est que l’Afrique n’a presque jamais fait défaut sur les projets d’infrastructures. Cela démontre que l’Afrique est plus sûre que les autres régions du monde pour le financement des projets d’infrastructures. Nous espérons que ces connaissances vont permettre de faire réduire cette prime de risque africaine.

L’Afrique pâtit également du manque de profondeur de son marché financier…

Le marché secondaire pour les émissions obligataires africaines n’est pas suffisamment développé. En conséquence, lorsque l’on achète une obligation d’un pays africain, on ne peut pas la revendre. Il y a donc une prime supplémentaire pour ce manque de liquidité. Cela renchérit encore un peu plus le coût du capital. En Asie, les pays vont sur le marché régulièrement et il existe un marché secondaire. Parallèlement, beaucoup de pays africains sont allés sur le marché, sans en avoir construit l’infrastructure. C’est comme si on conduisait une Lamborghini sur une route cabossée.

Les États africains ont pourtant considérablement amélioré leur cadre macroéconomique depuis une dizaine d’années. Mais les différents chocs mondiaux ont provoqué une crise de la dette. Celle-ci aurait pu être évitée – au moins partiellement – si cette infrastructure de marché avait été bâtie en amont. Il est essentiel de différencier les problèmes de liquidités et les problèmes de solvabilité.

Vous militez également pour une réforme des critères de Bâle III. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ?

Après la crise des subprimes de 2008, il était nécessaire de réguler les banques et d’établir des règles, d’imposer des provisions pour les groupes bancaires. Mais pour l’Afrique, Bâle III a également eu des effets pervers. Les crédits à court terme ont été pénalisés alors qu’ils sont très utilisés en Afrique. Par ailleurs, Bâle III considère les garanties comme des produits dérivés. C’est un chiffon rouge depuis la crise de 2008. Mais dans le monde de la finance du développement, les garanties viennent de la Banque mondiale, de l’IFC, de la Banque africaine de développement (BAD), etc. Ce sont des garanties sûres, elles ne devraient pas être traitées comme des garanties bancaires classiques. C’est pourtant le cas.

Dans le modèle standard Bâle III et Solvabilité II, un projet d’infrastructure nécessite 25 % de charges de capital s’il est déployé dans un pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), tandis qu’un projet similaire nécessiterait 49 % s’il était déployé dans un pays non membre de l’OCDE. Un travail est en cours à ce sujet mais, pour l’Afrique, c’est urgent.

Les appels pour une réforme d’ampleur de l’architecture financière internationale se font de plus en plus pressant. Le mode de fonctionnement de la Banque mondiale et du FMI est considéré comme injuste par les pays en développement. Pourquoi ces réformes prennent-elles autant de temps ?

Comme le dit Mia Mottley, la Première ministre de la Barbade, ces institutions sont plus anciennes que de nombreux pays. Elles ont une longue histoire, des traditions et des processus ancrés. Lorsqu’une réforme s’engage, il y a toujours des perdants. Un nouvel équilibre n’est pas facile à trouver. Au fond, la réforme du système financier international s’articule autour de trois grands paramètres: la réforme sur la participation et les quotas ; l’augmentation du financement des institutions ; la gestion des problèmes communs comme le changement climatique ou les pandémies.

Le monde a besoin d’institutions mieux capitalisées, avec des équipes capables de répondre à ses nouveaux défis tout en développant les capacités à travailler avec le secteur privé. Ces réformes sont lancées dans une période difficile. Les pays du G20 ont leurs propres difficultés, les fournisseurs historiques des capitaux pour le développement sont eux-mêmes sous pression, avec des dettes publiques élevées, des pressions migratoires, des tensions géopolitiques. Cette conjonction de facteurs fait que la période n’est pas propice à des grandes réformes. Mais d’autres diront peut-être que c’est justement en ces temps de crises multiples qu’il faut reformer les institutions pour qu’elles puissent vraiment remplir leur rôle.

Parmi ces réformes, l’Afrique milite pour une réallocation des Droits de tirage spéciaux (DTS) au sein des banques régionales de développement, comme la BAD. En juin, le conseil d’administration du FMI a finalement approuvé la mesure. Était-ce simplement un effet d’annonce ?

Non. C’est un pas très important. Cela n’avait jamais été fait. Le travail qu’ont fait la BAD et la Banque interaméricaine de développement permet dorénavant une réallocation automatique des DTS à toutes les banques régionales de développement. Grâce à l’effet de levier, ces ressources, c’est-à-dire ce capital hybride, vont permettre de multiplier les capacités d’investissement par quatre. Par exemple, si ces banques bénéficient d’une réallocation de 20 milliards de dollars, elles pourront réaliser 80 milliards de dollars d’investissements. Maintenant, après l’approbation du FMI, il faut que les pays développés contribuent à cette réallocation. C’est la prochaine étape.

Qu’est-ce que cela pourrait changer en Afrique ?

Avec la crise climatique, l’Afrique milite aussi pour une nouvelle allocation des DTS-climat pour faire face à une crise qui pourrait être plus importante que celle du Covid. La crise climatique devrait être considérée comme suffisamment substantielle pour que des DTS soient créés. Les pays émergents et à faibles revenus ont besoin de milliards de dollars chaque année pour faire face à ces défis. Nous ne devrions pas avoir à discuter quatre ans pour savoir comment les répartir. Nous en avons besoin maintenant.

La pauvreté a frappé des millions de personnes de plus depuis que nous avons commencé à en discuter. Nous parlons de vies humaines. Aujourd’hui, tout le monde est confronté aux répercussions du changement climatique. Les pays doivent choisir entre le développement et leurs obligations fiscales. Les enjeux sont énormes. Ce sont des enfants qui ne peuvent plus aller à l’école depuis le Covid-19, ce sont des personnes qui ont perdu leur emploi, ce sont des petites entreprises qui ne sont pas soutenues. Finalement, c’est pour ça que nous nous battons.

Source: JeuneAfrique

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